mercredi 7 août 2013

Vie et mort des compétences combattantes

Les troupes françaises engagées au Mali depuis janvier 2013 ont été excellentes, faisant preuve à la fois d’une grande résistance physique et d’une excellente capacité à combiner le yin et le yang du combat : le combat rapproché pour regrouper l’ennemi et la coordination des feux pour le détruire, avant d’occuper le terrain. Ce résultat est d’autant plus remarquable que l’ennemi était dur et que les unités ont été déployées au Mali sur très court préavis et donc sans la longue préparation spécifique qui semblait la norme depuis l’engagement en Afghanistan. Bien sûr, la totalité des régiments et une grande majorité des hommes qui les composaient étaient aussi des vétérans des provinces afghanes Kapisa et de Surobi, où déjà, selon un sondage réalisé en 2010, 92 % des soldats estimaient que leur unité et eux-mêmes étaient bien préparés au combat. Certains pilotes d’hélicoptères ou d’avions de chasse et de transport ont même enchainés les expériences afghane, libyenne et malienne. Les forces françaises peuvent donc s’appuyer sur un capital de compétences au combat tout à fait remarquable.

Ce capital, qui compense les lacunes matérielles croissantes, est incontestablement supérieur à ce que j’ai pu connaître au début des années 1990 lorsqu’a débuté un nouveau cycle d’opérations extérieures. Il y a eu incontestablement une progression, par forcément linéaire puisqu’il a fallu en passer aussi par les errements des missions d’interposition, jusqu’à cette excellence reconnue. Il n’est pas dit cependant que celle-ci dure longtemps car les compétences tactiques sont très éphémères. Lorsque j’évoquais le début des années 1990, celles-ci correspondaient pour les troupes professionnelles de l’époque à un point bas après la période des opérations très dures des années 1970 en Afrique. Les troupes françaises, engagées principalement au Tchad, y avaient été également excellentes, bénéficiant encre de l'expérience de la guerre d'Algérie. Puis elles ont légèrement décliné avec la raréfaction des engagements ou les missions aberrantes comme l’engagement à Beyrouth en 1982-83, qui reste avec ses 92 morts pour rien en dix-huit mois, la plus grande défaite de la France depuis la guerre d’Algérie.

Les compétences tactiques sont essentiellement tacites, ce sont des gestes et des méthodes, inscrites dans les mains et les esprits des soldats bien plus que dans les règlements. D’ailleurs quand on entreprend de mettre par écrits tous ces savoirs d’action, on s’aperçoit de leur volume énorme. Lorsqu’en 1923, le capitaine Callies veut écrire toutes les compétences, méthodes, moyens nécessaires pour réussir un coup de main dans les tranchées ennemies pour y faire des prisonniers, soit un mode d’action qui dure en moyenne huit minutes, il écrit 154 pages. Une troupe est une somme de porteurs d’habitudes et s’entraîner ou se former consiste à maintenir et si possible augmenter cette somme chacun d’eux, éventuellement à la transformer, en remplaçant certaines habitudes dépassées par des nouvelles. Les habitudes qui ne sont pas entretenus s’étiolent. Il est peu probable, par exemple, qu’une compagnie d’infanterie française soit encore capable de franchir un cours d’eau en amphibie avec ses seuls véhicules car ce savoir-faire complexe n’est plus travaillé.

La source principale de pertes de mémoire provient surtout de la mobilité des personnels. Plus des deux-tiers des militaires français sont des contractuels et la durée moyenne de service est de 23 ans. Dans les unités de combat de l’armée de terre, composées en grande majorité de militaires du rang qui quittent les rangs en moyenne vers six ou sept ans de service, cette durée moyenne est inférieure, aux alentours de quinze ans. Une génération de soldats dure donc en moyenne quinze ans, ce qui correspond à une moyenne de cinq ou six ans d’engagement hors de métropole. En 1998, ma compagnie d’infanterie de marine (140 hommes environ) totalisait ainsi plus de 700 opérations extérieures et plus de 210 années de séjour hors de métropole. Cette armée nomade dispose déjà en cela d’une capacité d’adaptation à n’importe quel milieu mais sa capacité à combattre dépend maintenant de la part d’opérations « dures » dans ce total et de son temps d’entrainement cumulé. Passé ce délai de quinze ans sans expérience réelle du combat, les compétences pour le mener ont largement disparu, ce qui correspond par exemple au creux de 1990 évoqué.

D’autres armées, de conscription par exemple, ont beaucoup moins de mémoire. L’armée israélienne dont la très grande majorité des troupes d’active, cadres compris, a moins de quatre ans de service et donc aussi de grandes difficultés à maintenir ses compétences. Elle compense cela par l’appel aux réservistes qui ont un peu plus de mémoire mais surtout par un surcroît d’entrainement et d’exercices, domaine qui fait toujours l’objet des premières restrictions budgétaires. C’est ainsi que Tsahal s’est trouvé dépourvu des compétences complexes nécessaires pour mener un combat de haute-intensité contre le Hezbollah en 2006.

Ces générations de combattants ne partent évidemment pas d’un bloc. Une troupe est un organisme vivant qui perd et gagne de nouveaux membres en permanence. En trois ans de chef de section au 21e Régiment d’infanterie de marine, j’ai eu 63 hommes sous mon commandement pour un effectif théorique de 39. Cet effectif théorique était par ailleurs réduit à une moyenne de 30 hommes disponibles, les autres étant absents pour des causes diverses (stages, permissions, etc. mais aussi les reconversions). Cette turbulence interne est encore accentuée par la nécessité de changer de structure pratiquement à chaque opération, comme si on demandait à une frégate de changer d’organisation de l'équipage en fonction des océans qu’elle traverse. 

Il n'y a pas que les soldats qui bougent. On peut s’interroger aussi sur la nécessité de maintenir un système de mutations des cadres, hérité de l’époque du service national. Il y a une différence entre un lieutenant quitte une formation à la fin du service de son troisième contingent d’appelés et celui qui quitte les hommes avec qui il a vécu plusieurs années y compris en opérations. Il est difficile dans ces conditions de capitaliser sur des habitudes communes et l’instruction de l’infanterie ressemble souvent à de l’éternel recommencement.

Les hommes ne sont pas les seules à oublier les réalités du combat, les institutions aussi.

(à suivre)

7 commentaires:

  1. Votre analyse est complète. Là où je ne suis pas d'accord c'est votre analyse sur les opérations au Tchad. En effet, je me permets de rappeler l'embuscade de Bedo, tomber dans une embuscade c'est confirmé la devise datant des Romains: ''Pour qu'une embuscade réussisse, il faut que la victime désignée ait un minimum d'incompétence "...
    Durant Manta,les autres morts sont dans la plupart des cas dus à des accidents; le complexe du "désert des Tartares" faisant son œuvre...
    Pour Beyrouth, effectivement la mission était des plus ambiguë...

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    1. Ce qui est intéressant avec l'embuscade de Bedo c'est qu'en réalité c'est le Frolinat qui est incompétent sur le coup puisqu'ils choisissent de monter leur embuscade dans un endroit en plein découvert derrière un talus. Ils n'ont aucune possibilité de s'enfuir et ils se font fixer et entièrement écraser par les Français. Pour en avoir discuté avec des gars de la CPIMa, ils ont été surpris parce que justement ce n'était pas du tout un bon endroit pour une embuscade.
      Manta, Epervier, il n'y a pas eu de combat.

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  2. La photo illustrant l’article met en scène les nouveaux matériels des armées VBCI, Tigre, FELIN. De nouveaux outils, qui outre leurs fonctions de base sont ‘réseau-centrés’ et censés améliorer la connaissance situationnelle de l’ensemble de la chaîne de commandement. Mais il semblerait que lors de la guerre israélo-Hezbolla de juillet 2006, cette nouvelle possibilité soit à l’origine de nouveaux problèmes tels que des chefs de section perturbés dans leur direction du combat (baptisés ironiquement ‘plasma-leaders’ par leurs hommes), ou des officiers d’état-major trop intrusifs dans l’action des échelons inférieurs.
    Je me demande comment l’Armée de terre, soucieuse de maintenir ses qualités de rusticité et d’adaptabilité, intègre ces nouvelles possibilités pouvant façonner à son avantage les réalités du combat mais également (paradoxalement ?), apporter de nouvelles sources de friction.
    À moins bien sûr, que les pénuries budgétaires n’apportent d’elle-même la solution en confinant le programme Scorpion aux entraînements du Cenzub… ?

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  3. Merci mon Colonel.
    Les troupes ont été envoyées au Mali "sans la longue préparation spécifique" mais les nouvelles règles d'engagement ont imposé un sérieux élagage des personnels envoyés (en gros tous les "jeunes") qui a abouti à ce que même le 2ème REP ne puisse fournir qu'un demi GTIA para (l'autre moitié étant issu du 1er RCP). Que je sache, en 1978 le président VGE n'était pas limité par cette règle et tout le 2ème REP (du moins toutes les compagnies de combat) a bien sauté, au complet et colonel Erulin en tête, sur Kolwezi ?

    Pourriez vous nous donner votre avis sur cette règle qui accroit encore plus l'écart entre effectifs théoriques et disponibles ?

    Sera-t-elle tenable dans quelques années, avec la réduction programmée des effectifs de l'armée de terre ?

    Et si elle est abrogée, quel impact potentiel sur la létalité de nos troupes au combat ?

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    1. Bonne remarque. Je crois que des marsouins du 3e RIMa avait été engagés aussi au Tchad en 1972 avec deux mois de service. Je trouve cette règle, en réalité assez ancienne et tacite, assez discutable. Cela devrait être laissé à l'appréciation des chefs. Maintenant, lorsque l'ennemi est composé de quelques de quelques centaines d'hommes, voire un peu plus d'un milier, on peut se permettre d'être sélectif. Le problème se posera à coup sûr s'il faut engager un volume beaucoup plus important, sans même parler du contrat opérationnel.

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  4. Dans quelle mesure disposez vous de traité de savoir-faire permettant d'éviter la perte de la transmission directe quand le compagnonnage ne permets plus le tuilage des compétences ?
    D'autres professions, où le savoir faire est important , comme la médecine par exemple, disposent de tels ouvrage.
    Le code du Bushido a d'ailleurs été écrit au Japon, à un moment où les Guerres intérieures étant finies, il devenait important de coucher par écrit un savoir-vivre.

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  5. Une question intéressante pour nous autres non-militaires serait effectivement de connaître par exemple ce qu'on fait lire dans les écoles militaires aux apprentis guerriers. Sun Tzu, Clausewitz, les classiques, certes; ou encore Guy Debord (pour la guérilla urbaine) et même David Di Nota (pour la crise yougoslave). Mais encore ? Cela mériterait bien un papier de votre part, cher colonel Goya, et serait fort significatif. Quand on s'en tient aux déclarations politiques dans les médias, aux décisions prises (y compris pour la loi de programmation militaire et même quand un Livre blanc est publié - toutes choses en langue de bois) on n'en est évidemment pas plus avancé. Quand cessera-t-on de berner la population, de lui cacher outrancièrement la vérité, c'est-à-dire sans doute le vide intrinsèque de l'actuelle doctrine militaire, comme s'en plaignait, sans doute à juste titre, Thierry de Montbrial dans son "Dictionnaire de stratégie" (éd. PUF) ?

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