Les bases légales de
l’action militaire
Si
les relations de la division parachutiste sont excellentes avec la gendarmerie,
il n’en est pas forcément de même avec les différents services de police. Une
réunion quotidienne regroupant tous les acteurs de la sécurité (officiers de
renseignement, sûreté urbaine, RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie)
permet toutefois de coordonner les actions. Les parachutistes donnent la liste
des gens arrêtés et chaque représentant vérifie dans ses fichiers. Il est
décidé ensuite quelle est la police qui va travailler en liaison avec l’armée
sur tel ou tel cas. Mais comme le souligne le général Massu, « l’obligation faite à l’armée de s’asseoir à
la table de la police et de s’occuper de choses qui ne la regardaient pas
jusqu’alors a provoqué quelques bris de vaisselle ». Paul Teitgen, secrétaire
général de la préfecture d’Alger, chargé de la police, est ouvertement hostile
à l’armée ainsi que la Sûreté urbaine, qui dépend de la municipalité et est
donc sensible aux pressions politiques. La plupart des policiers coopèrent
cependant et adoptent même souvent la tenue léopard pour les interrogatoires.
Une
note d’état-major de 1957 définit les bases légales de l’action de l’armée.
Trois cas sont prévus : poursuite des fuyards et des gens surpris en flagrant
délit (selon des critères précis), contrôle systématique d’un groupe et opération
sur renseignement. Dans le premier cas, la troupe peut pénétrer partout, dans
les deux cas suivants, il faut obligatoirement la présence d’un officier de
police judiciaire (OPJ) porteur d’un mandat de perquisition pour pouvoir
pénétrer dans une habitation privée. Chaque régiment à Alger a donc un certain
nombre d’OPJ qui vivent en permanence au sein du corps. Le général Massu,
nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour
et de nuit.
D’après
cette note, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou
à la gendarmerie dans les 24 heures mais en cas d’opération importante et
longue, les préfets peuvent déléguer à l’autorité militaire le droit
d’assignation à résidence surveillée sans dépasser un délai clairement fixé (en
principe pas plus d’un mois). Trois centres de triage sont créés (en général
pour 10 jours) puis un centre de transit pour la ville. Dans ces centres de
triage et de transit, des éléments d’interrogatoire communs à l’armée et à la police
sont mis en place.
Cette
assignation à résidence est une prérogative précieuse qui permet d’arrêter de
simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra
éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police
Judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également
juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de
traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le
tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les
tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL («
hors-la-loi ») sont présentés devant lui.
Guerre de surface et
guerre souterraine
Fort
de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de
manière pragmatique plusieurs structures. La première action consiste à
organiser un système dit « de surface ». Plus de 200 points sensibles sont
gardés, parfois avec l’aide des Unités territoriales. La ville est surtout
parcourue quotidiennement de 180 patrouilles à pied de jour et 30 patrouilles
motorisées de nuit. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers
qu’ils finissent par connaître parfaitement. Un nouveau plan de circulation
routière est mis en place permettant un meilleur contrôle du trafic. Ce
contrôle constant de la part de soldats ayant « de la gueule » en impose et
rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN. Ces patrouilles
et embuscades permettent d’appréhender quelques suspects et, peu à peu, cette
action en surface cède la place aux actions sur renseignement. Celles-ci font
l’objet d’une « directive sur l’extirpation de l’organisation rebelle » édictée
par le 2e bureau de la 10e DP et très inspirée par le lieutenant-colonel
Trinquier, un des théoriciens de la guerre révolutionnaire.
L’objectif
est « la destruction de l’infrastructure politico-administrative » du FLN qui
sera obtenu, à court terme, par la mise en place de réseaux de renseignement et
d’influence et, à plus long terme, par la création d’une élite musulmane fidèle
à la cause de l’Algérie française. Les régiments, voire les compagnies, où tout
officier doit se considérer comme un officier de renseignement, sont les
premiers acteurs, très autonomes, de cette guerre souterraine. Une équipe
spéciale est mise en place au niveau du général Massu, sous la direction du
commandant Aussaresses, pour coordonner et exploiter l’action des régiments en
liaison avec les polices et la Justice. Les renseignements proviennent de
plusieurs sources. La première est la documentation, c’est-à-dire les fichiers,
registres administratifs ou documents du FLN qui présentent l’avantage d’être
écrits en français. La population est la deuxième source, mais les langues ne
commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre et que la
population est administrée. En attendant, on s’appuie surtout des
interrogatoires de suspects qui sont souvent synonymes de torture. Il est vrai
que l’aumônier de la 10e DP, le père Delarue, a donné sa caution :
Entre deux maux, faire souffrir
passagèrement un bandit, et, d’autre part, laisser massacrer des innocents, il
faut, sans hésiter, choisir le moindre : un interrogatoire sans sadisme mais
efficace.
Quadrillage
Cette
action souterraine trouve son efficacité multipliée par la mise en place d’un
système dit de « quadrillage de la population ». L’idée du lieutenant-colonel
Trinquier est de faire participer la population à sa propre sécurité,
volontairement ou non, en organisant un dispositif d’auto-surveillance baptisé
Dispositif de Protection Urbaine (DPU), très inspiré des méthodes communistes.
Celui-ci consiste en un maillage pyramidal d’arrondissements, îlots, buildings
ou maisons ayant chacun à leur tête un chef désigné chargé du contrôle des
habitants de sa zone de responsabilité. L’ensemble représente environ 7 500
membres et il fallu deux mois pour le mettre en place. L’encadrement de la
population européenne est réalisé rapidement et les consignes des chefs de
buildings (liste à jour des locataires, surveillance des mouvements,
signalement des suspects, diffusion des consignes) sont strictement appliquées.
Cela permet au commandement militaire (les autorités civiles furent toujours
réticentes avec le DPU) d’avoir un lien souple avec la population européenne,
de recueillir ses sentiments mais aussi de réfréner en partie ses mouvements de
foule.
L’organisation
des populations musulmanes est plus délicate. Elle est l’œuvre des gendarmes
mobiles, qui commencent par numéroter à la peinture tous les bâtiments des
bidonvilles de la périphérie et de la Casbah. Ils entreprennent ensuite d’en
recenser les habitants qui reçoivent tous un certificat comprenant, outre une
photo et les renseignements d’état-civil, le numéro du lieu d’habitation. Une fiche
comportant le nom de tous les membres d’une maison est également établie et un
exemplaire est remis à un chef de famille désigné. Celui-ci doit porter la
fiche sur lui en permanence en cas de contrôle et prévenir de toute
modification. Il devient alors difficile de rentrer ou sortir de la Casbah sans
être décelé et être contrôlé pendant un couvre-feu sans avoir le certificat sur
soi est un exercice dangereux.
Un
organisme est créé au centre de la Casbah sous les ordres du capitaine
Léger. Chaque soir, il réunit les chefs
d’îlots pour leur donner ses instructions, recevoir des renseignements et
écouter leurs doléances. Le capitaine Léger devient rapidement le chef
officieux de la Casbah. Le DPU est une source de renseignements inestimable
pour éradiquer le terrorisme et peut-être plus encore pour empêcher son retour.
Il est aussi un instrument de guerre psychologique.
Pour
remplacer l’OPA du FLN, quatre sections administratives urbaines (SAU) sont
créées sur les modèles des sections administratives spéciales (SAS) des
campagnes. Elles contribuent au réseau de renseignements mais aussi à « la
bataille des cœurs et des esprits » par leurs actions sociales et économiques.
Une nouvelle élite musulmane est mise en place progressivement sous l’impulsion
de l’armée qui ne fait pas confiance à la bourgeoisie locale. Elle se fonde sur
les anciens combattants ou les responsables du DPU qui reçoivent une formation
administrative, et parfois militaire, sommaire. Des centaines de jeunes
musulmans sont envoyés en formation à Issoire. Les femmes sont regroupées en «
cercles féminins » pour y recevoir un enseignement pratique sous l’impulsion
d’équipes médico-sociales féminines (comprenant obligatoirement des
musulmanes). L’armée organise l’information générale de la population (radio,
journaux, cinémas itinérants, photos, affiches, tracts, hauts-parleurs, réunions
publiques hebdomadaires).
( à suivre)
Mon Colonel,
RépondreSupprimerQuelques commentaires :
1 / la méthode de recensement des logements et des populations était d'abord inspirée par la méthode utilisée par Bonaparte en Rhénanie. Donc davantage par Bonaparte et son ministre Joseph Fouché que par les communistes.
2 / Vous passez sous silence le fait que l'action du commandant Aussaresses était aussi d'éliminer et faire disparaître ceux que le dispositif jugeait "trop coupables" ou "trop abimés pour être relâchés". Le nombre exact, on ne le sait pas : de +/- 200 personnes aux 3000-4000 "manquants" évoqués par le préfet TEITGEN ... Même Paul Aussaresses reste ambigu aujourd'hui sur le nombre.
3 / Massu a toujours eu un problème avec l'utilisation du mot "torture", contrairement à Trinquier. Il utilisait le terme usité au sein de l’Église catholique, à savoir la "question par force" qui était issu de l'Inquisition. Il avait d'ailleurs bien besoin d'une validation spirituelle ("entre deux maux ....")
4/ Il me semble que deux périodes se sont suivies, que vous télescopez dans votre article : le binôme Col. Trinquier / Cdt. Aussaresses (janvier - juin 1957), puis le binôme Colonel Godard / Capitaine P.A. Léger (juillet-...), beaucoup plus axé sur la manipulation, l'infiltration, et beaucoup moins sur la torture (et hostiles aux tortures systématiques). Bref davantage "Abwehr" que "Gestapo". C'est ce 2ème binôme qui a réussi à arrêter Yassef SAADI, éliminer Ali La Pointe, infiltrer la ZAA jusqu'à en prendre le contrôle de fait.
5/ Le dispositif Trinquier / Aussaresses a abouti à ce qu'un sous-officier ou du moins un officier subalterne ait droit de vie ou de mort sur n'importe qui, sans dispositif de contrôle a priori. A l'opposé de la mise en garde du Colonel Lacheroy à la même époque : "l'emploi tactique des troupes de pacification suppose qu'à tous moments on commande, c'est-à-dire qu'on ne se laisse jamais gagner à la main en particulier pour des questions d'autorité même par ses meilleurs subordonnés.
Les meilleurs souvent vous gagnent à la main dans certains problèmes de pacification parce qu'ils y vont trop fort ou parce qu'ils vont trop loin alors que ce n'est pas politique à ce moment donné ou sur ce point donné.
Les faiblesses de certaines de nos organisations en guerre révolutionnaire viennent de ce que nos réglementations sont mal adaptées à cette guerre, ce qui fait qu'on tolère certaines choses qu'on ne peut pas, qu'on n'ose pas mettre dans les règlements, et, les ayant tolérées, on ne sait plus où s'arrête la tolérance. Eh bien, c'est aux chefs à prendre la responsabilité de la tolérance, à accepter, mais à s'en tenir là et rien que là, et à ne jamais se laisser dépasser" (2 juillet 1957).
@ LL
RépondreSupprimerMerci pour avoir rappelé ces cinq points importants concernant la " bataille d'Alger ", et notamment les 2, 4 et 5. En ce qui concerne le 4, il y a bien eu changement-rupture de méthode à partir de Juillet 1957 et cela sous l'impulsion du colonel Godard. Ce dernier d'ailleurs s'était quasi mis en quasi "congé " pendant la première période, car opposé à l'emploi d'unités de la 10° DP dans Alger et surtout à la pratique massive de la torture.
Certes le colonel Trinquier fut le théoricien et concepteur des méthodes appliquées entre Janvier et Juin, et le commandant Aussarresses leur exécuteur. Mais ils avaient à minima l'accord tacite de la hiérarchie militaire ( et pas qu'au niveau du général Massu ), ainsi que de celle civile : gouvernement général d'Alger et principaux ministres à Paris. Un fait longtemps occulté le confirme : dès le début de la " bataille d'Alger " François Mitterrand alors ministre de la justice, il fait détaché auprès de Massu un procureur chargé de lui rendre compte de ce qui se passe.
Mon Colonel,
RépondreSupprimerVous citez à juste raison l'onction officielle du père Delarue à la "question par force", mais il convient de replacer cela dans le contexte d'un certain catholicisme fort droitier d'alors. Il est fort possible que cet aumônier militaire a diffusé et officialisé un raisonnement, que de plus habiles et discrets lui avaient instillé.
A Paris dans le monde des officiers supérieurs, entre autre à l'Ecole de guerre, le mouvement " La Cité catholique " ( animé par un ex proche de Charles Maurras en 1940 /44 ) exerçait une influence ou plus précisément un lobbying actif. Ses propagandistes avaient même inventé une justification théologique de la torture, ou plutôt repris un des fondamentaux feu la Sainte Inquisition. Elle pouvait se résumer ainsi : la souffrance endurée par le pêcheur lui permet d'expier ses fautes et d'accéder à sa rédemption, Dieu lui en sera gré et l'accueillera au ciel.