dimanche 4 août 2013

Pourquoi nous combattons


Le 10 octobre 1973, après quatre jours de combats furieux sur le Golan, la 188e brigade israélienne était réduite à 4 chars et 102 hommes encore valides, pour la plupart au quartier-général de l’unité qui en constituait la dernière cellule organisée. La brigade continuait à combattre malgré un anéantissement presque complet, preuve de la motivation extrême de ses membres bien formés et bien encadrés dans des unités à forte cohésion mais aussi pénétrés de l’idée que s’ils étaient vaincus avant l’arrivée des renforts leur pays serait envahi par l’ennemi. On avait atteint ainsi le dernier stade dans l’échelle des motivations.

Pour la patrie

Le sentiment patriotique est rarement exprimé comme facteur de motivation par les soldats. Pendant la Grande guerre, Emile Mairet écrit dans ses Carnets d’un combattant, « Prenez cent hommes du peuple, parlez-leur de la patrie : la moitié vous rira au nez, de stupeur et d’incompréhension. Vingt-cinq autres nous diront qu’il leur indiffère d’être Allemand ou Français. » Du Montcel va dans le même sens. Lors de son départ de son centre d’entraînement de la Valbonne l’instructeur de leur avait fait crier « Vive la France ! ». Au front, « une semblable manifestation paraîtrait déplacée et presque grotesque». Marc Bloch, sous-officier à l’époque, estime « que peu de soldats, sauf parmi les plus intelligents et ceux qui ont le cœur le plus noble, lorsqu’ils se conduisent bravement pensent à la patrie ; ils sont beaucoup plus souvent guidés par le point d’honneur individuel qui est très fort chez eux à condition qu’il soit entretenu par le milieu » Pourtant, même au plus fort des mutineries en mai-juin 1917, l’idée de ne pas défendre la patrie en cas d’attaque n’effleure quasiment personne.

Un sondage effectué pendant la guerre parmi les vétérans d’une division d’infanterie américaine qui avait combattu en Afrique du Nord et en Sicile révéla que seulement 5% d’entre eux se sentaient motivés par des idéaux élevés tels que le patriotisme ou la foi religieuse, les autres se partageaient entre le désir de finir le boulot, la solidarité avec les camarades et l’amour-propre.
Bien souvent, ce sentiment patriotique ressort bien après les évènements. L’historien britannique Richard Holmes fit remplir un questionnaire à d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale sur leurs facteurs de motivations au combat. La patrie resurgit alors comme une évidence, une fois les autres facteurs moins prégnants. Pour un ancien officier de chars :

Certainement pour mon pays- un profond sentiment patriotique, voire chauvin, m’a toujours animé. J’étais immensément fier d’appartenir au Royal Tank Regiment, et mon unité était bonne. Les gamins qui m’entouraient- et avec qui je suis toujours en contacts réguliers- étaient de première classe…Le combat pour la survie n’était pas l’aspect le plus conscient, plutôt un environnement permanent et tacite.

Un officier d’infanterie Ecossais ajoute : « La justesse de la cause ne faisait aucun doute. Il y avait, de plus, de très forts liens entre les sections, compagnies et bataillons du régiment fondés sur la camaraderie et les traditions. » Pour un autre encore : « j’avais toujours le sentiment de me battre pour ma Patrie, et pour ne pas déshonorer mon régiment et mes camarades.»

On retrouve là tous les cercles de confiance et un ingrédient supplémentaire plus ou moins tacite qui les transcende tous : le sentiment du bien-fondé de la cause.  Celui-ci est assez évident lorsque la patrie est directement menacée, ce qui explique les raidissements spectaculaires de résistance des Français sur la Marne en septembre 1914, des Allemand à l’approche du Rhin en 1944 ou des Japonais en 1945. Pour autant ce sentiment peut aussi s’épuiser s’il n’est pas nourri par la volonté politique et la démonstration du soutien de la nation.

Les causes floues

Ce sentiment patriotique est une motivation moins évidente lorsque le sol national n’est pas en danger, ce qui est notamment le lot des engagements français depuis la fin de la guerre d’Algérie. La distinction entre ces deux types de mission est même inscrite sociologiquement puisque les missions lointaines, les « opérations extérieures » qui n’engagent pas les intérêts vitaux de la supérieur, sont réservés aux volontaires. Il faut un temps où ces volontaires pouvaient être des civils prenant les armes pour défendre une cause jugée noble. Plus de 5 000 Français sont ainsi morts dans les deux camps de la guerre d’Espagne. Depuis, les indignations, généralement devant des massacres de populations civiles comme en Bosnie, au Darfour  ou plus récemment en Libye ou en Syrie, ne sont pas suivies de la formation de nouvelles brigades internationales.

Ce qui y ressemblait le plus en France étaient finalement les « volontaires service long », ces appelés qui acceptaient de prolonger leur temps de service de quelques mois pour participer à une mission. Ces hommes, le plus souvent réunis dans des « unités de marche », s’engageait pour des raisons diverses mais « la valeur de la cause » y importait toujours plus ou moins. C’était là sans doute la principale distinction avec les troupes entièrement professionnelles et dédiées à l’intervention extérieure depuis des siècles. Partir en mission n’avait pas tout à fait le même sens pour ces deux catégories, les professionnels privilégiant le terme « partir » et les volontaires celui de « mission ». Combien de ces VSL ont-ils alors découvert que la réalité du terrain relevait plus du surréalisme voire des distorsions expressionnistes que du cubisme des médias ? Combien ont-ils tués « par personne » comme au Liban ou par ceux-là même qu’ils étaient censés défendre ? Combien ces dissonances cognitives ont-elles brisées d’âmes ?

Ce trouble possible est censé épargner le soldat professionnel, volontaire permanent pour servir en tout lieu et pour n’importe quelle action (légale évidemment). Ce soldat nomade sautant d’opération en opération autre d’un coin du monde à l’autre est ainsi soutenu par une sorte d’éthique froide, de pompiers des crises et des guerres, développant juste ce qu’il faut d’empathie pour comprendre les situations locales et de détachement pour pouvoir s’en dégager au bout de quelques mois sans que généralement le problème pour lequel il a été engagé soit résolu. Cette éthique du détachement, très utiles dans les institutions de la Ve république qui autorisent le chef des armées à engager la force de manière à la fois discrète et discrétionnaire, a aussi ses limites.

Lorsque j’ai été engagé au nord du Rwanda en 1992, il n’y avait probablement pas la moitié de la section qui avant le déclenchement de la mission savait même que ce pays existait, et même sur place le pourquoi de notre présence aux côtés de l’armée rwandaise contre les combattants du Front patriotique rwandais n’était pas évident et d’ailleurs jamais énoncé, hormis la protection éventuelle des ressortissants. Défendre les intérêts de la France est une bonne cause mais encore faut-il que ceux-ci soient clairs ce qui est loin d’être toujours le cas. Dans l’arbitrage que fait tout chef entre l’exécution de la mission et la préservation de ses hommes, la balance tend à pencher du second côté lorsqu’on ne sait absolument pas pourquoi il faut mourir. Le pire étant quand cette mort elle-même est considérée comme honteuse comme ces corps rapatriés en catimini après l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et qu’un officiel interrogé disait que les familles devaient se rassurer car il n’y avait pas d’appelés parmi eux.  A ce bout du spectre, il faut que les liens entre les hommes soient particulièrement forts.

Il y a un lien direct entre le courage politique, le courage des peuples et celui de leurs représentants en armes au cœur de l’action. Que cette concordance disparaisse et il n’y a plus rien à espérer. Au mieux, sans soutien de la nation et de ses gouvernants, la solidité des autres cercles de confiance permettra aux troupes de combattre jusqu’au bout, c’est-à-dire quand même le plus souvent jusqu’à l’échec comme en Indochine. Au pire, si ces cercles sont eux-mêmes faibles, la force se désagrégera comme l’armée russe pendant la Première Guerre mondiale ou l’armée américaine au Vietnam.  

11 commentaires:

  1. Mon colonel,

    Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous quand vous énoncez que les massacres récent ne mènent pas à la formation de brigades internationales.
    N'y avait-il pas en Bosnie des groupes de combattant aux origines diverses, se battant dans les deux camps ? De même, si la tendance n'est pas flagrante en Afrique, les crises depuis les années 2000 ont montré la tendance des combattants djihadistes à traverser frontières et continents pour se battre contre un envahisseur.
    Je ne pense pas que cete catégorie de "combattants" rentrent dans la cadre de votre études, mais je pense qu'on peut tracer des analogies avec nos motivation a se battre.

    Respectueusement,
    un humble subordonné

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  2. La professionnalisation de l'armée s'est imposée dans la majorité des pays. Une des raisons en est à mon sens la perte du sentiment patriotique, remplacé, au sein d'une mondialisation uniformisante, par l'intérêt tout matériel de faire carrière au sein de l'armée. Votre expérience au Rwanda, telle que vous la décrivez, est d'ailleurs fort significative de cette évolution. Les kamikaze japonais de la Seconde Guerre mondiale, shootés au bushido, nous paraissent désormais à côté de la plaque. On peut le regretter, mais c'est ainsi.

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    1. Pour les Japonais, le respect du code bushido n'est peut être pas encore à côté de la plaque. Je me souviens, lors de la catastrophe de Fukushima, de ces pompiers Japonais de Tokyo qui se portaient volontaires pour aller combattre l'incendie et ensuite la catastrophe nucléaire au niveau de la centrale. Ils connaissaient les risques, pourtant ils n'ont pas hésité.
      Mais nous parlons d'une société dont la culture est foncièrement différente de la culture occidentale.

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  3. «Pensez à tous ceux qui sont morts pour ce drapeau»

    Fou rire général de 5 secondes des 400 hommes du peloton d'élèves gradés au garde à vous en entendant ces paroles dans un fort de l'est de la France!La stupeur et l'incompréhension avait changé de camp durant ces 5 secondes ! Pour l'avoir vécu, ce n'était pas l'époque d' Emile Mairet mais ni stupeur et encore bien moins d'incompréhension de tous ces hommes. En effet tous savaient ce qu'était le sacrifice suprême l'ayant vécu dans leurs familles. Tous ces volontaires, ayant déjà effectué une préparation militaire, sursitaires, diplômés de l'enseignement supérieur, sportifs de bon niveau, souvent chargés de famille issus du rang savaient pourquoi ils étaient là. Inutile donc de leur rappeler par l'accent gaullien pris par l'officier supérieur commandant ce CIM ! J'en garde le bon souvenir de leur esprit de corps, leur point d'honneur, leur force tranquille, leur intelligence, leur initiative et leur instinct de survie ont prouvé qu'ils étaient à l'égal voir supérieur à leurs officiers qui les commandaient.

    Rassurez-vous Bosnie, Libye ,Syrie les brigades internationales sont bien présente , financées et armées par l'Arabie Saoudite et les pays du Golf pour virer le mécréant Assad qui défend la pluralité confessionnelle mais pour établir la charia...Hollande dans son aveuglement y participe aussi ! Le Cema l'a déjà arrêté dans son élan à vouloir envahir la Syrie!
    Les VSL devaient être considérer de la même manière que les pros, hélas ce ne fût pas le cas :700francs aux familles pour l'enterrement... Ce jour là aux invalides j'ai vu pleurer Mitterrand sur les cercueils du Drakkar, d'où sa réticence à envoyer par la suite des appelés du contingent.
    Ce jour là j'ai aussi cherché mon petit frère, jeune lieutenant, mais il venait de quitter Drakkar 15 minutes avant ! «Cet acte ne restera pas impuni» ! Bonne blague des bombes dans le sable !

    Ah les politiques et l'Afrique 50 ans d'indépendance et 80 coups d'Etat! Combien de fois ne leur a-t-on pas enlever les aiguilles des pieds!
    Si ce n'est pas vraiment le rôle de l'Armée que d'intervenir dans les guerres civiles africaines; elle y est contrainte par des accords de défense parfois sous le couvert médiatique de la sécurité de nos ressortissants; parfois une réalité. Entre l'un qui soutient Issène Habré et l'autre Gougouni Oueddei entre changement de majorité présidentielle a fait que les amis d'hier sont devenus nos ennemis aujourd'hui en moins de temps que de le dire ! L'Armée à bon dos elle obéit naturellement mais à quel prix ? Jamais nos politiques se sont posé la question. Quand il faut attendre 2heures en plein cagna qu'un des palais dorés parisiens daigne nous donner l'ordre d'ouverture du feu! Cela avait commencé avec Tacaud pour se poursuivre avec Manta, Epervier etc...

    Le divorce est maintenant consommé par la remise en cause de certaines prérogatives du Cema nées du décret de 2009 qui remplace la gouvernance du mindef. Le courage politique a donc disparu au profit de la suspicion, Nos généraux sont remplacés par cent commissaires politiques civils avec quelle suffisance ! Naturellement incompétents puisqu'ils n'ont pas fait leurs classes pour acquérir notre esprit de corps, notre point d'honneur, notre force tranquille, notre intelligence, notre initiative, notre instinct de survie... .Engendrant des pertes de compétences techniques incalculables dans tous les domaines dont certaines très critiques ce que la LPM vient nous le confirmer...

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  4. Chaque armée, qu’elle soit constituée d’engagés ou d’appelés est à l’image de la société qui l’a produite. Et justement, l’image de la réussite pour nos jeunes, n’est-elle pas celle du capitaine d’industrie gagnant 600 fois le salaire d’un ouvrier ou bien celle du sportif de haut niveau exilé fiscalement en Suisse ? Que signifient encore les valeurs d’honneur, d’engagement et de sacrifice prônées par l’institution militaire face aux innombrables affaires politico-financiaro-juridiques ? Que signifient même les notions de Liberté et d’Indépendance pour un peuple enchaîné au remboursement d’une dette perpétuelle ?
    Ne nous y trompons pas, le système financiaro-économique ainsi que la société de consommation à crédit qu’il produit, détruisent les fondements même de la nation. Et dans un monde où les intérêts privés commandent aux gouvernements, qui pourrait avoir l’idée saugrenue de se battre et peut-être de mourir, pour sauvegarder les intérêts de Monsieur Cahuzac ou des grands groupes du CAC 40 ?
    S’il est toujours vrai que le dernier rempart de la Citée est le cœur des hommes, alors nous avons un véritable problème. Un problème vital, car je crois me souvenir que la République est déjà morte une première fois le 17 juin 1940 à Bordeaux.

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    1. J'ai tendance à croire que c'est en 1918 que la République est morte en France. Une France victorieuse, mais à quel prix. "Mourir pour la patrie, c'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie" : beaucoup de poilus pensaient plutôt que c'était "vivre". Ceci ne remet surtout pas en cause l'héroïsme dont ils avaient fait preuve. J'ai encore le souvenir remontant à mon enfance de ces survivants témoignant du souvenir de leurs camarades du front et l'extraordinaire solidarité qui les soudaient entre eux. Prêts à se sacrifier pour défendre leurs copains : oui ; pour le drapeau bleu, blanc, rouge, je n'en suis pas si sûr car ce n'est pas cela qu'ils évoquaient. Pris dans la tourmente, ils témoignaient qu'en fait ils n'avaient guère d'autre choix que de se défendre des "Boches", de soutenir leurs "copains", mais aussi l'honneur de leur régiment :"On a fait ça". Tous considéraient que cela avait été trop chèrement payé et que c'était la "der des ders" : il y ait là une véritable unanimité. Il ne faut donc pas s'étonner de l'épuisement moral de la France d'entre les deux guerres et du développement du pacifisme et de l'anti- militarisme chez d'autres quand on a témoigné des erreurs du commandement et des batailles inutiles. Ce qui est arrivé en juin 40 n'est donc guère surprenant bien que non vraiment prévisible. Incurie politique, inadaptation et incompétence du haut commandement, état de choc des Français à qui on avait jamais dit la vérité sur l'état réel du pays ...tout ceci explique le 17 juin. Cependant là où les soldats se sont trouvé en situation de combattre vraiment, ils l'ont fait et l'esprit de corps de nouveau a joué. On dit qu'il y a eu la Résistance. Regardons la réalité en face : une infime minorité de 300.000 au grand maximum sur 40 millions de français. Il a fallu le génie de De Gaulle relayé par le "parti des 75 000 fusillés" pour faire croire que la France avait été résistante.

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  5. Si ce dernier commentaire était exact, l'armée ne serait pas si populaire. Hors elle l'est.

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    1. Populaire ? Je crains que l'armée ne soit pas plus populaire que, par exemple, l'Europe de Bruxelles. Nous sommes à une période où les élites dirigeantes sont critiquées, à tous les niveaux. Aux élections, l'accroissement du vote populiste en est un symptôme inquiétant. L'armée, à aucun moment, ne se distingue par rapport aux autres institutions (je rappelle que le chef des armées est le président de la République). Avec la récente LPM, on ne se dirige pas vers une quelconque amélioration, me semble-t-il.

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  6. Depuis l'Indochine il semblerait que les Légionnaires aient été envoyés plus "volontairement" au casse pipes car "plus consommables" puisqu'étrangers. Vrai, faux ?

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  7. Clausewitz dans "De la guerre" évoquait ce qu'il appelait "la trinité remarquable", celle-ci : volonté politique, action militaire et adhésion de l'opinion publique- conditionnant seule le succès.
    La seule action militaire est insuffisante.

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  8. A propos de 1918, anecdote (rapportée par John Keegan) qui se passe au moment de l'abdication du Kaiser : "Qu'en est-il, demande ce dernier, du Fahnenheide, du serment aux couleurs régimentaires qui engage tout soldat allemand à mourir plutôt qu'à désobéir ?" Groener lui apprend alors l'indicible : "Aujourd'hui, le Fahnenheide n'est plus qu'un mot !"
    Oui, effectivement, c'est là le moment où une page se tourne, définitivement - et à quel prix !

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