dimanche 18 août 2013

Des léopards dans la Casbah (1/3)

Projet avorté de livre

Pour compléter le billet d’Abou Djaffar sur La bataille d’Alger, le film (lire avec grand intérêt ici). La bataille d'Alger, le récit. Article paru dans Ligne de front n°33, octobre 2011.


Pourquoi le terrorisme urbain en Algérie ?

L’idée d’extension de la rébellion aux agglomérations urbaines et plus particulièrement à Alger pour s’en servir comme caisse de résonance médiatique trouve son origine au Congrès de la Soumman qui définit la stratégie et l’organisation sur le terrain du Front de libération nationale (FLN) en août 1956. Le contexte est alors favorable puisque la « question algérienne » doit être débattue à l’ONU au début de l’année suivante. Cette stratégie s’appuie sur une organisation établie l’année précédente mais qui ne devient effective qu’à l’été 1956 après l’élimination du Mouvement National Algérien, l’organisation rivale. Le chef de la Zone autonome d’Alger et de sa banlieue (ZAA) est Ben Khedda, étroitement contrôlé par Ben M’Hidi, membre du comité de coordination et d’exécution (CCE), le « gouvernement » du FLN.

La ZAA est divisée en trois secteurs (centre-ville, banlieues sud et ouest), eux-mêmes divisés en quartiers et îlots. Chaque secteur est encadré politiquement par une pyramide de cellules ternaires. A chaque échelon, un homme ne connaît que son chef et ses deux subordonnés. Cette organisation politico-administrative (OPA) a pour mission d’encadrer la population, collecter les fonds et articles, procéder aux enquêtes, diffuser les mots d’ordre et veiller à leur application sur une zone bien délimitée. Le contrôle de la population se fait par le biais de multiples comités (justice, intellectuels, femmes, avocats) et surtout de la « police politique ». Sur l’ensemble du département d’Alger, pour une population musulmane de 400 000 habitants sur 890 000, on peut estimer les effectifs des militants à 5 000 et celui des exécutants à 1200, pour beaucoup cachés dans les cités périphériques et surtout la Casbah, un immense labyrinthe de 15 000 maisons serrées au centre de la ville.

A cette structure politique se superpose une structure militaire opérationnelle de maquis urbain dirigée par Yacef Saadi, membre du FLN depuis 1955 et déjà arrêté par les Français puis libéré contre la promesse de servir d’informateur. Il est secondé par un proxénète de 25 ans, redoutable tueur régnant sur la pègre, Amara Ali dit Ali la Pointe. Le cœur de cette organisation est le « réseau bombes », avec ses artificiers, en nombre et en compétence toujours insuffisants, et ses « poseuses » musulmanes ou européennes, entourés d’une multitude de tueurs, ravitailleurs, armuriers, guetteurs, agents de transmission, agents de renseignements et logeurs.

Après les attaques contre les membres du MNA, la première agression d’ampleur a lieu le 19 juillet 1956 à Bab El-Oued, quartier européen d'Alger par un commando du FLN qui mitraille des civils et fait un mort et trois blessés. En représailles, les plus radicaux des militants de l’Algérie française se regroupent sous la direction d'André Achiary et organisent un attentat dans la Casbah qui provoque, officiellement, 16 morts et 57 blessés dans la nuit du 10 août 1956. Jacques Susini, futur chef de l’Organisation armée secrète (OAS), avance le chiffre de 400 victimes. Cet attentat, déclenché vraisemblablement avec la complicité de la police, et qui restera comme le plus meurtrier à Alger durant toute la guerre, marque un tournant. Les dernières réticences à frapper les Européens de la même manière sont alors levées.

Le 30 septembre 1956, deux bars du centre d’Alger, le « Milk bar » et la « Cafétéria », explosent faisant 4 morts et 52 blessés dont beaucoup de jeunes atrocement mutilés. Une troisième bombe placée au terminus d’Air France n’explose pas. Le 12 novembre, c’est un autobus qui est frappé à la gare de Hussein Day faisant 36 victimes dont de nombreux enfants. Deux jours plus tard, le communiste Fernand Iveton est arrêté porteur d’une bombe après en avoir déposé une première qui n’explosera pas. Cette première campagne est combinée à des assassinats presque quotidiens et l’annonce d’une grève scolaire illimitée pour le 1er novembre avant la grève générale de janvier.

Les autorités civiles sont surprises et quelque peu désemparées devant ce phénomène nouveau qui apparaît quelques semaines avant l’évocation de « la question algérienne » aux Nations-Unies et juste après l’échec de négociations secrètes à Belgrade. Le ministre-résidant Robert Lacoste fait face à une situation particulièrement difficile. Une partie d’Alger est sous le contrôle du Front de Libération Nationale (FLN). Les populations musulmanes, les plus frappées, sont terrorisées et les Européens, excédés. Le 27 décembre, Amédée Froger, le très populaire président de l’interfédération des maires d’Algérie, est assassiné et ses obsèques sont l’occasion d’une émeute anti-musulmane (« ratonnades ») qui fait plusieurs victimes. Quelques jours auparavant et alors que les parachutistes reviennent de l’expédition de Suez, le général Salan, ancien commandant en chef en Indochine et adepte de la guerre révolutionnaire est nommé à la tête des forces armées en Algérie. Salan s’entoure de vétérans de la guerre d’Indochine, dont les généraux Dulac ou le lieutenant-colonel Trinquier.

L’appel aux Centurions

Le 4 janvier 1957, en s’appuyant sur la loi sur les pouvoirs spéciaux votée à la quasi unanimité en mars 1956, le président du Conseil Guy Mollet décide de confier à l’armée la responsabilité de la lutte contre le terrorisme. Deux jours plus tard, Robert Lacoste, ministre-résident annonce au général Salan, commandant les forces françaises en Algérie depuis quelques semaines, sa décision de passer la main au jeune général Massu et à sa 10e division parachutiste (DP) si efficace dans le « djébel ». Le lendemain, le préfet Serge Baret signe une délégation de pouvoirs au général Massu dont l’article premier est rédigé ainsi :

Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile.

Massu est chargé par ce décret :

d'instituer des zones où le séjour est réglementé ou interdit; d'assigner à résidence, surveillée ou non, toute personne dont l'activité se révèle dangereuse pour la sécurité ou l'ordre public; de réglementer les réunions publiques, salles de spectacle, débits de boissons; de prescrire la déclaration, ordonner la remise et procéder à la recherche et à l'enlèvement des armes, munitions et explosifs; d'ordonner et autoriser des perquisitions à domicile de jour et de nuit; de fixer des prestations à imposer, à titre de réparation des dommages causés aux biens publics ou privés, à ceux qui auront apportés une aide quelconque à la rébellion.

La bataille d’Alger commence. Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit du 7 au 8 janvier et marquent leur volonté d’agir en fouillant de fond en comble la Casbah quelques jours plus tard. Les « paras » pénètrent même dans le refuge de Yacef Saadi, 7, rue de la Grenade, mais ils ne songent pas encore à sonder les murs, ce qui sauve non seulement Yacef mais aussi Ali la Pointe et surtout Larbi M’Hidi, cachés dans un faux mur. Au bilan, 1 500 suspects sont arrêtés dans ce premier bouclage mais les renseignements obtenus sont peu nombreux. Ils permettent cependant de commencer à remplir par la base les organigrammes de la ZAA et surtout ils montrent à tous que l’armée est décidée à relever le défi. Les quatre régiments « paras » qui se partagent la ville sont aidés du 9e régiment de zouaves, présent dans la Casbah, de deux régiments de cavalerie placés en périphérie, de tous les organes de police et des Unités territoriales (des réservistes souvent européens activistes, normalement dédiés à la garde des points sensibles et dont les plus déterminés servent dans une unité blindée de 1 500 hommes).

Le 18 janvier 1957, le général Massu donne la méthode à suivre  dans son ordre d’opération :

Il s’agit pour vous, dans une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre révolutionnaire !

Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades, en cours dans le département d’Alger.

L’orientation est très clairement celle de la guerre révolutionnaire ou guerre psychologique que les vétérans d’Indochine, très impressionnés par l’efficacité des méthodes vietminh, parviennent à infuser dans l’ensemble des forces armées en Algérie. Selon cette conception l’action militaire doit avoir pour objectifs simultanés le contrôle étroit de la population et le démantèlement des réseaux combattants, la première nourrissant les seconds et les seconds terrorisant la première.

Le 18 janvier, un bus est attaqué en pleine ville. Le 26 janvier, trois bombes explosent dans des lieux publics très fréquentés, faisant 5 morts et 34 blessés, et la grève générale est annoncée pour le 28 janvier. Le général Massu décide de la briser.

Quelque jours avant la grève, la division parachutiste lance l’opération « Champagne », qui consiste à arrêter simultanément et de nuit tous ceux qui sont à même de jouer un rôle dans la préparation de la grève. Plusieurs centaines d’entre eux sont rassemblés à l’école de transmissions militaires de Ben-Aknoun. Des tracts sont largués par hélicoptères au dessus des terrasses de la Casbah incitant les musulmans à se rendre au travail. Le 28, tous les points vitaux de la ville sont tenus par les paras. Les piquets de grève des services publics (électricité, gaz, transports) sont dispersés et des équipes vont réquisitionner les travailleurs. Au bout de quelques heures, les services publics fonctionnent à nouveau. Les commerces sont obligés d’ouvrir, quitte à arracher les rideaux de fer. A l’Arba, village proche d’Alger, le colonel Argoud fait même, après sommation, tirer au canon de char sur un rideau fermé. D’un autre coté, les pillards qui profitent de l’ouverture des rideaux de fer et de l’absence des boutiquiers sont arrêtés. La population voit ainsi des Européens arrêtés par les parachutistes. Les grévistes sont systématiquement contrôlés et parfois remplacés (et payés !) sur leurs lieux de travail par des suspects retirés du centre de Ben-Aknoun. Simultanément, les paras sont omniprésents dans la Casbah et manquent de peu, une nouvelle fois, de capturer Yacef Saadi. Celui-ci est dès lors obligé à une mobilité permanente qui gêne son action et ses rapports avec le CCE. 

Le 4 février, l’échec de la grève générale est flagrant. C’est la première victoire des parachutistes contre les terroristes. Ceux-ci ripostent par des attentats particulièrement meurtriers tels que ceux qui frappent les stades d’El Biar et du Ruisseau le 10 février et qui tuent 11 personnes et en blessent 56. La population européenne, furieuse, tue trois musulmans innocents tandis que trois condamnés à mort dont Iveton, sont exécutés.

(à suivre)

3 commentaires:

  1. Mon colonel,

    Merci pour cet article et celui suivant consacré à la " bataille d'Alger ", entre autre pour votre chronologie non sélective des événements. Trop souvent beaucoup évoquent à minima, ou voir omettent l'attentat commis dans la casbah par des ultras Algérie Française. Vous soulignez avec justesse que ce fut le plus meurtrier de toute cette période, et marqua un tournant.

    Bien évidemment il était dans la " logique des choses " du moment, que même en son absence le FLN se livrerait à des actes terroristes sur la population civile. En Août 1955, il y avait déjà eu le précédent de Philippeville et mine de El-Halia. Au risque de donner dans l'uchronie, on peut se demander si le FLN aurait alors pratiqué une telle série d'attentats aussi meurtriers à l'encontre de la population.

    On peut également s'interroger sur la pertinence de la décision politique de faire " casser " militairement la grève générale initiée par le FLN, pour obérer ce facteur de médiatisation de sa cause au sein de l'ONU. Cela car cette opération réussie elle eut un retentissement à l'étranger, et donc au sein de l'ONU au moins égal à celui qu'aurait généré une grève non réprimée.

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  2. Bonjour Michel Goya,
    J'achève la lecture de "Sous le feu", dont j'ai apprécié l'écriture et la profondeur des analyses. Je me demandais pourquoi vous n'abordiez qu'à trois reprises, et sans vous étaler, le conflit algérien. Je suis dans l'écriture d'un livre sur la présence de mon père en Algérie (de 58 à 62). J'imagine que vos analyses des différents théâtres d'opération, dans Sous le feu, sont applicables à ce théâtre nord-africain. J'attends avec intérêt la suite de l'article de 2013, à moins que je l'aie raté ? Bien cordialement, Bruno Lecat

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  3. Cher Michel Goya,

    J'ai écrit trop vite, et découvre avec bonheur la suite de cet article. Au temps pour moi.

    Bruno Lecat

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