En
lisant vos réflexions sur l’intelligence collective, en particulier « Qui veut
gagner des batailles ? » et « L’armée invisible », j’ai repensé à l’une de ces
formules que les économistes affectionnent : celle d’intangible assets. On la traduit généralement par capital ou
patrimoine immatériel, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances, des
informations et des savoir-faire détenus par une organisation à des fins de
développement.
Depuis
le début des années 2000 et l’éclosion des entreprises liées aux NTIC, ces
actifs immatériels ont largement dépassé en valeur les capitaux industriels
fixes et intangibles. Ils se placent désormais au cœur de la croissance d’un
grand nombre d’industries, dont ils déterminent également la valeur sur les
marchés financiers. Les niveaux quasi stellaires de capitalisation boursière de
start-up auxquelles personne ou
presque ne croyait il y a seulement quelques années est en la preuve.
En
outre, à mesure que le capital se dématérialise, les enjeux concurrentiels
changent d’échelle. Dans la querelle qui oppose Apple à Samsung, la firme de
Cupertino cherche d’abord à préserver un savoir-faire bien plus qu’une
technologie qui, pour ainsi dire, se trouve désormais entre toutes les mains.
Le succès d’Apple n’est pas uniquement lié aux qualités esthétiques et
innovantes de ses produits, mais à la philosophie créative unique de la firme,
fruit d’une culture d’entreprise et du travail collaboratif de tous ses
employés.
Comme
le géant californien de l’électronique, les armées sont elles aussi le
dépositaire d’une intelligence collective qui, pour des raisons pratiques et
historiques, n’a jamais été pleinement exploitée. C’est d’autant plus vrai que
l’organisation hiérarchique du commandement tend à inhiber les initiatives
émanant de la base. En exerçant son autorité du haut vers le bas, elle rend
difficile l’émergence de démarches participatives de type bottom-up.
Or,
n’est-ce pas aux niveaux subalternes que la volonté de créer, d’entreprendre et
de mener est la plus forte ? Les jeunes officiers de la génération X, nés à
partir des années 70, et souvent issus de familles monoparentales ou de foyers
où les deux parents travaillaient, sont nettement plus autonomes et plus
confiants en leurs aptitudes que leurs prédécesseurs du baby-boom. Alors que
ces derniers ont pu gravir les échelons dans la confortable clarté d’un monde
bipolaire figé par les codes de la guerre froide, la génération X a grandi
pendant les improbables missions de paix en Bosnie, au Kosovo ou en Somalie.
Elle est plus défiante de l’autorité et notoirement moins impressionnée par le
rang que ses prédécesseurs. C’est un développement plutôt positif pour l’armée
de terre, dans la mesure où les exigences du combat moderne ont tendance à
forcer la prise de décision vers le bas.
C’est
aussi la source la plus sûre d’une culture d’entreprise vivante et - pour
employer le jargon des informaticiens – régulièrement mise à jour. Sans cette
implication, le patrimoine immatériel des armées risque fort de se figer dans
la muséographie, comme le font tous ces retours d’expérience et autres lessons learned que français et
américains consignent dans des rapports que personne ne lit. Comme l’observait
non sans malice un ancien directeur du Centre
for Army Lessons Learned (l’équivalent de notre CDEF) aux Etats-Unis, pour qu’une leçon soit considérée comme
apprise (au participe passé), encore faut-il qu’elle ait effectivement produit
un changement. Aucune leçon n’est apprise tant que l’on n’a pas montré que l’on
faisait autrement (et mieux).
Toute
la difficulté consiste donc à recycler l’expérience du combat d’une manière
intelligible, utilisable et accessible, tout en encourageant la participation
de ses usagers. Le web rend cette collaboration simple, efficace et facile. Il
n’y a effectivement aucune raison pour que nos armées ne puissent reproduire
les concepts du CompanyCommand.mil /
PlatoonLeader.mil américains et ce, d’autant qu’ils ne coûtent presque rien
à mettre en place. En outre, ils ont bien plus profondément bouleversé
l’appréhension du champ de bataille par les militaires américains que certains
programmes d’armement aux coûts exorbitants.
Mieux
exploiter le patrimoine immatériel me semble en outre une réponse intelligente
à la détérioration des budgets militaires. Il ne s’agit certes pas d’une
compensation aux difficultés de financement, mais plutôt d’une façon
pragmatique et moderne de renforcer une catégorie d’actifs de plus en plus
valorisante pour toute organisation, fût-elle militaire. C’est particulièrement
vrai pour l’armée de terre où le capital peut, en situation de crise, se
réduire au simple soldat et à son savoir-faire - le proverbial caporal
stratégique.
Souvenez-vous
à nouveau d’Apple, il y a quelques années, la petite firme à la pomme
multicolore, nanisée par Microsoft et dont les produits ne séduisaient qu’une
clientèle marginale d’aficionados. En 2012, ses produits sont devenus
incontournables et provoquent un enthousiasme universel et ce, alors qu’ils
n’ont technologiquement rien de révolutionnaire. Ils sont systématiquement copiés
– souvent en mieux – par la concurrence. Malgré cela, l’enthousiasme pour la
marque semble intarissable, signifiant clairement que son succès réside moins
en sa maîtrise technologique qu’en sa culture d’entreprise. Mieux l’exploiter,
c’était finalement conquérir le monde. CQFD.
Pour
les armées, cette mise en valeur passe, à mon sens, par une réflexion sur
l’instruction et l’entraînement et la meilleure façon d’y stimuler l’initiative
et le libre-arbitre des chefs d’unité, de manière à les préparer pleinement à
toutes sortes de situations. Peut-être sera-ce l’occasion de constater qu’une
partie de ces programmes de formation, pour lesquels les crédits manquent
aussi, n’ont aujourd’hui plus aucun sens ou ne sont plus aussi essentiels dans
le cadre des déploiements actuels.
Promouvoir
l’émulation d’un savoir-faire « maison », largement aussi important qu’une
prétendue supériorité technologique, est une bonne solution en période de
disette budgétaire où justement, la capacité à développer des systèmes d’armes
est réduite à peau de chagrin.
Cette
émulation devrait se traduire par un encouragement systématique d’une pensée
proactive plutôt que d’une capacité de réaction, de la créativité au détriment
de la conformité, et de l’audace plus que du respect strict des règles. Comme
le slogan d’Apple, think creatively,
à l’image du Lieutenant-colonel Chris Hughes de l’US Army qui, pris à parti par
une foule ivre de rage à Najaf en Irak, fit s’agenouiller ses hommes à terre en
pointant leurs armes vers le sol. Une improvisation totale, restée dans les
annales.
(à
suivre)
Bien vu encore une fois.
RépondreSupprimerAttention quand même. Cette génération que vous évoquez: "nés à partir des années 70, et souvent issus de familles monoparentales...la génération X a grandi pendant les improbables missions de paix en Bosnie, au Kosovo ou en Somalie." A-t-elle suffisament de culture historique et classique pour prendre le recul qui s'impose ? Sinon, archi d'accord avec vous. pour l'avoir vu de près dans de nombreuses occasions, elle est douée et réactive et sans complexe. Pourtant, croyez-vous vraiment que les choses vont changer ? Je ne crois pas. Bien au contraire. Avec la réduction importante des unités à commander, le "zéro défaut","l'aristocratie du concours" et "la connaissance des réseaux, des us et coutumes" sans compter "le fameux bigrame" feront une loi encore plus impitoyable. Il est à craindre que cette génération (comme ce fut souvent le cas par le passé) sera à son tour écrasée par le système. Que restera-t-il de son expérience dans quelques années ? S'il y a bien un système dans lequel l'expérience compte peu, c'est bien le système militaire de temps de paix. Sauf révolution ou terrible défaite, pas de "maréchaux de l'Empire", pas de "Mustapha kemal", pas d'"épopée de la France Libre", etc...Le système est trop verrouillé par quelques-uns pour changer.
Merci quand même pour votre excellente analyse.
Mon colonel,
RépondreSupprimerPourriez expliquer ce qui s'est passé a Najaf s'il vous plait ?
Un officier américain faisant face à une foule en colère a ordonné à ses hommes de mettre un genoux à terre, de pointer leurs fusils vers le bas et de sourire. Cela a complètement désamorcé la situation.
Supprimerhttp://edition.cnn.com/SPECIALS/2003/iraq/heroes/chrishughes.html
Ça n'a pas dû etre simple,surtout s'ils(les americains) ont eu des pertes avant ... non,ça n'a pas du etre facile de faire respecter un ordre comme celui la dans le contexte du moment.
RépondreSupprimerIci vous pouvez trouvez une video de Chris Hugues à Najaf :
RépondreSupprimerhttp://www.cbsnews.com/8301-18563_162-1409061.html
Merci beaucoup pour vos informations.
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