L’armée de terre française, comme toutes les organisations militaires, est soumise à la double tension entre les ressources que la nation est prête à lui accorder et les besoins stratégiques de celle-ci, les arbitrages étant effectués par les institutions politico-militaires. Comme après les deux conflits mondiaux, la « paix de 1991 » a été l’occasion d’une transformation radicale de ces interactions avec à la fois une limitation immédiate des crédits alloués aux armées et le début d’une ère d’interventions au loin pour gérer les conséquences de cette nouvelle organisation du monde.
Pour les forces terrestres, l’adaptation du modèle de forces au nouveau contexte a surtout consisté à rendre projetable le corps de bataille issu de la Seconde Guerre mondiale par quelques innovations de structure mais surtout une transformation sociologique et culturelle avec la professionnalisation complète de la composante active et l’adoption des valeurs « nomades » des anciennes troupes d’intervention.
Pendant vingt ans, les forces françaises, et particulièrement les forces terrestres, ont ainsi soutenu une « guerre mondiale en miettes » faite de l’accumulation de multiples tours de quelques mois sur des théâtres d’opérations répartis sur l’ensemble du monde. Ce cycle semble désormais toucher à sa fin à la suite de nouvelles évolutions à la fois du contexte international, de la vision politique de l’emploi des forces et de la situation économique de la nation, imposant immanquablement une redéfinition du modèle.
La fin de la guerre mondiale en miettes ?
Avec la réduction de l’engagement dans les Balkans, en Afrique sub-saharienne, au Liban et surtout en Afghanistan, l’engagement extérieur va atteindre en 2013 son plus bas niveau historique avec une prévision de moins de 5 000 hommes engagés, laissant cette armée désormais « nomade » dans le trouble. Le rétrécissement attendu des conditions préalables à l’action, qu’elles soient diplomatiques (mandat du Conseil de sécurité des Nations-Unies) ou matérielles (aide américaine), ne laissent pas prévoir d’extension de l’engagement dans les années à venir, sauf surprise stratégique ou retour à l’action unilatérale.
Le bilan de l’efficacité des forces terrestres durant ce cycle pose également question. Le système centralisé de la Ve République offre l’avantage de permettre l’engagement rapide des forces mais il expose aussi directement le Président de la République aux résultats de l’action militaire. Il s’ensuit une tentation très forte de l’intrusion politique afin de réduire les risques politiques à court terme, souvent associés aux pertes humaines. Lorsque le chef des armées cède à cette tentation cela se traduit invariablement par des contraintes qui réduisent l’efficacité tactique et donc au bout du compte finissent par induire des pertes humaines qui elles-mêmes justifient une plus grande intrusion. Comme ces pertes sont presque entièrement le fait de l’engagement au sol, le point extrême de cette logique est son remplacement par des actions à distance et/ou indirectes dont l’armée de terre serait largement exclue. Cette logique est confortée par le contraste entre l’engagement en Afghanistan avec ses 710 soldats français tués ou blessés gravement et l’engagement en Libye réalisé sans perte, mais aussi par la tendance générale de nos alliés, américains en premier lieu.
La troisième contrainte est évidemment budgétaire. Après une professionnalisation qui a conduit, à masse salariale constante, à réduire les effectifs de l’armée de terre des deux tiers, la réforme en cours depuis 2008 a tenté de résoudre le problème de financement des programmes d’équipement. La solution choisie a été de réduire encore les effectifs, d’un sixième cette fois, en s’efforçant de ne pas affecter directement les unités de combat. Cette réforme n’est pas encore achevée qu’elle trouve déjà ses limites. Il reste encore plus de 5 000 postes à détruire sans que l’on sache désormais où les trouver hors des unités de combat. C’est dans cette situation de vulnérabilité que se profile un nouveau train de réformes.
Des capacités d’adaptation limitées
Pour faire face à cette crise, le processus d’innovation de l’armée de terre souffre de plusieurs freins. Les régiments sont incités à innover lorsqu’ils sont confrontés à des défis opérationnels nouveaux et dangereux. Cette innovation est normalement facilitée par la variété d’origine, d’expériences et de compétences des hommes et des femmes qui composent l’unité, de l’incitation à innover par les chefs mais aussi des ressources en temps et en moyens qui leur sont données pour expérimenter et capitaliser. Dépossédés progressivement de leurs ressources autonomes pour cause de rationalisation économique et toujours très sollicités, les régiments de l’armée de terre s’éloignent de cet idéal-type pour compter surtout sur la simple accumulation informelle d’expérience. Cela les rend vulnérables à un changement soudain de contexte d’emploi.
Cette rigidification croissante n’est compensée qu’en partie par une centralisation des moyens d’entraînement qui sont aussi des espaces d’expérimentations et par un processus montant de retour d’expérience mais qui souffre encore des tiraillements entre différents organismes comme les écoles de spécialités, le Centre de doctrine d’emploi des forces, le commandement de la force terrestre et différents bureaux de l’Etat-major de l’armée de terre. Le processus non-institutionnel, fait d’écrits libres de la part du personnel de l’armée de terre, se développe mais souffre d’incitations contradictoires et du manque d’espaces d’expression. La difficulté institutionnelle à conceptualiser est renforcée par la centralisation interarmées, et le consensus qui en découle, peu favorable au débat ouvert, ainsi que la pression à l’alignement sur les doctrines de l’OTAN.
Dans ce contexte intellectuel de plus en plus contraint, l’armée de terre peine à développer une vision innovante de l’action terrestre au XXIe siècle qui servirait à la fois d’écran protecteur face au politique et à l’échelon interarmées, de projet mobilisateur de ressources non seulement budgétaires et humaines (car celles-ci sont volontaires) mais aussi de moyen de résoudre son problème majeur qui n’est tant de remplir son contrat opérationnel de déploiement mais de vaincre des ennemis avec ces forces déployées. Tout au plus parvient-elle à désigner l’intervention intérieure comme une nouvelle dominante après les opérations de stabilisation et la contre-insurrection, à savoir, et à rappeler l’intérêt de disposer de forces terrestres pour faire face à l’imprévu.
L’armée de terre fait donc évoluer son modèle de forces encore largement issu de la guerre froide, par réactions à des « stimuli » venus en interne de contraintes budgétaires et à l’extérieur de défis à relever et surtout de menaces à contrer. Sa productivité augmente grâce à l’accumulation d’expériences et aux innovations technologiques. Cela ne suffit sans doute pas à compenser sa perte de substance et sa rigidité croissante du fait du soutien interarmées.
Un arsenal mixte
L’équipement de l’armée de terre est d’abord un héritage de celui du corps de bataille destiné à affronter les forces du Pacte de Varsovie en Allemagne. Son cœur est donc un modèle général antichars à base d’unités blindées-mécanisées de type Seconde Guerre mondiale. Ce corps de bataille a été victime, en plein renouvellement de ses matériels, de la disparition soudaine de son ennemi, du coût d’achat et d’entretien de ses équipements dans un contexte budgétaire contraint ainsi que de la difficulté à les projeter dans ces missions lointaines devenues la norme. Entre dissolution et reports de programme, le nombre d’équipements majeurs du corps de bataille, rebaptisé de « décision », a été réduit de plus des deux-tiers depuis la fin de la guerre froide. La rénovation du char Leclerc, l’arrivée des 630 Véhicule blindé de combat d’infanterie (VBCI), des 77 canons Caesar de 155 mm (et la transformation des lance-roquettes multiples) sont censés conserver à cette composante une supériorité qualitative sur tous les adversaires conventionnels potentiels, tout en fournissant des « modules de supériorité terrestre » sur certains théâtres, en particulier en Afghanistan.
Les véhicules blindés de combat et de transport plus légers comme le Véhicule blindé léger (VBL), l’AMX-10 RC et le Véhicule de l’avant blindé (VAB), plus facilement projetables que ceux du corps de bataille et d’un rapport coût-efficacité très supérieur dans le contexte d’emploi des années 1990-2000 ont logiquement mieux résisté à l’érosion budgétaire. Ces équipements sont néanmoins âgés et usés, et leur remplacement rapide par les EBRC (Engin blindé de reconnaissance et de combat) et VBMR (véhicule blindé multi-rôles), est un enjeu essentiel pour l’équipement de l’armée de terre.
Outre les véhicules blindés légers, les matériels les plus sollicités car les plus utiles sont ceux de la composante aéromobile. Dans un contexte de menace anti-aérienne réduite, l’intervention des hélicoptères d’attaque s’avère actuellement presque décisive au niveau opératif (basculement de l’opération Harmattan en Libye) ou tactique (engagements en Afghanistan). L’aviation légère de l’armée de terre souffre toutefois du retard important des programmes Tigre (attaque) et Caïman (transport) ainsi que de leur coût, très supérieur à ceux des générations précédentes, qui ont conduit à une réduction du nombre d’hélicoptère en dotation de plus de moitié depuis la fin de la guerre froide. La « recapitalisation » de l’ALAT est désormais une urgence pour l’armée de terre avec l’acquisition d’une capacité de transport lourd, dont tous les retours d’expérience des conflits récents témoignent de l’importance.
L’armée de terre a investi largement le champ des nouvelles technologies de l’information afin d’optimiser ses ressources, notamment son infanterie dont tous les combattants sont destinés à être équipés du système Félin (Fantassin à équipements et liaisons intégrés), seul système de ce type parvenu à maturité dans le monde. Le Félin peut constituer la première étape d’une évolution de rupture dans le combat au sol, même si comme souvent dans les innovations majeures le gain tactique initial est loin d’être évident.
Témoignage d’un processus d’évolution en réaction forcée, l’arrivée de ces nouveaux équipements n’a pas suscité de débat préalable sur les innovations de structure, de méthodes ou de culture qu’elle était capable de susciter.
La saison brune
L’armée de terre est devant une crise schumpetérienne. Avec ses moyens actuels et de la manière dont elle est employée par le politique, elle perd de son efficacité face à des adversaires potentiels de plus en plus résistants. Elle est donc menacée de sacrifice sur l’autel de la rigueur budgétaire et de remplacement par des forces d’un rapport efficacité tactique- coût politique apparemment (mais apparemment seulement) plus performant. Il s’agit donc pour elle de trouver les innovations qui lui permettront de traverser la saison brune, cette intersaison des Rocheuses entre la fonte des neiges et la floraison, période boueuse mais où se décident les couleurs du printemps. Elle dispose pour cela de 160 000 cerveaux, c’est sa principale ressource.
Retranscription d'un article paru dans La lettre de l'Irsem n°5-2012.
En ce temps de crise, l'armée de terre vient d'éditer un petit opuscule dont je vous conseille fortement la lecture. "Pour comprendre l'armée de Terre" se présente comme un receuil de fiches synthétiques destinées à expliquer ce qu'est l'armée de Terre aujourd'hui. Au-delà, des images d'épinal ("gros bataillons"), des idées reçues ("bidasse")et des tentations partisanes, ce petit mémento a le mérite de rappeler ce qui pourait passer pour des évidences si elles n'étaient pas volontairement tues dans les débats actuels.... La première d'entre elle? La guerre se déclenche, se rythme et se gagne au sol.
RépondreSupprimerIntéressant billet.
RépondreSupprimerLa question de l'ALAT semble effectivement fondamentale, comme celle de la réduction des moyens et le problème de l'appréhension des prochains types de conflit (retour de conflits plus conventionnels face à des puissances émergentes ?).