Le commandement français s’est trouvé plutôt embarrassé par
le phénomène des As. La chasse s’est en fait pratiquement auto-créée sous
l’impulsion de ses éléments les plus agressifs. On crée bien, dans le programme
aéronautique d’octobre 1914, les premières escadrilles mixtes, chasse et
exploration, mais il est évident que la priorité appartient à l’aviation d’observation.
Pourtant dès le début de la guerre, les aviateurs, tous observateurs,
développent une attitude plus « offensive » que prévue. Ils prennent
l’habitude de partir armé au cas où ils devraient se poser en zone ennemie.
Puis, les rencontres avec les avions ennemis devenant plus fréquentes, des tirs
s’échangent qui aboutissent à la première victoire aérienne de l’histoire, le 5
octobre 1914, par Frantz et Quesnault. Les aviateurs de reconnaissance sont
frustrés de gloire alors que les combats au sol sont furieux. Ils multiplient
les actions de harcèlement par obus, fléchettes et même des briques mais
surtout, dans l’espace vierge qui est l’aviation de 1915, ils se lancent dans
des expérimentations pour faire de leurs avions de véritables engins de combat.
Beaucoup de cavaliers s’ennuient dans une guerre de tranchées où les chevaux ne
servent qu’à tirer des canons. Ils « émigrent » donc en masse dans
les autres armes et en particulier dans l’aviation, trouvant de nombreuses
similitudes entre chevaux et avions. Or ces hommes sont encore imbus de charges
glorieuses et de combat à l’arme blanche. La mission qui leur est destinée, la
protection des avions d’observation, ne leur convient guère. Ils font donc
largement évoluer leurs escadrilles dans un sens qui correspond mieux à leur culture.
Certaines escadrilles
ont un rôle moteur : la MS
(Morane-Saulnier) 26 de Roland-Garros, ou la MS 3 de Brocard (les Cigognes) ou encore la MS 12, créée en février 1915 à
l’initiative du commandant de Rose. Ce dernier est un ancien cavalier et un
pionnier de l’aviation (brevet de pilote militaire n°1). Il avait déjà
expérimenté avant-guerre l’emploi de la mitrailleuse sur un avion. Son bilan
reste longtemps modeste puisque la première victoire de la MS 12 n’est obtenue que le 1er
avril 1915 et qu’elle ne compte que quatre victoires à la fin de l’été de la
même année. De son coté, Roland Garros reprend les expériences d’avant guerre
et parvient à tirer avec une mitrailleuse à travers des hélices blindés. Il
peut ainsi à la fois piloter son avion et utiliser une arme axiale. Le
monoplace, beaucoup plus maniable que le biplace, devient de cette façon
l’instrument privilégié de la chasse. Grâce à cette invention, Roland Garros
détruit trois avions dans la même journée et initie l’engouement des
journalistes pour ces « nouveaux chevaliers ».
Dans
une guerre industrielle où la mort est massive et anonyme, le monoplace de
chasse permet de personnifier chaque victoire sur l’ennemi et de donner des
héros à une opinion publique qui est désormais un acteur majeur des conflits. Les
succès des pilotes de chasse ont en outre l’avantage de présenter quelques
parcelles de « victoires » dans une année 1915 à la fois terriblement
meurtrière et tactiquement stérile. L’engouement médiatique est tel, malgré la
rareté des victoires, que le commandement accepte le terme d’« As »
popularisé par les journaux et le codifie en l’attribuant officiellement aux
titulaires de cinq victoires homologuées que, « ne comptent que les avions brisés en l’air, descendus en flammes
ou s’écrasant au sol, aperçus dans cette situation par des combattants
étrangers à la troupe victorieuse [trois au minimum]. »
Une
nouvelle phase survient en février 1916 lorsque les Allemands concentrent leurs
meilleurs appareils de chasse pour détruire les moyens d’observation aériens
français au-dessus de Verdun. Pour contrer la menace, le commandement français
est obligé de créer le groupement de
Rose. Sur l’initiative de son chef, il regroupe les meilleurs avions (Nieuport
XI) et tous les As de l’époque : Guynemer, Nungesser, Deullin, Dorme, Chaput,
Lenoir, etc., en associant des méthodes rigoureuses de combat collectif au
tempérament agressif des As. Navarre s’y révèle, abattant douze avions et
faisant des acrobaties pour distraire les poilus lorsqu’il n’a pas de cible.
Jugeant son escadrille trop éloignée de la zone des combats, il obtient même un
temps l’autorisation de s’installer plus près du front avec son avion et ses
mécanos. Il est grièvement blessé le 26 juin 1916. La méthode suscite cependant
encore beaucoup de réticences, malgré ses succès évidents, et le groupement de
Rose est dissout un temps avant d’être reformé aussitôt devant l’aggravation de
la situation. Cette méthode de regroupement est reprise et officialisée sur la Somme en juillet 1916 avec
le groupe de chasse de Cachy où nichent les « Cigognes ».
En
1917, cette autonomisation de la chasse atteint des excès. Dans son ordre du
jour du 15 avril 1917, précédant l’ « offensive Nivelle », le
commandant du Peuty, éphémère chef de l’aéronautique, fixe une mission simple
aux chasseurs : « la
destruction de l’aviation boche », en allant la chercher chez elle, « aucun avion des groupes de combat [français] ne doit plus être rencontré à l’intérieur
des lignes françaises » La
protection des avions d’observation, mission nettement moins noble, est devenue
« indirecte », avec des résultats désastreux. Tout à leurs joutes, les
« chevaliers du ciel » ne protègent alors plus les observateurs
d’artillerie qui se font abattre.
Les excès de 1917 et surtout la massification
de la guerre aérienne en 1918, avec des flottes de plusieurs milliers d’avions
et des grandes unités comme la division aérienne qui regroupe 600 appareils,
réduisent finalement l’action des As en la diluant. De plus, leur rôle
médiatique se relativise avec le retour des succès terrestres. Le commandement
en profite donc pour retrouver le contrôle sur ces individualistes. Après août
1917, le titre d’As n’est plus accordé que pour dix victoires et on envisage
même de le passer à vingt à la fin de la guerre.
Fin