jeudi 31 mai 2012

Evènements IRSEM

Lundi 4 juin 2012 – 12h30 à 14h00  
relation transatlantique, les redéfinitions stratégiques
Amphithéâtre Lacoste, Ecole militaire

La montée en puissance des pays dits émergents et en particulier de la Chine, la crise économique et financière dans les pays occidentaux, le bilan politique très mitigé des interventions militaires américaines des 10 dernières années sont autant de marquants du déclin relatif de ce qu’il était convenu d’appeler « l’Ouest » ou encore le « camp occidental ». Cette remise en cause des équilibres de puissance impliquant une  recomposition stratégique ne saurait épargner la relation transatlantique telle que nous l’avons connue depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et sur laquelle se fondait la domination occidentale. C’est pourquoi, après le sommet de l’Otan à Chicago, il nous a paru important de nous interroger sur l’avenir de cette relation.
Avec:   Diego Ruiz Palmer, Chef de la Section planification de la Division Opérations, Secrétariat International de l’OTAN
L'OTAN et les nouveaux défis de sécurité au lendemain du sommet de Chicago
Maya Kandel, chargée d’études Etats-Unis et relation transatlantique
Le repositionnement américain à l’égard de l’Europe
Jean-Paul Perruche, directeur du domaine d'études Sécurité européenne et  transatlantique 
Les conséquences de la bascule stratégique américaine pour les Européens

Retrouvez autour du sujet : La lettre d’information n°4 de l’IRSEM

Mercredi 6 & jeudi 7 juin 2012
Histoire et pensée stratégique
Mercredi de 9h00 à 18h00 et jeudi de 9h00 à 18h00
Auditorium Austerlitz du Musée de l’armée, Hôtel national des Invalides, Métro Invalides
Organisé par l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM) en partenariat avec le Musée de l’Armée, ce colloque a pour premier objectif d’explorer les usages de l’histoire par la pensée stratégique, à travers le temps. Mais il se propose également de jeter un regard sur la situation présente où l’histoire a cessé d’être la référence unique de la pensée stratégique. Avec le développement des sciences humaines et sociales, elle n’est plus qu’une discipline parmi d’autres, qui nourrissent l’« expérience pratique » de la guerre. Ainsi débarrassée de la responsabilité de dicter sa loi au présent, l’histoire peut faire valoir sa spécificité, qui est d’être une pensée critique plutôt que le fondement des certitudes stratégiques.

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mercredi 30 mai 2012

Replacer l'armée dans la nation


Il faut lire Replacer l’armée dans la nation du commandant Hugues Esquerre. Les militaires restent les meilleurs experts de leur propre métier mais ils sont pourtant bien peu à le revendiquer par des essais. Aussi quand l’un d’eux fait l’effort de prendre la plume et de s’exposer, cela mérite d’être souligné. Dans cet esprit, on se réjouira également de la création, chez Economica et sous l’égide du général Benoît Royal, de cette collection « Guerres et opinions » destinés aux essais « compacts » sur la chose militaire.

L’objet de l’ouvrage est la disparition progressive de l’armée du paysage physique et intellectuel national et les moyens de faire en sorte que le corps militaire ne devienne pas un corps étranger.

Dans une première partie, Hugues Esquerre, décrit le paradoxe d’une armée dont l’image dans le reste de la nation n’a jamais été aussi favorable mais au sein d’un désintérêt croissant. On est passé ainsi d’un (relatif) sentiment antimilitariste dans le années 1960-1970 à un sentiment « a-militariste ». Même si les évènements, les institutions mêmes, des débuts de la Ve république ont préparé cet effacement, il est bien évident que ce sont la disparition de la menace mortelle aux frontières, phénomène inédit depuis des siècles, et la suspension du service national qui l’a suivi de peu, qui ont accéléré le phénomène. En se professionnalisant, les militaires se sont banalisés et leur nombre s’est considérablement réduit.

Dans sa deuxième partie, Esquerre propose de « recréer du lien ». Il s’agit d’abord pour lui de resserrer des liens sociaux distendus par un intérêt accru accordé aux réservistes mais aussi des formes d’aide sociale comme la formation professionnelle, depuis longtemps une « success story » militaire outre-mer avec le Service militaire adapté, ou un dépoussiérage de l’action mémorielle. Il s’agit ensuite de faire se rencontrer les décideurs civils et militaires en proposant à certains des premiers de suivre la scolarité initiale ou supérieure des seconds, en généralisant la mobilité externe des officiers brevetés, y compris dans les Assemblées au sein d’états-majors de liaison. 

Enfin Esquerre conclut sur le problème sensible de l’expression des militaires. Partant du principe qu'une expression libre traduit la bonne santé intellectuelle et structurelle des armées, il propose d'y parvenir en responsabilisant les militaires et en se fiant à leur sens du devoir et à leur loyauté.

Il ne s’agit là que de quelques-unes des nombreuses pistes proposées dans cet ouvrage dense et pourtant très clair. Tout officier qui écrit, et qui écrit bien, sert la France disait le général de Gaulle. Le commandant Esquerre sert la France.

mardi 29 mai 2012

Paix 1- Guerre 13- par Hervé Pierre


La guerre n'est pas morte....
N'en déplaise aux apôtres de la contagion de paix par fraternisation des peuples, force est de constater que nos journaux quotidiens sont loin de décrire un monde qui tendrait peu ou prou vers l'idéal kantien de "paix perpétuelle". L'éloignement de la menace à nos frontières et le faible impact des opérations extérieures sur la vie quotidienne de nos concitoyens ont certainement pu contribuer à alimenter l'illusion d'un monde que le progrès en marche conduirait assurément vers toujours plus de bonheur. Une illusion d'autant plus facile à défendre, argumente le néoconservateur Robert Kagan, que les "colombes" européennes, si promptes à dénoncer le bellicisme d'outre-Atlantique, bénéficient sans vergogne de la protection offerte par les "faucons" américains, de facto en charge de la basse besogne.

D'autres - experts patentés en polémologie - peuvent jouer sur les mots et s'arcbouter sur les définitions classiques pour démontrer que le nombre de conflits entre deux états - guerres "homologuées" avec date de début et date de fin - ne cesse de diminuer. Imaginer qu'elles puissent finalement disparaître pour être jugées "hors la loi" par le droit international relève d’une « self-fulfilling prophecy » qui ne peut, à terme, s’avérer que bénéfique. Faut-il pour autant se réjouir quand, dans le même temps, la masse des morts par violence "toute catégories" écrase monstrueusement celle des "morts au champ d'honneur", pour reprendre la formule consacré ? Peu importe pour un soldat de tomber à Waterloo ou dans une escarmouche, rappelait à juste titre Kipling ; peu importe pour un enfant de mourir au combat à Stalingrad ou une pierre à la main en manifestant à Homs.

...et elle a de l'avenir !
L'instantané n'est en effet pas très réjouissant. L'avenir l'est encore moins, si à l'instar des recommandations formulées par le philosophe Jean-Luc Marion, il se lit moins dans le marc de café des analyses prospectives que dans l'étude du passé envisagé en séries historiques les plus étendues possibles. Pacifiste convaincu, le sociologue Jacques Novicow n'a cessé, sa vie durant, de dénoncer La guerre et ses prétendus bienfaits, titre ô combien explicite d'un de ses travaux majeurs publié en 1894.

S'appuyant sur des faits et des constations historiques pour démontrer que les conflits sont à éradiquer pour n'avoir aucun effet positif sur le développement de l'espèce humaine, il n'arrive rien de moins qu'à conclure à la prédominance absolue de la guerre sur la paix, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes pour un pacifiste convaincu ! En 3 357 années – entre 1 496 avant J.C et 1861, il y aurait eu, selon lui,  227 années de paix pour 3 130 années de guerre. Le ratio de 1 pour 13 - 1 année de paix pour 13 de guerre - ne semble guère engageant pour envisager l'avenir d'autant que l'auteur ajoute que, de 1500 avant JC à 1860, 8000 traités de paix ont été signés, tous censés subsister éternellement mais pour une durée réelle moyenne de deux ans.  A sa question sur l'utilité à déclarer une fois encore la guerre, son lecteur contemporain, attentif au paradoxe de la démonstration, n'a certainement pas manqué de l'interroger sur celle d'un 8001e traité de paix..... 

Le lecteur de 2012 relit ses lignes, malgré tout teintées d'un optimisme positiviste devant l’avenir radieux que le progrès semblait annoncer, avec tristesse et non sans un certain effroi. Tristesse à constater l'échec cuisant d'un appel pacifiste à la "der des der", vingt ans avant le déclenchement de la première des guerres mondiales…. Effroi quant à ce que la prolongation naturelle de la série statistique laisse entrevoir pour les 3 000 prochaines années…. L'homme se distingue de l'animal - notamment - par sa capacité à guerroyer, écrivait Edgar Morin, pourtant peu suspect de bellicisme.... Comment dans ces circonstances ne pas être enclin à se préparer au pire même s'il n'est jamais certain?

lundi 28 mai 2012

Assaut-3


Je reprends mes esprits, plusieurs minutes plus tard, réveillé par les impacts de balles sur les sacs à terre contre lesquels je suis assis. Je suis couvert de sang. Je me relève, sort du bâtiment du coté de la rivière Miljiaca. Une explosion me renvoie à l’intérieur.  Je suis comme une petite souris dans un labyrinthe. Mon cerveau fonctionne par éclipses. Repartant dans une autre direction, je vois Delcourt posté face au dernier bâtiment tenu par les Serbes. « Qu’est-ce que tu fais là ? - C’est là que je devais être à la fin. » Dans le désordre général cet homme s’est accroché à la lettre à l’ordre que j’avais donné avant l’assaut.

Le combat continue. Je vois certains marsouins revenir vers l’arrière. Ils ne reculent pas ; ce sont les tireurs au fusil-mitrailleur Minimi viennent rechercher les munitions de leurs camarades blessés. Les munitions Minimi et Famas sont identiques mais les chargeurs sont incompatibles, il faut donc enlever les cartouches une à une pour remplir les « camembers ». J’entends des bruits de grenades et je comprends alors que le capitaine a pris le commandement et a entrepris d’éliminer les Serbes dans le réduit à l’extrémité du poste. Avec la poignée d’hommes qui reste, il abat deux Tchetniks. Le caporal Coat est en première ligne. Une grenade explose à coté de lui, le criblant d’éclats. Lorsqu’il se relève, son binôme lui dit : « Tu as vu ton casque ? ». Celui-ci est perforé sur vingt centimètres et Coat ne s’en pas aperçu. Faute de munitions et de combattants, l’assaut s’arrête face au réduit.

Je circule dans le poste ravagé. Dans la zone vie, il y a trois prisonniers serbes, et un cadavre, serbe également, allongé au milieu. Le caporal-chef Jego, vient vers moi. Sa voix est cassée : « Humblot est encore sur le toit, il est blessé et ne réponds plus ». Avec le capitaine Labuze, commandant l’escadron du RICM en appui et arrivé entre temps, nous nous organisons. Je l’appuie et il récupère Humblot. Nous le déposons au pied de l’échelle lorsque le médecin arrive dans le poste. Il l’examine et me regarde au bout de quelques secondes : « Désolé mais pour lui, c’est fini ».

En attendant la relève, j’erre, hagard, dans les couloirs. Je croise le caporal-chef Llorente qui me dit d’aller me faire soigner. Je me déplace vers le VAB San qui s’est posté devant l’entrée puis m’indigne: « ce n’est pas un caporal-chef qui va me donner des ordres ! » et je reviens sur mes pas. Llorente me voit et insiste « mon lieutenant, il faut vous faire soigner ! ». Je réponds « bon d’accord !» et ressort. De son coté, le capitaine Lecointre tente d’obtenir la reddition des derniers Serbes. Ceux-ci réclament une trousse de secours puis un médecin. Le capitaine l’accompagne à l’intérieur du réduit. Dans un poste ravagé par les explosions, avec un blessé grave, un mort, les quatre Serbes accueillent le capitaine avec un « Français, bons combattants ! good bataille ». Ils sont sans nouvelle des autres membres de leur commando mais sont contents, ils se sont bien battu !

Le combat est terminé. Deux marsouins de la compagnie ont été tués. Outre Humblot, le caporal Amaru a été abattu sur le poste du cimetière juif par un tireur d’élite alors qu’il mitraillait les bâtiments depuis sa tourelle de VAB. Nous sommes sept a devoir être évacués. Six autres ont été légèrement blessés. Nous avons tué quatre Serbes dans le poste et fait quatre prisonniers. J’ignore le bilan des pertes ennemies dans les immeubles alentours. A l’extérieur du poste, le sol est jonché des équipements arrachés aux blessés pour leur donner les premiers soins et de chargeurs, dont beaucoup sont encore à moitié pleins. Beaucoup de gars n’attendaient pas la fin d’un chargeur pour le changer. Ils profitaient de chaque accalmie pour jeter les chargeurs entamés et en mettre un plein. Nous avons ainsi utilisé plus de 4 000 cartouches, c’est-à-dire notre dotation pour une journée de combat, en quelques dizaines de minutes sur la surface d’un demi-terrain de foot.

Vers 10h30, la section du lieutenant Provendier est là pour nous relever. Quelques minutes plus tôt, ils ignoraient même qu’un assaut avait eu lieu. Les hommes sont muets et ouvrent  de grands yeux en me voyant. Je pense : « aucun ne me salue, c’est quoi ce bordel ! ». Je ne réalise absolument pas à quoi je ressemble avec mon bandeau. J’ai juste conscience du sang qui coule le long du protège-cou de mon pare-balle. J’amène Provendier à l’intérieur pour lui expliquer la situation. Je m’installe sur une table et commence à lui faire un croquis. Un cadavre serbe est à mes pieds sans que cela me trouble le moins du monde. Mon sang tombe en goutte à goutte sur le croquis et lorsque je l’efface négligemment avec ma manche, je perçois alors seulement que la situation n’est peut-être pas habituelle. Je prends conscience que le poste est sens dessus dessous, une partie brûle encore et il y a des impacts partout. Une fois les consignes données, j’embarque avec mes survivants dans les VAB en direction de la patinoire de Skanderja. Alors que nous pensons que tout est terminé pour nous, nous nous heurtons à un check point bosniaque. Ces derniers veulent à tout prix récupérer les prisonniers serbes mais ma tête en sang à la porte du VAB semble constituer un laissez passer efficace. Le problème des prisonniers sera à gérer par la relève.

Nous arrivons à Skanderja complètement hébétés. Nous y recevons des soins rapides puis, vers 13 heures, je pars avec les autres blessés en direction du bloc chirurgical de PTT Building, le PC de la Force des Nations Unies. Dès le contact avec le lit de l’hôpital, je m’effondre, épuisé. »

FIN

dimanche 27 mai 2012

Assaut-2


Mon plan initial ne tient plus et je dois réagir immédiatement. Nous allons tous franchir les barbelés en face de nous, à 90 degrés de ceux qui ont arrêté le premier groupe. Après le franchissement, le poste sera à notre gauche, on pivotera et au lieu de nous emparer simultanément des trois points, on les nettoiera  successivement en commençant par le poste de sécurité à l’Est.

Je m’élance en direction de la rivière Miljaca suivi par le deuxième groupe, tandis que les autres marsouins se déchaînent contre Prisunic, Mammouth et Center, les trois nids à snipers bosno-serbes. A ma gauche, le caporal-chef Dannat, l’infirmier, s’effondre, le poumon perforé. Il se relève et marche vers l’arrière en croisant les regards des marsouins qui avancent, hypnotisés par les bulles de sang qu’il vomit. Quelques mètres plus loin, c’est le marsouin Djaouti qui tombe à ma droite. Je crois qu’il s’est emmêlé les pieds dans les barbelés alors qu’il a été frappé par une balle. Je suis maintenant face aux barbelés et je bats mon record personnel de saut en hauteur, malgré les douze kilos du gilet pare-balles, mon armement et mon inutile poste radio PP39. Heureusement les marsouins qui me suivent sont dans la même forme.

Nous nous regroupons au delà des barbelés, au milieu de croisillons métalliques et puis nous obliquons vers la gauche en direction du poste. Il pleut alors des balles comme à Gravelotte. Mon cerveau est comme la focale d’un appareil photo. Je suis actuellement en mode « panorama » alors que je m’avance vers le merlon de terre qui protège l’entrée du poste. Je ressens le besoin d’ouvrir le feu mais mon Famas refuse obstinément de fonctionner. Je pense un instant à m’arrêter. Je réalise immédiatement que si je m’arrête, tout le monde risque de s’arrêter alors je continue. A aucun moment il ne me vient à l’esprit que j’ai peut-être simplement oublié d’armer mon Famas. A coté de moi, Dupuch  s’arrête net : « je suis touché… ». Il s’observe pendant une seconde « non … c’est bon ! » et repart. Il a vraiment été touché mais la balle a traversé la gourde accrochée au ceinturon avant de se loger dans sa lampe torche rangée dans sa poche de pantalon.

Nous nous entassons sur le monticule de terre face à la porte d’entrée. Il y a quelques secondes, je fonctionnais en panoramique, maintenant plus rien n’existe hormis l’espace dans lequel je lance la grenade que me tend Dupuch. Je fais comme à l’instruction. Je dégoupille, laisse filer la cuillère. Je lance au travers du barbelé. Explosion. Je compte « Un, deux, trois » et je me lance baïonnette en avant, bien décidé à embrocher le premier Serbe qui se présentera dans le couloir. Les hommes sont collés à moi, deux par deux. Nous sommes à peine une dizaine, le tiers de l’effectif de départ. Un geste et Dupuch se lance dans le poste de garde Est, pendant que Llorente lance une grenade dans le couloir des WC. Le caporal-chef Jego et son binôme, Humblot, suivent. Je les envoie sur le toit pour interdire tout renforcement ennemi. Le premier objectif nettoyé, nous poursuivons vers la zone vie avec sa cuisine, les douches et les chambres. Delcourt s’avance dans le hall cuisine. Une rafale assourdissante claque. Comme prévu, des Serbes sont là. Delcourt recule. Je prends une grenade au capitaine Lecointre qui me suit et la lance derrière le rideau de la zone vie. Explosion. Lorsque je surgis devant la salle à manger, je vois soudain un rideau de feu monter le long du mur du fond puis passer au dessus de moi. Je hurle : « la bonbonne de gaz ! ». Dupuch et Delcourt reculent précipitamment. Une fraction de seconde plus tard, j’entends une énorme explosion et je vois distinctement sur fond de flammes, un petit objet foncer vers moi comme dans une séquence de film au ralenti. Je prends un choc terrible à l’œil gauche et je suis projeté en arrière alors qu’un jet de sang part dans la direction opposée. A moitié aveugle, je soulève ce qui semble obstruer mon œil ; c’est en fait ma paupière. Je vois subitement tout au travers d’un filtre orangé mais je réalise que l’œil n’est pas crevé. Les hommes me regardent en hésitant et je baragouine ce que je crois être des ordres pour les empêcher de s’arrêter. J’ai encore le temps de dire au capitaine que je ne me sens pas bien avant de m’effondrer.
(à suivre)

samedi 26 mai 2012

Assaut-1


A l’occasion de l’anniversaire de la prise d’assaut du pont de Verbanja et en hommage aux Forbans du 3.


Sarajevo, 27 mai 1995, 08H 45


« Je suis le lieutenant Héluin, je suis à la tête de la première section des Forbans du 3e Régiment d’Infanterie de Marine. Nous nous infiltrons à travers les ruelles étroites qui bordent le cimetière juif en direction du pont de Verbanja. J’ai reçu ma mission, il y a un peu plus d’une heure. Elle est très simple : reprendre le poste français, pris dans la nuit par les Bosno-Serbes. Dans notre marche nous abordons par hasard un poste de combat bosniaque. Après une courte explication les Bosniaques acceptent de nous faire traverser leur ligne et de guider mon élément d’appui vers sa position. Nous arrivons près de l’objectif. Je reconnais le grand rectangle fait d’une juxtaposition de containers noyés dans des centaines de sacs à terre. Il y a même une vieille carcasse de char intégrée dans la structure. Le poste est long d’une cinquantaine de mètres et parallèle à la rivière Miljaca.

Je dois agir par surprise si je veux neutraliser le détachement serbe sans que les prisonniers français, qui sont peut-être encore là, souffrent trop. Mon idée est donc d’attaquer simultanément les trois sous-ensembles qui composent le poste, deux points d’appui aux extrémités et une zone vie au centre, avec un groupe de trois binômes pour chaque objectif. Pour cela j’ai réorganisé ma section. Chaque binôme associe un homme qui a déjà fait un séjour dans le poste et un autre qui ne connaît pas les lieux. J’ai défini pour chacun d’eux un point d’entrée, une mission, un ennemi possible et surtout une attitude à tenir à la fin de l’action. Je veux à tout prix éviter les erreurs et les tirs fratricides.

Faute d’accès routier, tous les VAB sont restés à proximité du cimetière juif avec tous les tireurs d’élite, avec un fusil Mac Millan en 12,7 mm et les tireurs antichars. Ce groupe d’appui est aux ordres de mon adjoint, le sergent-chef Amin Check. Son rôle est essentiel car il doit nous protéger face aux tirs qui pourraient venir du poste mais surtout des immeubles environnants. Il est pourtant désespéré de ne pas participer à l’assaut. Lorsque je lui ai annoncé se mission, il m’a regardé dans les yeux : « mon lieutenant, vous pouvez pas me faire ça ! ». Le capitaine Lecointre nous accompagne pour gérer les appuis du bataillon, plusieurs pelotons de blindés du RICM disposés de part et d’autre de la rivière.

Je regroupe la section pour l’assaut. Je m’aperçois alors que nous avons laissé dans les VAB les deux portes qui devaient nous aider à franchir les barbelés, à la manière de ponts, pauvre expédient à l’absence de matériel spécifique. Tant pis on s’en passera. Je regarde mes marsouins. Ils sont calmes et silencieux. Comme eux, je me sens étrangement serein. Il est vrai que depuis mon réveil, il y a trois heures, je n’ai pas eu une minute pour penser au danger. Nous portons les équipements de protection pare-balles complets, ceux-là mêmes qui n’ont été conçus que pour des sentinelles fixes. Certains de mes marsouins sont en treillis de cérémonie. Ils ne savaient pas quelques heures plus tôt que le point fort de la journée ne serait pas la prise d’armes prévue mais un assaut. Le capitaine Lecointre m’informe que les appuis sont prêts. Je fais une signe à la section et nous dévalons en colonne, baïonnette au canon, jusqu’à une tranchée à une cinquantaine de mètres de l’objectif. Les Bosniaques ouvrent le feu pour nous appuyer. Pour eux l’occasion est trop belle de frapper les Serbes qui commencent à nous prendre à partie depuis toutes les fenêtres des immeubles de la zone. A mon signal et comme prévu, le sergent Le Couric et son groupe s’élance à notre gauche en direction de l’objectif le plus éloigné, le poste de garde Ouest. Ils sont immédiatement stoppés devant les barbelés qui entourent le poste par une pluie de projectiles en provenance des immeubles voisins. Le caporal Colantonio met un genou à terre et tombe sur le coté, il regarde sa cuisse perforée, sa bouche fait un rond. Maudoigt regarde incrédule ses doigts sectionnés par une balle qui a fait exploser la poignée en bakélite de son FAMAS. Le projectile termine sa course dans son pare-cou. Impuissants devant les barbelés, deux marsouins se vident de toute énergie. Ils se transforment en mannequins inertes jusqu’à la fin des combats. Un obus de 90 mm frappe le bâtiment baptisé Prisunic, suivi de rafales de 7,62 et de 20 mm en provenance des pelotons du RICM. Nous sommes désormais enveloppés d’une bulle de détonations, claquements, sifflements, impacts. Le premier groupe est  totalement immobilisé et toujours sous les tirs fichants des serbes. Nous ne pouvons rien faire pour eux. Les blessés ne peuvent même pas s’injecter de la morphine pour atténuer la douleur. Elle a été retirée des trousses de premiers secours suite à un changement de réglementation.
(à suivre)

vendredi 25 mai 2012

jeudi 24 mai 2012

Assaut sur Bizerte


Le 19 juillet 1961, le général de Gaulle donnait l’ordre de dégager la base de Bizerte assiégée par l’armée tunisienne. Quatre jours plus tard, au prix de 27 soldats tués et 128 autres blessés, les forces tunisiennes autour de la base et dans la ville de Bizerte n’existaient plus. Plus de cinquante ans plus tard, cette opération constitue encore un modèle pour l’emploi des forces sous la Ve République.

Au niveau stratégique, le Président de la République n’a pas hésité à engager la force armée, sans passer par un mandat du Conseil de sécurité, ni demander l’aide de l’OTAN. Il savait que l’opération serait risquée et qu’elle occasionnerait des dizaines de morts français. Par de nombreux aspects et à une échelle nettement plus réduite, elle est à la France ce que la reconquête des îles Falklands a été au Royaume-Uni en 1982.

Au niveau opératif, avec deux semaines de préavis, la France a réussi à engager un groupe aéronaval et une brigade terrestre complète. La coordination de ces deux éléments et de la base de Bizerte, sous le commandement de l’amiral Amman, a été remarquable. Le plan débutant par un assaut vertical du 2e Régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) le 19 au soir sur la piste de Sidi Ahmed, se poursuivant le lendemain par une prise d’assaut de toutes les positions ennemies autour des emprises de la base par les 2e et 3e RPIMa et se terminant, le 21 et le 22, par la conquête de la ville de Bizerte sans appui indirect, a été particulièrement audacieux. Il a parfaitement réussi.

Au niveau tactique, la combinaison de l’infanterie légère, renforcée de chars légers Chaffee du 8e Régiment interarmes, et des feux de toutes origines a donné des résultats remarquables. L’ennemi a été placé en permanence dans le dilemme de rester concentré sur les positions et de s’exposer aux feux ou de se disperser et d’être trop faible pour résister aux assauts. Pendant quatre jours, des groupements ad hoc ont été formés en souplesse pour remplir toutes les missions, toujours en coordination avec les appareils de l’armée de l’air et de l’aéronavale et les bâtiments de la marine, là où l’ennemi restait figé. Sur les centaines points de contact, l’expérience des marsouins-parachutistes et des cadres leur a presque toujours donné l’avantage sur un ennemi souvent déterminé mais novice. Au bilan, malgré l’absence de gilets pare-balles, les troupes d’assaut françaises ont subi presque vingt fois moins de pertes que les défenseurs. Preuve est ainsi faite une nouvelle fois de l’importance de la qualité de la formation et de l’entraînement.

On peut maintenant s’interroger sur un « Bizerte 2012 ». Dans un scénario uchronique où la base serait restée française dans une Tunisie devenue soudainement hostile, que ferions-nous aujourd’hui ? Ferions-nous appel à une médiation internationale ou prendrions-nous la décision d’intervenir ? Avons-nous les moyens de monter une opération de la même ampleur en quelques jours ? Nous contenterions-nous de frappes à distance ou aurions-nous le courage d’envoyer des troupes au sol ? Dans un tel cas, aurions-nous l’audace (et les moyens) de mener un assaut vertical, par largage, aéro ou hélitransport ? Serions-nous capable de la même souplesse de commandement et de coordination ? Comment se comporterait l’infanterie actuelle à l’assaut des collines ou de la ville de Bizerte ?

Pour en savoir plus sur l’opération de Bizerte :
Damien Cordier-Féron, Bizerte 1961 : 666 morts pour une base inutile, Guerres et Histoire n° 6.
Général Robert Gaget, La saga des paras, Grancher.
Patrick-Charles Renaud, La bataille de Bizerte, L’Harmattan.

lundi 21 mai 2012

40-Le commandement et les As


Le commandement  français s’est trouvé plutôt embarrassé par le phénomène des As. La chasse s’est en fait pratiquement auto-créée sous l’impulsion de ses éléments les plus agressifs. On crée bien, dans le programme aéronautique d’octobre 1914, les premières escadrilles mixtes, chasse et exploration, mais il est évident que la priorité appartient à l’aviation d’observation. Pourtant dès le début de la guerre, les aviateurs, tous observateurs, développent une attitude plus « offensive » que prévue. Ils prennent l’habitude de partir armé au cas où ils devraient se poser en zone ennemie. Puis, les rencontres avec les avions ennemis devenant plus fréquentes, des tirs s’échangent qui aboutissent à la première victoire aérienne de l’histoire, le 5 octobre 1914, par Frantz et Quesnault. Les aviateurs de reconnaissance sont frustrés de gloire alors que les combats au sol sont furieux. Ils multiplient les actions de harcèlement par obus, fléchettes et même des briques mais surtout, dans l’espace vierge qui est l’aviation de 1915, ils se lancent dans des expérimentations pour faire de leurs avions de véritables engins de combat. Beaucoup de cavaliers s’ennuient dans une guerre de tranchées où les chevaux ne servent qu’à tirer des canons. Ils « émigrent » donc en masse dans les autres armes et en particulier dans l’aviation, trouvant de nombreuses similitudes entre chevaux et avions. Or ces hommes sont encore imbus de charges glorieuses et de combat à l’arme blanche. La mission qui leur est destinée, la protection des avions d’observation, ne leur convient guère. Ils font donc largement évoluer leurs escadrilles dans un sens qui correspond mieux à leur culture.

Certaines escadrilles ont un rôle moteur : la MS (Morane-Saulnier) 26 de Roland-Garros, ou la MS 3 de Brocard (les Cigognes) ou encore la MS 12, créée en février 1915 à l’initiative du commandant de Rose. Ce dernier est un ancien cavalier et un pionnier de l’aviation (brevet de pilote militaire n°1). Il avait déjà expérimenté avant-guerre l’emploi de la mitrailleuse sur un avion. Son bilan reste longtemps modeste puisque la première victoire de la MS 12 n’est obtenue que le 1er avril 1915 et qu’elle ne compte que quatre victoires à la fin de l’été de la même année. De son coté, Roland Garros reprend les expériences d’avant guerre et parvient à tirer avec une mitrailleuse à travers des hélices blindés. Il peut ainsi à la fois piloter son avion et utiliser une arme axiale. Le monoplace, beaucoup plus maniable que le biplace, devient de cette façon l’instrument privilégié de la chasse. Grâce à cette invention, Roland Garros détruit trois avions dans la même journée et initie l’engouement des journalistes pour ces « nouveaux chevaliers ».

Dans une guerre industrielle où la mort est massive et anonyme, le monoplace de chasse permet de personnifier chaque victoire sur l’ennemi et de donner des héros à une opinion publique qui est désormais un acteur majeur des conflits. Les succès des pilotes de chasse ont en outre l’avantage de présenter quelques parcelles de « victoires » dans une année 1915 à la fois terriblement meurtrière et tactiquement stérile. L’engouement médiatique est tel, malgré la rareté des victoires, que le commandement accepte le terme d’« As » popularisé par les journaux et le codifie en l’attribuant officiellement aux titulaires de cinq victoires homologuées que, « ne comptent que les avions brisés en l’air, descendus en flammes ou s’écrasant au sol, aperçus dans cette situation par des combattants étrangers à la troupe victorieuse [trois au minimum]. »

Une nouvelle phase survient en février 1916 lorsque les Allemands concentrent leurs meilleurs appareils de chasse pour détruire les moyens d’observation aériens français au-dessus de Verdun. Pour contrer la menace, le commandement français est obligé de créer  le groupement de Rose. Sur l’initiative de son chef, il regroupe les meilleurs avions (Nieuport XI) et tous les As de l’époque : Guynemer, Nungesser, Deullin, Dorme, Chaput, Lenoir, etc., en associant des méthodes rigoureuses de combat collectif au tempérament agressif des As. Navarre s’y révèle, abattant douze avions et faisant des acrobaties pour distraire les poilus lorsqu’il n’a pas de cible. Jugeant son escadrille trop éloignée de la zone des combats, il obtient même un temps l’autorisation de s’installer plus près du front avec son avion et ses mécanos. Il est grièvement blessé le 26 juin 1916. La méthode suscite cependant encore beaucoup de réticences, malgré ses succès évidents, et le groupement de Rose est dissout un temps avant d’être reformé aussitôt devant l’aggravation de la situation. Cette méthode de regroupement est reprise et officialisée sur la Somme en juillet 1916 avec le groupe de chasse de Cachy où nichent les « Cigognes ».

En 1917, cette autonomisation de la chasse atteint des excès. Dans son ordre du jour du 15 avril 1917, précédant l’ « offensive Nivelle », le commandant du Peuty, éphémère chef de l’aéronautique, fixe une mission simple aux chasseurs : « la destruction de l’aviation boche », en allant la chercher chez elle, « aucun avion des groupes de combat [français] ne doit plus être rencontré à l’intérieur des lignes françaises » La protection des avions d’observation, mission nettement moins noble, est devenue « indirecte », avec des résultats désastreux. Tout à leurs joutes, les « chevaliers du ciel » ne protègent alors plus les observateurs d’artillerie qui se font abattre.

Les excès de 1917 et surtout la massification de la guerre aérienne en 1918, avec des flottes de plusieurs milliers d’avions et des grandes unités comme la division aérienne qui regroupe 600 appareils, réduisent finalement l’action des As en la diluant. De plus, leur rôle médiatique se relativise avec le retour des succès terrestres. Le commandement en profite donc pour retrouver le contrôle sur ces individualistes. Après août 1917, le titre d’As n’est plus accordé que pour dix victoires et on envisage même de le passer à vingt à la fin de la guerre.

Fin

dimanche 20 mai 2012

40-Le plan incliné du massacre


L’expertise des As s’appuie donc à la fois sur des qualités innées et sur une accumulation d’expériences, mais aussi, il ne faut jamais l’oublier, sur la chance. Même minimisée au maximum, chaque mission comporte une part de risque, le principal étant d’ailleurs l’accident mécanique, et les 40 As étudiés sont tous des survivants. Pégoud, excellent pilote, a été le premier de tous les As français. Il a pourtant été abattu en août 1915 en affrontant un avion d’observation.

Une caractéristique de la carrière des As est le caractère exponentiel de leurs victoires. Fonck est breveté pilote en mai 1915 mais n’obtient sa première victoire qu’en août 1916. C’est d’ailleurs la seule de cette année pour lui mais Fonck accumule les heures de vol et ses 74 autres succès sont acquis pendant les 21 mois suivants. Après avoir passé son brevet de pilote en avril 1915 et longtemps traîné une réputation de casseur d’avions, Guynemer obtient sa première victoire en monoplace en décembre 1915. Il a alors environ 200 heures de vol mais n’a participé, en moyenne, qu’à deux combats aériens par mois. Il lui faut alors quatre combats pour obtenir une victoire. L’accélération s’effectue à partir de février de l’année suivante et il accumule alors 49 succès en 19 mois. Nungesser, breveté en mars 1915, obtient deux victoires cette année là mais ne commence véritablement à être un « tueur » qu’à partir d’avril 1916. On peut multiplier les exemples. Madon, le quatrième au classement des As, est pilote depuis juillet 1913 mais n’obtient la première de ses 41 victoires qu’en septembre 1916. Boyau est breveté fin 1915 et détruit son premier appareil en mars 1917. Ehrlich a son premier succès 18 mois après son brevet, etc.

Ce décalage s’explique en partie par les circonstances. Le combat aérien n’existe véritablement qu’à partir de 1916. On tâtonne longtemps avant de mettre au point un armement de bord efficace et les premiers appareils spécifiquement dédiés à la chasse n’apparaissent qu’à la fin de 1915. De plus, les avions sont encore rares et les occasions de se rencontrer également. Les véritables duels ne commencent donc qu’au dessus de Verdun en février 1916 et se multiplient ensuite parallèlement à une production industrielle qui double tous les ans. A partir de l’été 1916, la plupart des missions de vol dans les zones de combat aboutissent à des occasions de combat.

A défaut de combattre, les As ont donc eu le temps d’apprendre à piloter, en général dans l’année 1915, et d’accumuler des centaines d’heures de vol au cours de multiples missions d’observation comme Fonck ou de bombardements comme Nungesser et Pinsart (21 missions de bombardement et 43 de reconnaissance avant de rejoindre la chasse). Malgré les qualités innées qu’ils possèdent, ce temps d’apprentissage apparaît indispensable à Fonck : « Il faut verser dans la chasse des aviateurs expérimentés et ne pas admettre dans cette catégorie des débutants. Le novice, s’il a un cran superbe, sera descendu dans les premiers mois d’essai et s’il est prudent restera inutile pendant au moins six mois. »

L’expertise s’appuie également sur un travail permanent et maniaque. Tous les grands As connaissent parfaitement les caractéristiques des appareils et des procédés ennemis. Fonck se précipite pour examiner les appareils qu’il a abattu au dessus des lignes françaises et voir s’ils comportent des perfectionnements. Pour lui  « pour devenir un grand « As », l’apprentissage est long, difficile, semé de déceptions et d’échecs répétés au cours desquels notre vie est cent fois jouée. » Obsédé par les enraiements de mitrailleuses, avant de partir en mission, il essaie chaque cartouche dans la chambre du canon de la mitrailleuse et jette celles qui lui semblent présenter le moindre défaut. Il constitue ensuite lui-même ses bandes de cartouches. Guynemer, par son passé de préparant à Polytechnique et ses débuts comme mécanicien, est passionné de technique aéronautique. Il connaît ses appareils dans le moindre détail et collabore fréquemment avec les industriels pour y apporter des améliorations. Un jour, il envoie des croquis à un ingénieur avec la remarque suivante : « les boches travaillent comme des nègres et il ne faut pas s’endormir, sans cela couic ». Il développe ainsi, en collaboration assidue avec les ateliers industriels, l’« avion magique », un Spad XII sur lequel il a fait placer un canon de 37 mm.
(à suivre)

samedi 19 mai 2012

40-Docteurs en mort violente


Il ne suffit pas d’avoir du sang froid et de n’éprouver aucun remords quant à l’emploi de la violence pour devenir un As, il faut aussi avoir certains talents. Le combat aérien suppose de tenir compte simultanément de paramètres comme les vitesses et les altitudes respectives de plusieurs mobiles, la résistance de l’air, la présence de nuages ou la position du soleil. Tout cela induit des corrections à apporter au tir, le tireur ne visant pas directement l’avion mais un espace choisi à proximité en espérant que les balles rencontreront alors la cible. La complexité des corrections à apporter augmentant avec la distance de tir, il faut le plus souvent s’approcher à moins de 100 m de l’objectif. Les appareils pouvant aller jusqu’à 85 mètres par seconde, cela ne laisse que de très courtes « fenêtres de tir », souvent de quoi envoyer seulement une courte rafale d’une mitrailleuse qui peut s’enrayer à tout moment et dont le chargeur est limité à quelques dizaines de cartouches.

Pour effectuer ces évaluations en quelque secondes, l’instrument premier est la mémoire à court terme qui permet de constituer une vision de la situation tactique mais avec un nombre limité d’objets, pas plus de sept chez un individu « normal ». Pour aider le pilote à gérer les informations nécessaires, des instruments, encore très rudimentaires, ont été placés devant lui sur un tableau de bord : à gauche, un indicateur de vitesse, le baromètre altimétrique Richard gradué de 0 à 5000 mètres ; au centre, un compas et une boussole, souvent affolée par la magnéto du moteur, la montre qui sert à déterminer la position du soleil par rapport aux points cardinaux, la vitesse de navigation et ce qui reste dans les réservoirs ; à droite le manomètre de pression d’huile et le compte tours. Dans ce contexte cognitif, ce qui fait la force de l’expert c’est d’abord sa capacité à appréhender intuitivement la plupart des informations sans même avoir à regarder le tableau de bord. Il est également capable mais aussi parce que de fortes doses d’adrénaline contribuent à stimuler les facultés sensorielles et cognitives, à identifier plus vite et de manière plus pertinente les éléments clefs dans la masse d’informations qui l’entoure comme, par exemple, les variations de ronronnements de son moteur. Cette phase sensorielle, est suivie d’une analyse qui est toujours une combinaison de souvenirs et de réflexion logique. Lorsque la situation est familière, la phase d’analyse se réduit généralement à amorcer un processus immédiat de recherche d’une réponse « typique » à la situation reconnue dans sa mémoire inconsciente. Plus celle-ci est riche et plus il a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus cette recherche est rapide. Dans cet arbitrage permanent entre vitesse et efficacité, la première solution satisfaisante qui vient à l’esprit est presque toujours adoptée.

La plupart des As appliquent ainsi très souvent un même schéma. Fonck patrouille à très haute altitude, parfois à 6000 mètres, ce qui impose l’emploi d’un masque à oxygène et une excellente condition physique. De cette position, il repère ses proies, si possible isolées, et fond sur leur arrière. Son adresse au tir suffit alors à détruire l’appareil en une rafale. Si cela ne fonctionne pas, il n’insiste pas. La tactique de Guynemer est plus « tenace » mais reste très simple : « je pratique le vol classique, et n’ai recours aux acrobaties qu’en dernier ressort. Je reste accroché à mon rival et quand je le tiens, je ne laisse pas filer. » Il se fait d’ailleurs abattre lui même sept fois. Dorme est plus acrobate dans sa tactique mais il n’utilise sa virtuosité que pour se placer dans un angle mort et s’approcher ensuite prudemment jusqu’à portée de tir. Jusqu’à sa mort son avion ne comptera que deux impacts.

Si la situation ne ressemble pas à quelque chose de connu, cas le plus courant pour le novice, la réflexion « logique » prend le relais mais avec plus de délais, ce qui, dans un contexte de combats très rapides, introduit un décalage très dangereux face à quelqu’un qui dispose d’une solide mémoire tactique et agit par réflexe. Il arrive aussi fréquemment qu’une forte pression cognitive se conjugue à l’inhibition.  Cela peut aboutir à une forme de sidération ou, au mieux, à une « focalisation » sur certaines informations alors que d’autres, pourtant vitales, sont complètement ignorées. Ce blocage est évidemment beaucoup plus fréquent en cas de surprise.

Le 9 mai 1918, au matin, Fonck, du haut de son « perchoir » glacé, commence par fondre sur une patrouille de trois appareils. Il foudroie un premier avion, puis profitant encore de la « sidération » de la surprise et de l’agilité supérieure de son avion Spad, se place dans un angle mort pour détruire un deuxième. Le dernier choisit de fuir mais Fonck le rattrape facilement.  Dans l’après-midi, il débouche d’un nuage, à trente mètres seulement d’un avion d’observation, dans la surprise mutuelle, il a facilement le dessus. Il se place ensuite, comme à son habitude, en haute altitude et aperçoit une patrouille de quatre Fokker, suivie à faible distance par une autre de cinq Albatros. « Seul contre neuf, ma situation devenait périlleuse. […] mais le désir de parfaire ma performance l’emporta sur la prudence ». Appliquant sa tactique habituelle, il fond sur l’arrière du Fokker de queue et l’abat à 30 mètres. Les deux Fokker les plus proches l’aperçoivent et s’écartent. Il calcule qu’il leur faudra environ huit secondes pour achever leur mouvement et il fonce tout droit pour abattre le chef de patrouille qui n’a encore rien remarqué. Lorsque les Allemands se remettent de leur surprise et sont prêts à se battre, il est déjà hors de portée.
(à suivre)

vendredi 18 mai 2012

Les incidences du retrait anticipé d'Afghanistan des unités de combat

J’interromps momentanément le feuilleton « 40 » pour vous adresser ces analyses sur l’anticipation du retrait d’Afghanistan. En ce qui me concerne, c’est toujours un exercice délicat pour un officier de parler d’un fait militaire éminemment politique, surtout en ces temps électoraux. 

40-Achille avant Troie


Sergent Maurice Boyau
Ces « acteurs » exceptionnels est-il possible d’en établir un profil type décelable avant le révélateur du combat ? En examinant la vie de ces 40 premiers As français avant 1916, quelques traits saillants apparaissent. Beaucoup ont eu manifestement le goût pour l’action avant de devenir aviateur et avant même la guerre. Certains peuvent être qualifiés d’aventuriers comme Nungesser, qui avant 1914 avait pratiqué une multitude de métiers à travers le monde. La guerre le surprend dans une plantation au Brésil. Il s’engage alors volontairement et se distingue dès le 3 septembre 1914, pendant la bataille de la Marne, alors qu’il est avec une poignée d’hommes sur les arrières de l’ennemi. Par un coup d’audace, il arrête une auto allemande abat froidement ses quatre occupants et rejoint les lignes avec son lieutenant blessé et deux fantassins. L’automobile étant de marque Mors, il devient  le « hussard de la Mors », qu’il transformera en « hussard de la Mort ». Il faut noter que parmi les quarante As, il y a cinq étrangers (Lufbery, d’Argueff, Putnam, Baylies, Waddington) et, outre Nungesser, six autres français sont des voyageurs civils ou militaires (deux ont fait campagne au Maroc) ou des résidants en Afrique du Nord. Pourjade, dans sa quête spirituelle, voyage en Espagne et en Suisse avant la guerre et devient missionnaire en Océanie ensuite. Il meurt en 1924 en soignant des lépreux.

Beaucoup d’entre eux sont d’excellents sportifs, à une époque où le sport n’est pas encore une activité de masse. Il existe même une escadrille, la N77 dite « des sportifs », qui regroupe de nombreux champions dans diverses disciplines : Decoin (natation), de Mouronval et Strohl (rugby), Felloneau (boxe, foot), Mevius (tennis), Boilot (automobile) et deux grands As, Maurice Boyau (35 victoires), 11 fois international de rugby et capitaine de l’équipe de France, y compris pendant la guerre, et Luc Sardier (15 victoires), champion de boxe et pratiquant assidue de cyclisme, cross-country et équitation. Parmi les autres, Nungesser, Chaput ou Haegelen sont aussi d’excellents sportifs avec toujours une prédilection pour les sports « virils ». On peut classer aussi comme sportifs, Madon, Pinsart, Jailler, Navarre et Tarascon, qui se sont passionnés avant guerre pour l’aviation. Le frêle Guynemer est bien sûr un contre exemple mais sa faiblesse physique était pour lui une source de frustration quand il se comparait à ses rivaux. Ajoutons qu’avec une moyenne d’âge de 24 ans en 1916, ils sont en pleine possession de leurs moyens physiques et cognitifs et que la pratique avant-guerre d’un sport, de l’automobile ou de l’aviation est plutôt le signe d’appartenance à un milieu social aisé.

Ces hommes ont trois origines militaires principales. Dix d’entre eux commencent la guerre directement dans l’aviation. Les autres viennent essentiellement d’armes combattantes, infanterie (dix) et surtout cavalerie (quinze). Ce sont visiblement des hommes qui recherchent le combat. Beaucoup sont militaires d’active ou engagés volontaires pour la durée de la guerre, ils appartiennent à des armes combattantes où ils s’illustrent déjà souvent par leur agressivité. Mais ce sont pourtant des frustrés qui s’« ennuient » dans la guerre de tranchées. C’est clairement le cas des cavaliers, dont les montures n’ont visiblement plus leur place sur le nouveau champ de bataille et qui voient de profondes analogies entre l’avion et le cheval. Pour les fantassins, il s’agit surtout de blessés, devenus inaptes au combat de tranchées, ou d’individus affectés dans des postes non combattants. Parvenus dans l’aviation, pour la plupart à une époque où les avions de chasse n’existent pas, ils continuent à faire preuve d’une grande agressivité contribuant ainsi à faire de l’aviation une arme de combat. Madon largue des obus de 90 mm dans ses missions de reconnaissance. Boyau invente un système permettant de porter cinq bombes entre les roues de son avion et initie les bombardements d’aérodromes à faible altitude. Pinsard est le premier à effectuer une « mission spéciale » consistant à déposer ou récupérer un agent sur les arrières de l’ennemi. Il est d’ailleurs capturé à cette occasion mais s’évade et reprend le combat. Alors même que les monoplaces sont apparus mais que les combats aériens sont encore rares, Heurtaux et Deullin défoulent leur agressivité en mitraillant les fantassins allemands et effectuent ainsi les premières missions d’appui aériens. Beaucoup commencent d’ailleurs dans l’aviation de bombardement qui, en 1915, se bat beaucoup plus que la chasse embryonnaire. Nungesser effectue ainsi 53 missions de bombardement.
(à suivre)

jeudi 17 mai 2012

40- L'Illiade dans le ciel ?


Il existe, dans cette guerre de tranchées, plusieurs approches de la mort donnée ou reçue, avec des conséquences psychologiques très différentes. La mort donnée par l’artilleur est industrielle, anonyme et lointaine. La réticence à tuer et le stress qui en découle sont donc réduits. La peur de la mort est également rendue plus supportable par un taux de pertes très inférieurs aux autres armes et le caractère de solidarité croisée imposé par le service des pièces dont on sait qu’il constitue un des meilleurs soutiens moraux. Le combat des fantassins est tout autre. Pour Jean Norton Cru, « il n’y a pas de lutte, sauf dans des cas très exceptionnels : presque toujours l’un frappe, l’autre ne peut que courber le dos et recevoir les coups […] Les soldats sont bourreaux ou victimes, chasseurs ou proie, et dans l’infanterie nous avons l’impression que nous jouâmes la plupart du temps le rôle de victime, de proie, de cible. » Le courage, dans ce contexte, relève beaucoup plus du stoïcisme que de la bravoure. Pour le commandant Coste, le fantassin moderne a l’impression de se mesurer avec des choses plutôt qu’avec des hommes, « aussi son habileté personnelle n’est-elle plus une garantie de survie. Sa protection propre, force est de la confier aux autres, puisque le plus souvent, il est dans l’impossibilité de riposter aux coups qu’il reçoit. Dès lors, il lutte contre lui-même plus encore que contre l’ennemi, semble-t-il. Et, pour vaincre, il doit d’abord se vaincre. » Le courage demandé à l’aviateur paraît exactement inverse, pour le lieutenant Marc, pilote de chasse : « Quand l’aviateur est brave, sa bravoure est de même nature que celle du héros de jadis […] Au contraire, pour le fantassin moderne, la bravoure est tout simplement une des formes du sacrifice. » 

Outre des conditions de vie très supérieures, l’avantage considérable du pilote sur le fantassin est qu’il a un sentiment de contrôle sur son destin. En revanche, ce contrôle impose, outre les risques d’accidents qui représentent presque la moitié des pertes, d’aller affronter volontairement des mitrailleuses à vingt mètres et d’aller tuer à bout portant, ce qui est, dans les deux cas, psychologiquement assez difficile. C’est la raison pour laquelle les attaques par l’arrière et sur des cibles faciles sont privilégiées. Ce combat, comme le décrit Jean Morvan, pilote à la SPA-163, est ainsi beaucoup moins chevaleresque qu’il n’y paraît : « un combat aérien procède plus d’un guet-apens que d’un duel. On descend rarement un adversaire qui cabriole. On assassine le promeneur qui rêvasse. Par derrière, sans qu’il s’en doute, de près si possible, il faut en quatre ou cinq secondes pouvoir tirer quarante ou cinquante projectiles. » La frappe par l’arrière permet une forme de distanciation morale qui facilite le meurtre car il est nettement plus facile de tuer un homme qui ne vous regarde pas. Guynemer est resté marqué par l’image d’un mitrailleur d’un biplace allemand continuant à lui tirer dessus alors que le pilote a été tué et que l’avion plonge vers le sol. La germanophobie est une autre forme de distanciation morale.

Les cibles préférées des As sont les avions d’observation, souvent encombrés de matériels de TSF ou de photographie, et qui représentent la moitié des engins volants, donc des cibles. Qui plus est, pour remplir leur mission, ils doivent survoler les lignes amies, là où les témoins susceptibles de faire homologuer les victoires sont les plus nombreux et les risques moindres en cas de poser. Ces lourds biplaces, même dotés de mitrailleuse, n’ont en fait guère de chance face à un monoplace de chasse bien piloté. Fonck avoue lui-même « il était nécessaire d’en abattre le plus possible. Je n’ai jamais distingué entre chasseurs, régleurs ou photographes ! tout est bon à supprimer ». Sur les 53 avions détruits par Guynemer, une douzaine seulement sont des monoplaces de chasse. Les combats chasseurs contre chasseurs eux mêmes se limitent souvent à une approche discrète par l’arrière suivi d’un foudroiement à bout portant. La véritable rareté est constituée par les combats tournoyants. 

(à suivre)

mercredi 16 mai 2012

40-Monomaniaques volants


Ces prédispositions et ce cercle vicieux créés par l’accumulation des sensations fortes par les combats ou les honneurs, aboutit, chez ces hommes de 20 à 26 ans, à des comportements de monomaniaques obsédés par la recherche du combat. Dans ses lettres, Guynemer ne parle que de « sa » guerre, le reste du front semble ne pas exister. Presque sont blessés et parfois à plusieurs reprises. Pourtant aucun n’en profite pour se faire réformer et tous reviennent combattre le plus vite possible y compris pendant leurs convalescences. Le cas extrême est Charles Nungesser, le « hussard de la mort », très grièvement blessé le 29 janvier 1916 au cours d’un essai, qui part à Verdun deux mois plus tard, en béquilles et après avoir déchiré sa feuille de réforme. En décembre de la même année, il doit retourner à l’hôpital pour soigner ses blessures. Il refuse encore la réforme et profite de ses onze jours de convalescence, en mai 1917, pour abattre six avions, avant, épuisé, de retourner à nouveau à l’hôpital. Il accumulera ainsi les blessures suivantes : fractures du crâne, commotion cérébrale, lésions internes, cinq fractures supérieures et deux fractures inférieures de la mâchoire, éclat d’obus dans le bras droit, genoux et pied droit déboîtés, éclat de balle dans la bouche, tendons inférieurs de la jambe gauche atrophiés, atrophie du mollet, fractures de la clavicule et du poignet. Le fuselage de son avion était orné d’un cœur contenant un cercueil, une tête de mort et des tibias et encadré par deux chandeliers. Chaput de son coté avait baptisé son avion « La mort subite ».

Le combat est devenu, pour beaucoup, une compétition sportive. Dans les mémoires de Fonck les hommes tués ne sont plus que des numéros, des mesures de performances. Au début de ses succès, après avoir abattu un homme en pleine poitrine, il écrit : « c’était là du beau travail et si tous les jours ressemblaient à celui-là, les autres auraient fort à faire pour continuer à figurer devant moi parmi les as du tableau de chasse. » En 1918, « Quelques jours après mon arrivée, onze boches dont sept officiels sont tombés sous mes balles […] Le 1er août 1918, à 11 heures du matin, je descends mon 57 e boche à la lisière du bois de Hangard. Le 11 août 1918, en 10 secondes, je réussis à abattre trois boches. Ce fut mon record au point de vue vitesse. » Le 26 août, après avoir abattu six avions pour la deuxième fois en une journée, il note «  pour moi la journée avait été excellente : j’avais désormais officiellement 66 victoires à mon tableau. » Dans ses lettres, Guynemer a des réflexions du même ordre : « Combat avec deux Fokker. Le premier, cerné, son passager tué, a piqué sur moi sans me voir. Résultat : trente-cinq balles à bout portant, et couic ! chute vue par quatre autres appareils […] ça va peut-être m’amener la croix. » Le dimanche 5 décembre 1915, Guynemer abat un Aviatik d’observation près de Compiègne. L’avion s’écrase en forêt. De peur que sa victoire ne soit pas homologuée, il se pose près de l’Eglise où son père à l’habitude d’aller et fait appel à son influence. Celui-ci téléphone donc à tous les maires de la région pour que soit organisées des battues qui aboutissent finalement à la découverte de l’épave. Cela permet à Guynemer de faire le siège du service des homologations jusqu’à ce qu’il obtienne satisfaction, à grands coups de colère. Rares sont ceux qui échappent à cet état d’esprit. René Dorme, dont deux tiers des victoires ne furent pas homologuées car acquises en zone ennemie et donc non observables, est de ceux-là. Jusqu’à sa mort, le 25 mai 1917, il n’a jamais émis le moindre commentaire à ce sujet. Il y a également le cas de Léon Pourjade qui a participé à 67 combats en un an et a abattu une quarantaine d’appareils (surtout des ballons).

A la fin de son roman, Vercel décrit un capitaine Conan devenu alcoolique une fois rendu à la vie civile. A la différence des As des tranchées, les pilotes de chasse peuvent continuer à éprouver des sensations fortes soit en poursuivant une carrière dans ce qui n’est pas encore l’armée de l’air, soit comme pilote d’essais, acrobates aériens ou encore dans l’aéropostale. Certains, comme Nungesser aux Etats-Unis, reproduisent même leurs combats dans des meetings. Cette poursuite de la recherche de sensations finit d’ailleurs par tuer autant que la guerre elle-même. Sur les quarante premiers As français, dix sont tués avant la fin des hostilités et trois sont si grièvement blessés qu’ils ne peuvent plus rejoindre le front (ce qui évite à certains, comme Navarre, d’y périr certainement). Sur les trente survivants, dix meurent encore dans un avion dans les neuf ans qui suivent, comme Madon, Deullin et Marinovitch tués dans des exhibitions ou essais aériens, ou encore comme Nungesser en essayant vainement de traverser l’Atlantique. Cette traversée apparaît d’ailleurs comme le nouveau grand défi. Fonck s'y essaye, mais son avion s'écrase au décollage tuant deux membres d'équipage. Navarre y pense également, comme il envisage aussi le passage sous l’Arc de Triomphe. Il se contente de s’écraser à Villacoublay. Védrines, le mentor de Guynemer, spécialiste des missions spéciales sur les arrières de l’ennemi, se pose en 1919 sur le toit des Galeries Lafayettes et se tue deux mois plus tard au cours d’un raid.
(à suivre)