samedi 16 juin 2012

BH-S’adapter pour mieux répondre aux défis des opérations de stabilisation et de contre-insurrection-Hugues Esquerre


L’armée de terre doit être en mesure de remplir les contrats opérationnels qui lui sont fixés par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, qui constitue la vision stratégique de la France. En matière d’équipements et d’entrainement, son effort principal se porte sur le combat aéroterrestre dans un cadre blindé-mécanisé qui, peu ou prou, renvoie à l’image de la guerre telle qu’elle est entrée dans l’imaginaire collectif depuis la seconde Guerre mondiale, et qui constitue le type de conflit pour lequel la préparation est la plus longue. Pourtant, ce type de conflit est bien celui auquel l’armée de terre est le moins souvent confronté. Ou même plutôt auquel elle n’a jamais été confronté depuis 1945, la Guerre Froide n’ayant été qu’une vaste préparation et la première Guerre du Golfe l’enfoncement d’un glaive d’acier dans un bouclier de carton pâte.

En revanche, les « petites guerres », guérillas, rébellions, insurrections, ont dans le même temps continué à proliférer partout dans le monde et ce sont 87 soldats français qui sont morts en Afghanistan dans un engagement de ce type. La puissance conventionnelle occidentale, jugée invincible frontalement, est à l’origine même du développement des conflits asymétriques, qui devraient continuer à prospérer à l’avenir.

Or dans le domaine de la préparation des forces, qui peut le « plus » ne peut pas forcément le « moins » car la contre-insurrection (COIN) et les opérations de stabilisation ne sont pas le moins, la version dégradée, du combat conventionnel. Il faut donc réfléchir à la façon d’accroître et de renforcer l’aptitude des forces terrestres à s’engager dans des opérations de COIN sans toutefois grever leur capacité à mener une guerre de haute intensité, l’un n’étant pas l’ennemi de l’autre.

Dans ce but, il est possible de formuler quelques propositions concrètes et réalistes répondant au double défi de la poursuite de la préparation au combat de haute intensité et de la poursuite des restrictions budgétaires et des restructurations.

1.       Mieux exploiter les compétences existantes.

En premier lieu, il serait utile de créer des parcours professionnels relatifs aux opérations militaires d’influence (OMI) en fédérant les actuels domaines de spécialité des actions civilo-militaires (ACM), des opérations d’information (Info Ops) et de la communication opérationnelle. Cette dernière serait ainsi également séparée de la communication institutionnelle qui est un métier différent. Dans un domaine relativement récent (les premières doctrines françaises relatives aux OMI ont moins de dix ans), le décloisonnement de ces trois spécialités permettra à des spécialistes polyvalents de mieux conseiller les chefs opérationnels et d’obtenir une efficacité accrue sur le terrain. L’influence est une manœuvre et non pas simplement l’empilement d’actions ayant une logique commune.

Un deuxième point serait d’identifier un vivier de réservistes possédant des compétences civiles reconnues comme nécessaires à la conduite d’une opération de COIN (ethnologues, linguistes, sociologues, historiens, agronomes, etc) et de les gérer distinctement du reste de la réserve. Une telle gestion permettrait à la fois de connaître instantanément les lacunes existantes dans certaines compétences recherchées et ainsi de démarcher des spécialistes pour leur proposer un engagement dans la réserve quand le besoin apparaît concrètement, mais aussi de motiver des personnes de haut niveau désireuses de servir leur pays sans être attirées par un travail d’état-major en tant que réserviste généraliste ou par la réserve citoyenne.

Enfin, il serait utile de revoir certains organigrammes pour que les unités opérationnelles soient structurellement mieux armées pour s’engager dans une opération de contre-insurrection. Il serait ainsi utile d’augmenter le nombre de spécialistes OMI dans les états-majors de tous niveaux (brigades, EMF, CRR), le nombre de spécialistes du renseignement aux plus bas échelons avec notamment la mise en place d’un sous-officier spécialisé dans les unités élémentaires, ou encore de mettre en place un officier COIN identifié et formé dans chaque bureau opérations instruction (BOI) des régiments. Ces derniers seraient capables de dispenser une instruction de base à tous les soldats du corps et d’organiser des exercices.

Ceci amène tout naturellement au deuxième volet de propositions qui concernent la formation des cadres.

2. Développer et maintenir la compétence spécifique COIN.

Toutes les études historiques montrent que les armées qui ont eu les meilleurs résultats face des insurrections ont créé pour cela des écoles de contre-insurrection ou développé des stages de formation à destination des cadres : les Britanniques en Malaisie, les Colombiens contre les FARC, et bien sûr les Français en Algérie avec l’école d’Arzew.

La création d’une école d’entrainement et d’expertise COIN qui pourrait être adossée à une école existante (EMSOME, EAI, EEM ou autre) aurait deux vertus majeures :

  1. Tout d’abord homogénéiser les approches de contre insurrection pour assurer la cohérence doctrinale de l’armée de terre avec les doctrines alliées et interarmées, mais aussi entre les armes, en lui confiant la coordination de toute la réflexion et de la production dans ce domaine, en liaison avec les écoles d’arme. Cette centralisation permettrait également de toujours incrémenter et actualiser le corpus établi.
  1. Ensuite d’œuvrer directement à la compréhension des enjeux et des fondements de la COIN avec la responsabilité de la création et de la mise en place d’une politique de formation destinée aux cadres de tous niveaux. Elle pourrait ainsi coordonner des formations génériques destinées à être dispensées en formation initiale (ESCC et ENSOA), des formations de spécialité dispensées selon les fonctions opérationnelles d’emploi (écoles d’application, états-majors de brigade et de force), des formations de niveau pour les officiers (EMS1 et 2). Elle-même pourrait aussi directement dispenser des formations spécialisées et approfondies de COIN pour des officiers et sous-officiers destinés à travailler plus spécifiquement sur ces problématiques : cadres de la filière OMI, officiers COIN des BOI dans les régiments, formateurs COIN des autres centres et écoles.
Aujourd’hui, l’armée de terre se prépare davantage pour la guerre de haute intensité que pour des opérations de stabilisation ou de COIN. La haute intensité et la stabilisation sont deux choses différentes qui requièrent des préparations différenciées et complémentaires. La stabilisation peut même apparaître comme plus délicate à mener que la haute intensité, moins « concrète » et moins « facile » parce qu’elle fait appel aux effets cognitifs et à un spectre global de moyens. Qui plus est, la stabilisation et la COIN représentent l’essentiel des interventions actuelles et cela devrait durer. C’est pourquoi il ne faut surtout pas négliger leur préparation sans pour autant la mettre en concurrence avec la préparation à la haute intensité. Les quelques propositions présentées ci-dessus y contribuent. Du moins je l’espère.

4 commentaires:

  1. Ces mesures semblent extrêmement pertinentes ; mais, et la référence à l'école d'Arzew plaide en ce sens, est-il certain que c'est la capacité opérationnelle qui est au fondement du succès dans les opérations de contre-guérilla ? L'exemple des opérations récentes en Somalie montre qu'une coalition hétéroclite(contingents ONU, OUA, forces régulière keyniannes et éthiopiennes, tribus ralliées) ont pu obtenir un succès, au moins opératif et peut-être demain complet, contre un guérilla aguerrie et bien implantée. Au prix, certes, de pertes que nos opinions publiques et nos responsables politiques auraient du mal à accepter ; mais cette coalition a démontré que la détermination politique était plus importante que les niveaux d'entraînement et d'équipement.
    Il ne s'agit pas de jeter le bébé avec l'eau du bain et de laisser sombrer dans l'oubli les leçons de nos engagements récents, mais leur enchaînement montre également que leur caractéristique est de ne pas se ressembler : quoi de commun entre le Golfe, le Cambodge et les Balkans ? Entre le Kosovo, la RCI et l'Afghanistan ? Entre l'Afghanistan et la Lybie ? Sans oublier les "permanences" : le Liban, la présence en Afrique et ses flambées (hier Boali, demain peut-être le Tchad) ?
    Quelle sera notre mission demain : assurer un corridor humanitaire en Syrie, ce qui exigerait des moyens lourds ? traquer les jihadistes au Mali, mission taillée pour les forces spéciales ? Un déploiement dans le Caucase ?
    Il me semble donc périlleux de faire effort sur le dernier engagement ; sans négliger ses enseignements, je considère plus sage de conserver l'ensemble des savoir-faire acquis et, certes au rebours du principe de concentration des efforts, de privilégier la liberté d'action en maintenant la polyvalence de nos forces.

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  2. Hugues Esquerre16 juin 2012 à 17:43

    Comme je le dit dans cet article, il n'est aucunement question d'opposer une prépration opérationnelle plutôt qu'une autre. Bien au contraire, je crois qu'il est (encore) possible aujourd'hui de préparer l'ensemble du spectre des engagements terrestres possibles. Les mesures que j'évoque ont simplement pour objet de placer l'armée de terre dans une configuration "structurelle" plus adaptée à la COIN et la stabilisation, sans pour autant diminuer ses capacités de haute intensité.
    Concernant l'importance de la détermination politique, je partage entièrement votre point de vue. La guerre, quelle que soit sa forme, est une confrontation des volontés et sans détermination politique, la victoire est quasi impossible sinon impossible. Mais c'est un paramètre qui ne relève pas des forces armées et de leur préparation opérationnelle.

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  3. Tout d'abord il me semble utile de réfléchir à la notion de COIN et à son efficacité potentielle réelle.
    Il semble bien en l'occurrence que les procédés tactiques mis en œuvre soient fondamentalement relativement proches de ceux mis en évidence par la haute intensité, l'Afghanistan ayant remis en avant des fondamentaux du combat interarmes déjà existant dans les combats classiques. Plus qu’une révolution militaire il s’agit bien dans le cas français d’une préparation adaptée et surtout disposant de moyens exceptionnels à son échelle qui font la spécificité de ce théâtre.
    Les réussites de la doctrine de COIN semblent elles bien limitées, tant pour des raisons militaires (difficulté à vaincre un adversaire inséré dans la population, innovant et déterminé sans pertes importantes et à un coût acceptable, notamment du fait de l’importance excessive accordée au feu et à la faible capacité manœuvrière) qu'externes (incapacité des autres administrations à fournir les cadres nécessaires à une approche globale autre que de façade, ressources budgétaires, volonté politique changeante et incertaine s'impliquant jusqu'au plus bas niveau de décision militaire), et avant tout dues au ralliement d'acteurs locaux. Il semble bien ainsi que le modèle de COIN proclamé en Occident à la suite des USA depuis 2006 ne soit militairement que peu différent au niveau tactique des savoir-faire dits de haute intensité, et d'un succès très contestable. Plus que les savoir-faire militaires ce sont les décisions politiques qui ont pesé dans les conflits afghans et irakiens.
    Il est bien évidemment indispensable de conserver ces savoir-faire et les savoir-être acquis, y compris en en tirant les leçons structurelles nécessaires (le renforcement du renseignement et des domaines para militaires comme la com ops et les OMI entre autres, l'évolution du service de santé, un centre spécialisé peut-être...), vouloir en faire un type de guerre fondamentalement différent me semble comporter une dimension très artificielle pouvant laisser croire à une solution militaire spécifique menant au succès indépendamment des autres données.
    La reconstitution matérielle de forces conventionnelles lourdes de haut niveau ne saurait s'envisager à court terme une fois celles-ci sacrifiées sur l’autel de la rigueur, aussi il importe d'en préserver un noyau conséquent. Cela n'empêche pas de s'atteler à acquérir une certaine flexibilité, aujourd’hui rendue indispensable du fait des contraintes financières et d’effectifs, sur le modèle actuel français ou US (PROTERRE...) ou britannique (changement de spécialité régimentaire régulier). Et cette flexibilité est plus aisée à acquérir du lourd vers le léger que l’inverse, dans une certaine mesure bien entendu…

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  4. Frédéric Aubanel17 juin 2012 à 12:27

    Mon cher Hugues,
    je suis bien d'accord avec toi sur le début de ton article: le modèle blindé-mécanisé tel qu'on l'imagine depuis des lustres et tel qu'il continue à structurer nos forces armées doit être sinon abandonné, au moins révisé. Et oui, ces "petites guerres" sont appelées à devenir le standard des nos futurs engagements.
    Mais pour le reste, je ne suis plus d'accord! On se focalise sur la COIN aujourd'hui par effet de mode, parce qu'il vient contre-dire ce fameux modèle blindé-mécanisé. La COIN ne doit pas devenir structurant pour nos forces armées, parce que ce modèle est inadapté: en Afghanisant ou ailleurs, ce ne sont pas nos armées qui doivent conduire une "COIN operation", mais les forces locales! Nous, nous serons toujours les étrangers. Nous sommes en train de réinventer le modèle coloniale dans lequel il s'agissait de civiliser, et dans lequel il s'agit aujourd'hui de distiller nos valeurs occidentales au nom d'un universalisme plus que discutable.
    Comme son nom l'indique, la contre-insurrection vise à lutter contre un mouvement subversif qui menace l'Etat en place: en tant qu'étrangers, nous n'y avons aucune légitimité. Nous ne pouvons pas prendre le combat à notre compte. Une opération de COIN demande du temps, temps que nous n'avons plus car nos opinions publiques et nos chefs politiques se lassent de plus en plus vite, perdent l'esprit du message politique et des objectifs, n'acceptent pas les conséquences pourtant inévitables de la guerre. Nous ne l'avons plus parce que étrangers nous devenons envahisseurs, puis tueurs de peuples. Enfin, qu'est-ce que la COIN a amené de plus? Rien. On ne fait que redécouvrir des besoins oubliés, car non mis en oeuvre dans nos exercices: le renseignement, l'aéromobilité, le contrôle du terrain et des populations, les actions en profondeur ou encore les opérations spéciales, bref un combat inter-armes et inter-armées.
    Alors, quelle structure pour l'avenir? Afin d'obtenir des effets rapides et donc limiter la durée de nos interventions, je pense qu'il faut pouvoir engager une force importante et couvrant l'ensemble du spectre des capacités dans le but d'assommer un adversaire clairement identifié et désigné, puis de laisser la conduite des opérations (de COIN cette fois) à celui des belligérants qualifiés d'allié. Cela signifie des forces nombreuses, vite projetées, engagées dans un combat dur et violent, sur une durée limitée. Exit donc un pseudo-modèle 5000 hommes en inter-armées, qui n'est apte qu'à simuler une quelconque volonté politique et à faire durer un conflit bien au-delà de ce qui est nécessaire. La Lybie est à cet égard un exemple: un allié reconnu, un adversaire identifié, un engagement militaire plutôt massif, continu et violent, le tout sur une durée limitée. Certes, l'AdT, du fait des particularités de la Lybie, n'a pas eu à déployer des "boots on the ground", mais l'idée est bien là.
    Enfin, enseigner la COIN est une idée dangereuse: imagines des généraux syriens, formés en France à la COIN, remerciant leurs anciens instructeurs pour leur avoir permis de mener des opérations efficaces à Homs......

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