vendredi 24 octobre 2025

Théorie du combattant : le making of

Pour accompagner le tout, un petit podcast sur > France Culture

Tout a commencé un jour de printemps 2025 lorsque j’ai avoué à mon excellent éditeur que je ne pourrais pas lui rendre, à la fin de l’été, le grand livre sur l’évolution de l’art de la guerre qu’il m’avait demandé. Devant son embarras, je lui proposai de reprendre un vieux projet sur les combattants rapprochés, leur rôle essentiel dans les guerres mais aussi le relatif désintérêt dont ils pouvaient paradoxalement faire l’objet. Je travaillais sur le sujet depuis longtemps ; je pouvais faire quelque chose dans les quatre mois qu’il me restait. Comme d’habitude, je sous-estimais l’ampleur de la tâche, mais je m’y attelai avec force.

Maintenant, posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire, tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.

Dans la foulée, je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et, quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car, contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites « de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.

Après avoir exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera « probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort. Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les yeux, ou presque.

Tout cela étant écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?

Je décide donc de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à Dompaire en septembre 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40 ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.

Je poursuivais en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y meurt.

Le combat rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je dis bien « peut-être ») le dernier exemple.

Entre-temps, il y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection » menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.

Je termine forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants ou volants — était largement obsolète.

Cela m’a amené à la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée » (le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de « contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.

L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.

lundi 20 octobre 2025

Ô Tomahawk suspend ton vol

On connaissait la menace nucléaire, sortie régulièrement d’une chapka depuis Moscou sous des formes diverses — alertes, exercices, déclarations officielles, shows télévisés, tweets medvedéviens — afin d’effrayer les alliés de l’Ukraine et de freiner leur aide. On découvre maintenant le missile « miracle » sorti par l’administration américaine d’une casquette rouge « Trump a toujours raison », sous forme de fuites vers la presse, suivies d’une déclaration du vice-président J.D. Vance expliquant que le président des États-Unis n’excluait effectivement pas de vendre (très cher) des missiles Tomahawk d’occasion à l’Ukraine. L’organisation d’une visite de la société Raytheon, qui fabrique justement ces missiles, lors de la venue de la délégation ukrainienne à la fin de la semaine dernière aux États-Unis venait encore donner consistance à cette idée.

En réalité, le premier public visé n’était sans doute pas ukrainien, à qui il fallait donner espoir, mais russe, à qui il fallait faire croire que la politique américaine pouvait devenir plus hostile. La séquence intervenait d’ailleurs juste au moment où Donald Trump annonçait que, sous la pression des tarifs douaniers (« mon mot préféré », Donald Trump), l’Inde allait cesser d’importer du pétrole brut. C’était alors le seul véritable coup porté à la Russie dont Trump pouvait se vanter (à tort semble-t-il puisque l’Inde a démenti) et la « perspective Tomahawk » se présentait comme le second, destinée à obliger Vladimir Poutine à négocier une forme de paix en Ukraine. De fait, l’onde a porté aussi jusqu’à Moscou puisque le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, l’ancien président Dmitri Medvedev ou le président de la commission de Défense de la Douma ont été obligés d’y répondre pour dénoncer, comme d’habitude et sans craindre la contradiction, une très dangereuse escalade et un pétard mouillé.

Sur le papier, ces fameux missiles de croisière Tomahawk paraissent effectivement être une arme formidable. Conçus dans les années 1970 comme un des premiers instruments du Second Offset — ce nouvel arsenal américain de haute technologie destiné à combattre la supériorité numérique du Pacte de Varsovie — les missiles de croisière aéroportés et navals se distinguaient par leur extrême précision à grande distance avec cette double capacité de voler en vitesse subsonique mais au ras du sol afin d’échapper au radar, et de porter soit de petites charges nucléaires, soit plusieurs centaines de kilos d’explosif conventionnel. Si la version aéroportée a finalement peu servi, mais reste conservée dans sa capacité nucléaire, le missile naval — le BGM-109 Tomahawk — a été dénucléarisé mais surutilisé conventionnellement depuis les premiers tirs contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991 jusqu’aux sites nucléaires iraniens de Natanz et d’Ispahan en juin 2025. Avec plus de 2 000 exemplaires déjà utilisés, le Tomahawk est même devenu symboliquement le « pistolet du shérif américain » dans la police du monde. Et c’est bien là le sujet : le Tomahawk est un symbole.

Dans les faits et malgré leur qualité, l’introduction de ces missiles Tomahawk ne changerait cependant pas de manière décisive le cours de la guerre en Ukraine. Les Ukrainiens disposent déjà d’une force de frappe à moyenne portée, jusqu’à 500 km, grâce à leurs propres projectiles comme les Neptune ou les Hrim-2, ou à ceux fournis par les Américains, les Britanniques ou les Français — ATACMS et GLSDB tirés depuis le sol ou missiles aéroportés Storm Shadow et Scalp. Tous ces engins ont des performances proches de celles du Tomahawk et notamment la capacité de frapper des cibles dites « durcies », c’est-à-dire protégées ou faiblement enterrées, mais ils ne portent qu’à quelques centaines de kilomètres contrairement au Tomahawk qui peut frapper de 1 600 km à 2 500 km selon l’évolution des versions (gageons que ce seront les plus anciennes qui seraient fournies).

Pour les frappes en profondeur, les Ukrainiens disposent d’une panoplie de drones de longue portée dont les FP-1, qui ont la capacité de porter, en fonction de la distance, de 60 à 120 kg d’explosif, et qui sont l’arme première utilisée contre les raffineries russes, ou, beaucoup plus puissants, les missiles FP-5 Flamingo. Ces projectiles sont de relativement faible coût — pour le prix d’une Tomahawk d’occasion on peut se payer une trentaine de FP-1, soit environ huit fois plus de charge d’explosif — mais avec sans doute une plus grande vulnérabilité et surtout une moindre capacité à frapper des cibles durcies. C’est là la véritable plus-value qu’apporteraient les Tomahawk, à condition bien sûr d’être livrés en grand nombre. Les Russes ont sans doute lancé plus d’un millier de missiles 3M-14 Kalibr, l’équivalent du Tomahawk, sur l’Ukraine sans pour autant avoir obtenu un effet décisif.

C’est là que surgit le premier problème. Les Américains disposeraient, semble-t-il, encore d’un stock d’environ 4 000 Tomahawk, complété au compte-gouttes de quelques dizaines d’unités par an. On n’imagine pas qu’ils acceptent d’en vendre des milliers, même s’il y a une bonne affaire à réaliser, alors qu’il s’agit là de l’un de leurs atouts compétitifs contre la Chine et qu’il faut déjà honorer un certain nombre de contrats d’exportation, avec le Japon ou l’Australie notamment pour rester dans le théâtre asiatique.

Enfin — et on aurait dû en réalité commencer par cela pour montrer combien cette proposition était peu sérieuse — il faudrait surtout savoir comment tirer des Tomahawk depuis le sol, puisque ce missile, comme le Kalibr, est un missile naval tiré depuis des destroyers ou des sous-marins, ce dont l’Ukraine est dépourvue. Il existe bien, depuis peu, au sein de l’US Army et des Marines le système Typhon qui permet effectivement de tirer depuis le sol, mais ces batteries sont pour l’instant tellement rares et précieuses qu’il est hors de question de les céder.

En résumé, sans même évoquer les délais que prendrait le processus d’exportation, car il faudrait trouver aussi des acheteurs, on n’est pas près de voir des Tomahawk décoller depuis l’Ukraine en direction de la Russie, ce qui d’ailleurs aurait été en contradiction avec la nouvelle restriction d’emploi des munitions américaines fournies aux Ukrainiens. Donald Trump n’a jamais voulu renforcer l’Ukraine avec une arme puissante, mais a simplement cru pouvoir exercer une pression sur Poutine. Ce dernier a compris le message en prenant l’initiative d’un appel téléphonique suivi d’une promesse de rencontre à Budapest. Avec l’ajout de quelques flatteries, il n’en fallait pas plus pour dégonfler cette idée, y compris devant Volodymyr Zelensky, piégé dans une conférence de presse surréaliste de pré-déjeuner, et obligé d’avaler en entrée les élucubrations de Trump (« l’armée russe a été vaincue par la boue et les missiles Javelin que j’avais fournis »), aussi insultantes que la cravate aux couleurs du drapeau russe de Pete Hegseth jusqu’au : « J’espère que la guerre se terminera avant que j’aie à envoyer des missiles Tomahawk ». Dans l’entretien qui a suivi, houleux semble-t-il, Trump s’est ensuite fait le porte-parole de Poutine exigeant l’abandon de la province de Donetsk par les Ukrainiens.

En lançant l’idée de la vente de Tomahawk, Donald Trump s’est sans doute cru, comme toujours, extrêmement intelligent, sans se rendre compte que ce missile serait saisi en vol par Vladimir Poutine pour frapper un coup beaucoup plus habile. Trump se vante d’avoir mis fin à huit guerres, il pourrait se vanter d’avoir été roulé dans la farine à peu près autant de fois par le maître du Kremlin, mais visiblement il aime ça.

dimanche 12 octobre 2025

La CPIMa au Tchad (1969-1972)


La 6e Compagnie Parachutiste d’Infanterie de Marine (CPIMa) a participé à onze combats importants au Tchad de septembre 1969 à février 1972, y déplorant 26 tués et 56 blessés, pour 540 combattants ennemis mis hors de combat. Elle reste à ce jour l’unité élémentaire française ayant le plus combattu depuis la fin de la guerre d’Algérie et constitue toujours un modèle d’emploi de l’infanterie légère.

Constitution d’une unité originale

Le Groupe colonial de commandos parachutistes d'Afrique Équatoriale Française (GCCP AEF) a été formé en 1948 et basé à Brazzaville. Elle a ensuite évolué à travers plusieurs dénominations, dont la Compagnie parachutiste d'infanterie de marine d'AEF (CPIMa), avant de devenir la CAPIMa en 1963 pour devenir la première unité d’intervention française dans la région. Elle est formée un temps d’un mélange de soldats français et de soldats volontaires de plusieurs armées africaines, puis uniquement de Français, des Volontaires service long Outre-mer (VSLOM) pour l’essentiel.

L’action principale de ces années a lieu le 19 février 1964 à Libreville lors du renversement du Président gabonais Léon M’Ba par une mutinerie militaire. Associé à une compagnie du 7e RPIMa (régiment de parachutistes d’infanterie de marine) venu de Dakar, la CAPIMa, commandée par le Capitaine Dominique, s’empare de l’aéroport de Libreville par un poser d’assaut de deux Dakota-DC3. La compagnie s’infiltre ensuite de nuit jusqu’au camp Baraka où le président M’Ba est tenu prisonnier et donne l’assaut au matin. Le combat est très violent, un marsouin-parachutiste est tué mais les mutins subissent une sévère défaite et le président gabonais est libéré. En octobre 1964, la compagnie redevient 6e CPIMa et s’installe à Bouar, en Centre Afrique, où elle est rattachée au 6e Régiment interarmes d’outre-mer (RIAOM) avec le 6e escadron blindé (léger). En mars 1965, le 6e RIAOM rejoint Fort-Lamy (N’Djamena, Tchad). où il sert à la fois d’unité d’intervention immédiate et de cadre pour l’engagement du dispositif d’alerte Guépard, avec un équipement prépositionné pour 390 hommes supplémentaires venus de France.

En août 1968, devant le développement rapide de la menace du Front de libération du Tchad (Frolinat), soutenu par le Soudan et surtout la Libye, le Tchad fait appel une première fois à la France pour dégager le poste de Zouar, menacé par des rebelles Toubous dans le Tibesti. La CPIMa est ainsi engagée après un aérotransport à Bardaï, au nord de Zouar. Le poste est dégagé sans combat et l’opération est rapidement démontée.

La situation continue cependant à se dégrader rapidement, et le Frolinat s’implante solidement à la fois dans les provinces peuplées du sud-est du pays et dans les trois provinces désertiques du Nord : Borkou, Ennedi, Tibesti (BET). Au bord de l’effondrement, le gouvernement tchadien fait de nouveau appel à la France, qui décide d’engager le 2eRégiment étranger de parachutistes (REP). Le 2e REP est déployé dans le sud, tandis que le 6e RIAOM devient l’unité d’intervention pour l’ensemble du théâtre. On décide cette fois de ne plus engager de VSL au combat et de professionnaliser, à partir de septembre 1969, tout le RIAOM grâce à des engagements de VSLOM sur place et surtout des mutations individuelles de marsouins et de cadres venus de métropole. Le 3e Régiment d’infanterie de marine (RIMa) sera également professionnalisé quelques mois plus tard pour relever le 2e REP. C’est le début de la réextension des unités de métier dans l’armée de Terre.

La CPIMa est alors formée d’une section de commandement (avec un groupe d’appui armé de deux mortiers de 81 mm et d’un canon de 57 mm sans recul de l’armée tchadienne) et de trois, puis quatre sections d’infanterie légère à partir du début de 1970, baptisées commandos. L’ensemble représente 180 hommes au maximum.

Le dispositif français est si léger et son engagement si intense — on compte 40 opérations différentes pour l’année 1970 seulement — que la CPIMa est employée de manière quasi permanente pendant deux ans, le plus souvent dans le BET, dans des missions de dégagement des postes de l’armée nationale tchadienne (ANT) ou de recherche des bandes rebelles dans les palmeraies.

Les opérations dans le BET, dont la première a lieu le 7 septembre 1969, sont presque toujours lancées à partir de la base de Faya-Largeau, qui accueille un État-major tactique, un détachement d’intervention héliporté (DIH) et une ou deux patrouilles de Skyraider AD4. Les avions de transport tactique, Nord 2501 et Transall, peuvent également se poser dans cinq autres aérodromes aménagés (Bardaï, Ounianga-Kébir, Zouar) ou sur des surfaces « naturelles » (grandes plaques de basalte) servant de bases avancées. Tous les postes de l’ANT disposent par ailleurs d’une piste sommaire pour avions légers et hélicoptères, servant de plots de ravitaillement en carburant.

À partir de ce maillage, le mode d’action privilégié consiste en l’aérotransport de la compagnie jusqu’à Faya-Largeau ou une base avancée, suivi d’un raid héliporté ou motorisé (camions Dodge 6 × 6 ou parfois camions civils réquisitionnés). L’objectif est alors bouclé et pris d’assaut, toujours avec l’appui d’un hélicoptère H34 Pirate et d’au moins deux AD4. Le bouclage, même par héliportage, prend de deux à trois heures et la réduction de la résistance au moins le double. Si le combat n’est pas terminé avant la tombée de la nuit (vers 18 h), une mission d’éclairement par fusées N2501 Luciole doit permettre de fixer l’ennemi avant sa destruction finale le lendemain. Le pion d’emploi dans le BET est la compagnie complète, ce qui correspond au volume moyen de l’ennemi rencontré. L’armement est sensiblement équivalent des deux côtés, avec un léger avantage du trinôme FSA 49/56–AA52–PM sur les fusils Enfield 303, les carabines Stati et les quelques mitrailleuses légères Bren ou Lewis des rebelles. Si les parachutistes savent bien manœuvrer, les rebelles toubous connaissent le terrain et sont des rudes combattants, qui ne s’enfuient pas et se constituent rarement prisonniers. Grâce à l’appui aérien, l’écart de gamme tactique en faveur des Français sur les points de contact est de l’ordre de deux dans le nord et de trois dans le sud.

Les premières opérations dans le BET et l’embuscade de Bedo

Les opérations de recherche et destruction dans le BET s’étalent de septembre 1969 à juin 1971. Parmi les plus importantes, on peut citer Ephémère, dont l’objectif est de reprendre le poste d’Ounianga-Kébir dans le Borkou et d’y détruire les bandes rebelles ainsi que celle de Gourou. La CPIMa est aérotransportée par Nord 2501 à Gouro et, le 24 mars 1970, rejoint Ounianga-Kébir en véhicules, en même temps qu’une compagnie du REP. L’assaut de la cuvette est donné avec un très fort appui aérien. Les rebelles se replient, mais sont à nouveau accrochés par la CPIMa le 27 mars. Le poste est repris : 84 rebelles sont tués et 28 faits prisonniers, au prix de cinq parachutistes tués et neuf blessés.

En octobre 1970, la CPIMa est engagée dans le nettoyage de la ligne de palmeraies situées entre 50 et 120 km au nord de Faya-Largeau, zones servant fréquemment de refuges aux bandes rebelles. Le 9 octobre, la compagnie, forte de trois commandos, d’une section de l’ANT et d’une section de commandement et d’appui, portée sur 15 camions Dodge 6 × 6, reconnaît l’axe Kirdimi–Tagui. Après une nuit passée en embuscade dans les environs, l’unité se replie sur Faya-Largeau, n’ayant toujours pas rencontré l’ennemi.

À 16 h 30, à mi-chemin entre Bedo et Kirdimi, la compagnie longe un terrain sablonneux et rocheux lorsqu’un feu nourri stoppe la section de tête et fige l’unité sur un kilomètre de long. L’unité est surprise, car le terrain ne se prête pas à une embuscade. Elle est à nouveau choquée par la puissance de feu de l’ennemi, estimé à un peu plus d’une centaine de combattants, équipé de plusieurs mitrailleuses légères Bren et Lewis. Les forces sont équilibrées, mais les rebelles bénéficient de l’initiative et de la position. La section de commandement ne parvient pas à établir le contact avec Faya-Largeau pour obtenir un appui aérien.

La situation est finalement renversée par le 4e commando, en queue de colonne et hors de la nasse. Le commando remonte le terrain où sont postés les rebelles et dégage le 3e commando, puis la section de commandement qui peut mettre en batterie son canon de 57 mm SR. Il leur faut deux heures pour dégager le commando de tête, ayant subi la majorité des pertes.

La nuit tombe et un vent de sable se lève. La CPIMa, craignant une nouvelle attaque, s’installe en position défensive, éclairée par les fusées larguées pendant des heures par un Nord 2501. Un équipage d’Alouette II (sous-lieutenant Koszela) brave le sable et la nuit à plusieurs reprises pour évacuer onze blessés graves sur douze. Au lever du jour, la compagnie nettoie les environs et retrouve 30 cadavres. Les tombes relevées dans le secteur et les interrogatoires de prisonniers permettent de déterminer que la bande rebelle a été presque entièrement détruite.

Les pertes françaises s’élèvent à 11 morts et 25 blessés, dont un décédera par la suite. Deux heures de combat ont suffi pour provoquer presque un tiers des pertes françaises des trois années de guerre. L’événement provoque une grande émotion en France et un violent débat politique. Preuve est ainsi faite qu’une erreur tactique ennemie peut constituer pour lui un succès stratégique dès lors qu’il a tué plus de cinq hommes dans un seul engagement. Dans l’absolu, seize ans après la bataille de Diên Biên Phu, les pertes du combat de Bedo restent faibles, représentant même les pertes moyennes d’une seule journée des huit ans de la guerre d’Algérie. Elles suffisent néanmoins à attirer l’attention des médias sur un engagement que l’on souhaitait garder discret, suscitant un vif débat politique influençant la suite des opérations.

L’échec de Bison et la sécurisation du sud

L’opération Bison, lancée en janvier 1971, est la plus ambitieuse du BET, puisqu’elle mobilise l’ensemble du 6e RIAOM, renforcé d’une compagnie du 3e RIMa, pour deux mois. La base de Faya-Largeau reçoit pour l’occasion le renfort d’une deuxième patrouille de Skyraider AD4 et de l’escadrille 33F de l’aéronavale, forte de 12 H34 (transportés à Douala par porte-avions). L’opération se déroule en trois phases du 10 janvier au 15 mars. La première, Bison Alpha, vise à nettoyer la région de Bedo. La CPIMa reconnaît la zone du 11 au 18 janvier mais n’y rencontre pas l’ennemi. La troisième, Bison Charlie, se déroule du 9 février au 10 mars (interrompue du 12 au 19 février pour faciliter des négociations) dans la région de Bardaï. L’escadron y est principalement engagé mais ne rencontre pas non plus l’ennemi.

Bison Bravo, du 21 au 27 janvier dans la région de Gouro, est la seule phase à occasionner un combat. Elle est déclenchée à la suite d’un renseignement fourni par un rebelle rallié et confirmé par photo aérienne, signalant la présence d’une bande rebelle d’une cinquantaine d’hommes à Moyounga, entre les palmeraies de Bini Erda et Bini Drosso, à 70 km au nord-ouest de Gouro.

La première étape consiste à établir une base avancée sur une vaste plaque de basalte au sud de Gouro, sécurisée dans la nuit du 21 au 22 janvier par une section de l’ANT, puis par un commando héliporté après un arrêt et ravitaillement à Ounianga-Kébir. À 7 h, deux Transall se posent avec quatre commandos, un H34 Pirate et un cargo à vide à 8 h 34 (pour atteindre directement Gouro). Les Transall retournent à Faya-Largeau pour récupérer deux sections du 3e RIMa et du carburant. Une fois les pleins effectués, l’Alouette II, servant de PC volant, et les H34 avec deux commandos à bord partent vers l’objectif, première d’une série de trois rotations toutes les deux heures.

En cours de vol, le rebelle rallié désigne un emplacement ennemi différent de l’objectif initial. Le commandant de l’opération modifie le plan de vol, mais la saturation du réseau radio empêche tous les groupes de recevoir l’information. L’un d’eux est ainsi surpris par le feu ennemi et le sergent-chef Cortadellas, fils du général COMANFOR, est tué. Les AD4, en attente à 30 km au sud, interviennent. À 13 h 30, le bouclage est terminé avec l’arrivée des deux sections du 3e RIMa. L’ennemi, fortement retranché, résiste toute la journée. Un deuxième marsouin-parachutiste est tué, et l’hélicoptère Pirate est touché et contraint de se poser. Le bouclage est maintenu pendant la nuit, mais le Nord 2501 Luciole, chargé d’éclairer la zone, arrive après la tombée de la nuit, laissant le temps à l’ennemi de se replier dans le relief. Au matin du 23, 11 cadavres ennemis sont découverts et trois prisonniers faits. Le dispositif est replié sur Faya-Largeau en fin de journée.

L’opération Bison est un échec : quatre soldats tués (dont deux par accident) et 37 blessés, dont dix évacués sur Fort-Lamy, avec un effet limité sur l’ennemi.

La dernière grande opération dans le BET et la concentration sur le sud

La dernière grande opération de recherche et destruction dans le BET a lieu du 17 au 19 juin 1971 à Kouroudi, à 100 km au nord de Faya-Largeau. La CPIMa se déplace jusqu’à Bedo en véhicules, où elle est récupérée par des H34 et héliportée en bouclage autour d’une bande rebelle de 150 hommes. L’opération est parfaitement coordonnée jusqu’à la tombée de la nuit. Cependant, le retard de la mission Luciole permet aux rebelles de s’exfiltrer, laissant néanmoins 55 morts sur place pour deux pertes françaises.

Le commandement français décide alors de renoncer à ces opérations de recherche et destruction dans le BET, jugées peu efficaces, pour se concentrer sur le « Tchad utile », au sud du 15e parallèle. La CPIMa n’y est plus engagée dans le Nord qu’en protection des grandes missions logistiques ravitaillant les postes de l’ANT par voie routière (opérations Morvan en octobre 1971 et Ratier en février 1972).

La compagnie est ensuite employée dans le sud et l’est du pays, zones plus peuplées, où elle mène, en liaison avec l’ANT et le 3e RIMa, des opérations de nomadisation plus longues et décentralisées. En février 1972, l’opération Languedoc dure plus d’un mois et permet à la CPIMa d’éliminer une bande rebelle de 200 hommes venue du Soudan, infligeant 49 morts et 7 prisonniers pour aucune perte française. Il s’agit de la dernière grande opération de la compagnie et même des forces françaises au Tchad jusqu’en 1978.

D’un commun accord avec le gouvernement tchadien, de plus en plus impatient de voir les Français quitter le territoire, le président Pompidou met fin à l’intervention sur un succès relatif mais suffisant. Le 6e RIAOM reste néanmoins à N’Djamena en unité d’intervention.

En avril 1975, un coup d’Etat militaire dirigé par le général Malloum renverse et assassine le président Tombalbaye puis exige le départ des forces françaises. Le 6e RIAOM devient le 6e Bataillon d'Infanterie de Marine (6e BIMa) à Libreville au Gabon. La 6e CPIMa est rapatrié à Toulon où elle est dissoute en décembre 1975.

De septembre 1969 à septembre 1972, la CPIMa aura mis hors de combat plus de 500 rebelles, fait 47 prisonniers. Elle aura perdu au combat 26 tués et au moins 56 blessés. À une époque où les interventions en Afrique sont vues comme néocoloniales et honteuses, la CPIMa n’est récompensée que par un simple  « Témoignage de Satisfaction » du ministre de la Défense.

samedi 20 septembre 2025

Les Minutemen et le chaos qui vient

Le 10 septembre 2025, à l’Université de la Vallée de l’Utah (UVU), vers 12 h 23, l’influenceur conservateur Charlie Kirk a été touché par balle à la carotide, provoquant une perte de sang fatale malgré son transfert à l’hôpital. N’écoutant que leur imagination, certains complotistes notoires ont aussitôt utilisé ce drame pour développer une théorie à leur convenance. Un tir aussi précis ne pouvait, selon eux, être que l’œuvre d’un tireur professionnel, membre d’une organisation ou envoyé par elle, à la manière du Chacal, le célèbre personnage de Frederick Forsyth. Sans aucun doute un coup de l’« État profond » ou de puissances occultes mondialisées.

En réalité, les éléments techniques indiquent au contraire un amateur, pour qui c’était le premier et dernier « tir à tuer » de sa vie. Un tireur un tant soit peu expérimenté sait que, sur une distance de 180 mètres, depuis une hauteur, avec un fusil de précision réglé, la balle atteindra un cercle d’environ 5 cm autour du point visé et mettra environ un quart de seconde pour toucher la cible. Cela laisse le temps à la cible, même assise, de bouger légèrement la tête ou le haut du corps, rendant le cou — zone étroite — un choix improbable. La cible aurait donc été plus probablement l’abdomen, la poitrine ou, avec plus de risque, la tête. C’est sans doute l’un de ces trois points qu’avait visé l’assassin de Charlie Kirk. Mais, sous l’effet du stress et sans aucune expérience de tir sur un être humain, il a tout de même réussi, malheureusement, à atteindre in extremis un point vital. C’est l’inverse de Thomas Matthew Crooks qui, dans des conditions similaires, a raté de peu Donald Trump en juillet 2024.

L’enquête, quelque peu chaotique, du FBI a confirmé cette hypothèse en conduisant à l’arrestation de Tyler Robinson, un tireur et meurtrier politique effectivement amateur, tout comme Crooks. Elle a également permis d’identifier Ryan Wesley Routh, qui avait tenté de tuer Donald Trump, Luigi Mangione, le meurtrier d’Andrew Witty, PDG de UnitedHealth Group, ou encore Vance Boelter, qui a tué le couple Hortman et tenté de massacrer la famille Hoffman — pour ne citer que les meurtres politiques individuels des deux dernières années aux États-Unis. Les motivations de chacun sont souvent confuses, mais il s’agit presque toujours de défendre, individuellement ou en petites équipes, des valeurs jugées « américaines » à coups d’armes à feu, dans la grande tradition pervertie des Minutemen.

À l’origine, les Minutemen, miliciens de la Nouvelle-Angleterre pouvant s’équiper de leur fusil « à la minute », furent les premiers soldats de la Révolution américaine et les héros de plusieurs combats mémorables contre l’armée britannique, notamment en 1775 lors des batailles de Lexington et Concord, où se dresse aujourd’hui la Minute Man Statue. Dans les faits, les Minutemen ont en réalité joué un rôle secondaire face aux « habits rouges », comparés à l’armée régulière continentale commandée par George Washington et aux forces françaises. Qu’importe : les Minutemen sont devenus le symbole du patriotisme américain et des premiers défenseurs des Américains contre les ennemis de la « frontière » ou les tyrans potentiels. C’est la raison pour laquelle les citoyens armés sont reconnus comme nécessaires par le 2 amendement de la Constitution, alors que l’idée d’une armée professionnelle permanente, politiquement suspecte, en est initialement exclue. L’atteinte à la démocratie viendrait d’un homme de pouvoir utilisant, à l’instar de Cromwell, les instruments de coercition à sa disposition ; sa défense viendrait des hommes armés « d’en bas », selon la théorie de Carroll Quigley.

Tout cela n’est pas absurde. Alexis de Tocqueville décrit le fusil comme l’instrument de l’égalité entre les citoyens et le Minuteman comme la garantie de la liberté générale — mais aussi une source de désordre et de violence locale. Frederick Jackson Turner évoquera plus tard le rôle de ces hommes dans la défense et l’expansion de la Frontière, ainsi que l’influence de celle-ci sur la société américaine. La frontière est cependant officiellement fermée en 1890, et les milices ne jouent qu’un rôle médiocre dès qu’il s’agit d’affronter des armées régulières ; la garantie de démocratie n’a pas empêché la guerre civile ni la montée de la violence politique dans les années qui l’ont précédée.

Tout au long du XX siècle, il est apparu nécessaire de créer des organes de sécurité permanents et puissants forces armées, FBI, services de renseignement venant se superposer à ceux des États (polices locales et garde nationale, qui remplace les milices en 1903). Il fallut donc aussi accorder à ces forces de sécurité le monopole de lusage de la force, tel que défini par le sociologue Max Weber (1919), au détriment définitif des citoyens armés, qui persistent néanmoins, ne serait-ce que parce quil est très difficile d’abroger un amendement de la Constitution — seul le 18, celui de la prohibition de lalcool, la été surtout sil reste populaire.

De fait, hors légitime défense, avec la disparition des ennemis de l’Amérique sur le sol américain, l’emploi individuel des armes par de simples citoyens devient automatiquement criminel, même lorsqu’il a un contenu politique. On assiste alors à un accroissement considérable de la violence, purement criminelle bien sûr, mais aussi raciste (lynchages), syndicale (IWW), terroriste (KKK, anarchistes), du début du XX siècle jusqu’à la Grande Dépression, avec lassassinat dun président en 1901 et deux tentatives en 1912 et 1933. Paradoxalement, cette montée de la violence contribue à l’accroissement de l’armement individuel, chacun voulant se protéger.

On reconnaît là une phase de discorde décrite par l’historien Peter Turchin, exprimée dès 2010 dans Nature, puis dans son ouvrage Le Chaos qui vient, avec cette particularité que ces phases de désagrégation sociale aux États-Unis voient systématiquement resurgir les Minutemen, qui se croient investis d’une mission de défense des valeurs alors qu’ils ne sont plus que de purs assassins.

Peter Turchin décrit les phases de discorde comme la confluence de trois phénomènes : un appauvrissement de la classe populaire, parallèlement à une captation des richesses par une « pompe à finance » concentrée dans le sommet de la pyramide sociale, créant des inégalités inédites depuis les années 1930 ; une impuissance de l’État, manquant de ressources pour remplir ses missions régaliennes et compenser les inégalités sociales ; et enfin, une surproduction d’élites. Ce dernier point est particulièrement original : le nombre de prétendants aux postes de pouvoir — politiques, économiques, bureaucratiques ou culturels — croît plus vite que la disponibilité de ces postes, pour un nombre croissant d’héritiers, prioritaires à la succession, et surtout de diplômés de haut niveau, de plus en plus exclus. La conséquence est la constitution d’une contre-élite contestataire, éclatée en multiples groupes qui expriment leur frustration, de l’extrême gauche à l’extrême droite, dans de multiples combats spécifiques, parfois reliés aux préoccupations d’une classe populaire hétérogène, sinon par la stagnation générale de son niveau de vie.

Turchin estime que la nouvelle phase de discorde a commencé à la fin des Trente Glorieuses et du grand pacte social de la Great Generation — hors la minorité noire, qui s’est rappelée au bon souvenir de la société parfois violemment dans les années 1960 — et trouvera son paroxysme dans les années 2020 et peut-être jusqu’aux années 2030. Alors qu’il n’y a jamais eu autant de Minutemen potentiels aux États-Unis — où l’on compte plus d’armes à feu que d’habitants, et, entre autres, un fusil semi-automatique AR-15 pour dix adultes — on assiste logiquement au retour des justiciers qui se croient défenseurs de la liberté contre des membres d’autres factions ou détenteurs de pouvoir, alors qu’ils ne sont que des assassins. Dans ce mythe américain de l’individu seul et modeste sauvant le monde, ils agissent souvent individuellement, comme Tyler Robinson, Crooks et les autres, ce qui les rend très difficiles à détecter, mais ils peuvent aussi agir en équipes — Oath Keepers, Three Percenters, Patriot Front, Atomwaffen Division, The Base, National Socialist Movement, Army of God, Antifa, BAMN, Sovereign Citizens, Republic of Texas, Branch Davidians, Groypers, etc. — ce qui les rend plus détectables mais potentiellement plus dangereux. Ces groupes peuvent s’infiltrer dans les manifestations et les transformer en émeutes, comme en 2020 (25 morts et des milliers de blessés), ou mener des actions spectaculaires, comme l’assaut du Capitole en 2021. Ils peuvent également organiser des attentats de grande ampleur, en plus de ceux de la mouvance djihadiste, comme à La Nouvelle-Orléans, qu’il ne faut pas oublier dans ce paysage de violence.

On n’est hélas sans doute pas près de voir disparaître ces Dark Minutemen, seuls ou en équipe, assassinant des personnes de pouvoir au nom de leurs lubies ou de leurs haines. Le seul espoir, selon Peter Turchin, est que cette violence finisse par purger suffisamment les frustrations et épuiser la société pour imposer un nouveau pacte social pacifié. Peut-être à la fin de la décennie. C’est à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, que l’Amérique sera à nouveau grande.

jeudi 11 septembre 2025

Le retour du rodeur sur le seuil

Il existe deux types de souvenirs qui viennent le plus vite à l’esprit : les plus récents et les plus marquants. Ce ne sont pas forcément les plus pertinents pour faire des analogies avec les évènements en cours. Lorsqu’on apprend que la Russie a lancé un raid de 19 drones à longue portée sur la Pologne, le public pense immédiatement aux incidents similaires survenus dans la région depuis trois ans et y voit un saut très agressif, évoquant le premier coup d’un engrenage de « somnambules » vers la guerre, mécaniquement associée à l’idée d’un affrontement à grande échelle.

À mon sens, c’est une erreur de perspective. Il n’y a plus de « somnambules » depuis que l’apocalypse thermonucléaire, même lointaine, plane en toile de fond. Les dirigeants sont bien éveillés et cherchent avant tout à éviter le seuil de la guerre ouverte entre puissances dotées. Cela ne les empêche pas de faire la guerre. Toutes les puissances nucléaires en ont mené depuis 1945, grandes ou petites, contre des États ou des organisations armées, et sur presque tous les continents. Notons que lorsqu’il a fallu combattre, on n’a pas commencé par se tester, s’impressionner ou faire les matamores en restant sur le seuil : on l’a franchi, si possible massivement et par surprise. Cela est à distinguer de la notion de prétexte, souvent nécessaire pour justifier le déclenchement d’une guerre mais avec cette difficulté qu’il n’y a justement pas souvent d’accrochages ou d’incidents majeurs à mettre en avant pour justifier l’attaque d’une autre entité politique. Il a donc fallu parfois inventer une histoire plus ou moins crédible, comme pour justifier l’attaque de l’Irak en 2003 ou celle de l’Ukraine en 2022. Dans la majorité des cas cependant cela n’a pas été nécessaire puisque l’intervention militaire avait lieu sur propre territoire, comme en Tchétchénie, ou s’insérait dans des conflits déjà en cours.

Entre puissances nucléaires, les règles du jeu sont différentes et, par nature, inédites sur le plan historique. Jusqu’à présent, aucune puissance dotée n’a été suffisamment folle – ou audacieuse, c’est selon – pour franchir le seuil de la guerre ouverte contre une autre, de peur d’escalader très rapidement, peut-être même immédiatement, vers l’affrontement nucléaire. Cela ne rend pas la guerre impossible pour autant. On a d’abord pensé, pendant quelques années, que la guerre en environnement nucléaire était un jeu certes dangereux et meurtrier, mais encore « jouable ». À la fin des années 1950 et au début des années 1960, on faisait de grands exercices utilisant obus et roquettes atomiques en considérant qu’il s’agissait encore de guerres limitées, puisqu’on n’utilisait pas d’armes thermonucléaires. On a fini par comprendre que c’était insensé, et on a clairement redissocié les seuils conventionnels et nucléaires, comme à l’époque du monopole américain de 1945 jusqu’à la fin de la guerre de Corée.

Pour autant, la guerre conventionnelle restait concevable sous forme de « coup » dans un espace-temps limité : par exemple, une tentative d’invasion de la République fédérale d’Allemagne par les forces soviétiques, sur quelques jours, en misant sur l’hésitation des États-Unis – et de la France – à employer leurs armes nucléaires. C’est ce type de scénario qu’on peut transposer aujourd’hui : Taïwan à la place de la RFA pour un affrontement sino-américain, ou un assaut russe contre un ou plusieurs pays baltes. Il existe donc un espace pour la guerre conventionnelle entre puissances nucléaires, mais il est étroit et il faut être sûr de son coup. Pour l’instant, personne n’a osé. Et il faut s’assurer que personne ne soit jamais certain de réussir, afin que cela reste ainsi. La dissuasion globale commence par la dissuasion conventionnelle. La Russie n’attaquera pas massivement les pays baltes si elle est absolument certaine d’échouer, et les six millions de Baltes seuls n’y suffisent pas : d’où l’importance de l’idée d’un « mur commun européen ». Là encore, on notera que ces scénarios de guerre limitée entre puissance nucléaires n’incluent pas, pour les mêmes raisons, de phases d’accrochages, de survols de drones ou de provocations, autant de signaux qui donneraient l’alerte et permettraient de se renforcer. Quand on veut attaquer, on attaque ; on ne fait pas semblant.

Cela nous amène à l’autre art de la guerre de l’époque nucléaire : celui où l’on s’approche du seuil, en le dépassant éventuellement un peu, mais sans aller plus loin. C’est la partie haute de ce qu’on appelle la confrontation hybride (et non « guerre hybride ») où l’on cherche à obtenir des effets stratégiques sur un adversaire – pas encore un ennemi – en utilisant peu ou pas de violence, justement pour ne pas franchir le seuil de la guerre ouverte. De ce point de vue, l’envoi de 19 drones à longue portée sur le territoire polonais est un geste typique de cet art de la guerre « sur le seuil ». Cette agression est évidemment délibérée : il peut y avoir des erreurs de programmation ou des dérives de trajectoire dues au brouillage, mais pas à ce point, surtout lorsque les drones partent de lieux différents pour converger, sauf un qui est allé plus profondément, vers la même zone près des trois frontières Pologne–Biélorussie–Ukraine. Comme souvent dans les cas graves, l’opération s’accompagne d’un freinage diplomatique : dénégations, semis de doutes, relais par propagandistes et idiots utiles.

En l’absence d’explications, et a fortiori d’excuses, il ne reste qu’à conjecturer sur les motivations. Il s’agit probablement d’abord d’un test. Test technique : voir comment un pays de l’OTAN réagit à une attaque massive de drones à longue portée, la nouvelle arme de frappe russe. De ce point de vue, le résultat est mitigé. L’attaque a déclenché l’activation du système de défense aérienne complet : au moins une batterie Patriot allemande, des F-16 polonais ou F-35 néerlandais guidés par un AWACS italien. Bilan : trois ou quatre drones Shahed/Geran (ou Gerbera) abattus sur 19. Pas de victimes, mais quelques dégâts matériels et la fermeture temporaire de quatre aéroports polonais. La coopération interalliée a fonctionné, mais le test a surtout révélé l’inadéquation du système de défense face aux drones : efficace contre avions ou missiles, mais trop lourd et coûteux pour contrer des salves de drones. Ce constat était connu, il est désormais visible, et c’était peut-être l’un des objectifs de Moscou : démontrer que « nous pouvons vous frapper avec des drones et vous ne pouvez pas nous en empêcher », ou encore : « comment comptez-vous protéger le ciel ukrainien si vous ne pouvez pas protéger le vôtre ? »

Le deuxième test est politique. On lance une petite attaque et on observe les réactions : polonaises, européennes, américaines. Celle-ci n'est en fait que la plus importante et la plus grave de toute un série de pénétrations de l'espace aérien polonais par drones, missiles, avions ou hélicoptères, sans susciter de réactions. C’est pour l’instant à nouveau un succès russe. La Pologne a invoqué l’article 4 de la Charte atlantique – consultation des Alliés – et non l’article 5 – assistance mutuelle en cas d’agression –, alors qu’il s’agit clairement d’une attaque. Les Alliés, notamment les États-Unis, ont condamné l’acte et affirmé leur solidarité, mais n’ont envisagé qu’un renforcement de la défense aérienne du flanc Est de l’OTAN (au détriment de l’Ukraine) et la fermeture de la frontière avec la Biélorussie, juste avant l’exercice militaire russe Zapad 2025. Même pas un énième paquet de sanctions, ni de mesures contre la flotte fantôme, ni de pressions sur l’Inde comme le suggérait Donald Trump.

Richard Nixon comparait cet art « sur le seuil » à une partie de poker où il s’agit de faire coucher l’adversaire sans jamais abattre les cartes – synonyme de guerre ouverte –, avec cette particularité que plus on se couche tôt, plus on perd. Dans un cas comme celui-ci, où la Russie annonce et mène une attaque limitée – sans victimes –, la pire des réactions est de se coucher immédiatement. On s’humilie et on incite l’adversaire à recommencer. Le minimum est de « relancer » un peu, en établissant un lien clair avec l’action russe : une explosion mystérieuse sur un dépôt de munitions en Biélorussie, une patrouille aérienne franchissant impunément l’espace aérien biélorusse, ou, plus explicitement, l’annonce d’une « ligne de sécurité » située plusieurs dizaines de kilomètres en avant du territoire polonais, au-delà de laquelle tout aéronef, missile ou drone sera considéré comme hostile et abattu. Et pour aller plus loin, on pourrait avancer le bouclier antimissile jusqu’en Ukraine, comme le propose l’initiative SkyShield. Voilà des signaux que Moscou prendrait au sérieux. Pas d’inquiétude : ils réagiront peut-être une fois, mais respecteront la règle : quand on s’accroche, on ne se fait pas la guerre ; quand on veut faire la guerre, on n’avertit pas, on attaque.

Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a déclaré que les soldats européens en Ukraine seraient des cibles légitimes. Cela a pu être interprété comme une menace de guerre, mais c’est en réalité l’inverse. Il aurait pu dire : « les soldats européens seront systématiquement attaqués » ou pire : « ce sera la guerre avec les pays qui les ont envoyés », mais non : il admet ainsi que cela reste, à ses yeux, une action « sous le seuil », et donc autre chose que la guerre ouverte. C’est bien dans ce cadre qu’il raisonne, pour l’instant, vis-à-vis des pays de l’OTAN. Attention toutefois : ce jeu reste dangereux et parfois meurtrier – plus de cent Russes sont morts en testant une base de Marines américains en Syrie en 2018 –, mais ce n’est pas la guerre tant que personne ne veut qu’elle le devienne.

Si vous êtes arrivés jusque ici vous pouvez cliquer > SkyShield

jeudi 4 septembre 2025

Bouclier de l'honneur

Avant toute chose, cliquez s'il vous plait ici (SkyShield) et faites ce que vous voulez ensuite

Ainsi donc, une force de combat aéroterrestre alliée déployée en Ukraine pourrait dissuader la Russie d’envahir le pays. Quelle excellente idée ! Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir engagé cette force fin 2021, alors que l’armée russe était rassemblée aux frontières de l’Ukraine et que Vladimir Poutine menaçait ? Le même Vladimir Poutine avait déjà utilisé son armée contre la Géorgie en 2008, puis contre l’Ukraine en février 2014 en Crimée, puis en août de la même année et en février 2015 dans le Donbass. Cela faisait déjà beaucoup pour un seul chef d’État, sans doute un record depuis 1945. On pouvait se douter qu’il pourrait être tenté de continuer, d’autant plus que toutes les offensives précédentes avaient été des succès. Qui plus est, ces coups s’inscrivaient dans la vieille pratique soviétique, au moins depuis 1939, du « piéton imprudent », c’est-à-dire d’attaques par surprise sur un espace-temps limité, laissant le monde autour de la cible paralysé par le fait accompli. Rien de nouveau sous le soleil donc, sauf pour des gouvernements à la mémoire - et désormais la durée de vie - de poissons rouges.

On avait en effet oublié que ces coups ne réussissaient pas toujours comme prévu et que l’on pouvait aussi les contrer sans pour autant franchir le seuil de cette guerre ouverte et à grande échelle dont personne ne veut. Il est d’abord arrivé que la cible résiste beaucoup plus que prévu, comme en Finlande en 1939 ou en Afghanistan après 1980, et que l’on ait même le temps de l’aider, y compris humainement avec des troupes de volontaires individuels, des soldats fantômes ou des mercenaires façon Tigres volants dans un autre contexte, mais aussi on y reviendra, avec des troupes régulières. D’une manière générale, et pour revenir à notre époque, notons juste que l’aide fournie par les pays occidentaux à l’Ukraine à partir de 2022 est à ce jour l’une des moins imaginatives et des moins risquées de toute l’histoire mondiale des aides.

Ces coups soviéto-russes n’ont pas toujours été violents ; en fait, ils ne l’étaient jamais à notre égard (j’inclus encore les États-Unis dans ce « nous »), car Moscou a toujours autant peur que nous d’une escalade vers un affrontement ouvert et généralisé, surtout depuis que celui-ci peut approcher d’un échange nucléaire. Il a été possible de les contrer, de manière tout aussi peu violente, comme avec le pont aérien à la suite du blocus de Berlin en 1949, ou inversement avec le blocus de l’île de Cuba en 1962, après la découverte des sites de lancement de missiles soviétiques, accompagné de quelques menaces de frappes conventionnelles et d’une mise en alerte nucléaire. Ce n’était pas sans risques et donc aussi sans pertes sur la durée - 70 soldats britanniques et américains tués par accidents lors du blocus de Berlin - mais dans les deux cas, les Soviétiques ont cédé.

Bref, dans ce jeu de poker où l’on doit faire céder l’autre sans jamais étaler ses cartes sur le champ de bataille meurtrier, il est possible de contrer les coups du camp adverse sans franchir le seuil de la guerre ouverte et à grande échelle.

Autres exemples de contres, à commencer par un soviétique cette fois. Pour faire race à la supériorité aérienne américaine contre leurs amis, les Soviétiques n’ont jamais hésité à utiliser des unités masquées simplement sous les couleurs locales — escadrilles de chasse en Corée ou bataillons de défense aérienne sol-air au Nord-Vietnam — sans que cela déclenche quoi que ce soit avec les États-Unis, trop heureux de fermer le yeux.

En mars 1970, c’est en pleine guerre d’usure entre Israël et l’Égypte que les Soviétiques interviennent. Les Israéliens sont alors en pleine campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. Les Soviétiques la contrent en déployant, en un mois — opération Caucase — trois divisions de défense sol-air et deux régiments de chasseurs Mig-21 le long du Nil. Tout est peint aux couleurs égyptiennes, mais personne n’est dupe, surtout pas les Israéliens qui comprennent le message et renoncent à leurs attaques dans la région du Nil.

Avant de cesser leurs raids en profondeur, les Israéliens font passer à leur tour un message aux Soviétiques en expliquant que leurs unités de défense aérienne qui dépasseraient une ligne de 50 km à l’ouest du canal de Suez seraient attaquées (au passage, voilà comme pour le Nil une vraie ligne rouge, avec une limite et des conséquences claires). Les Soviétiques tentent quand même le coup avec une nouvelle manœuvre de déploiement rapide, assez magistrale avec l’aide des Égyptiens, le long du canal. Les Israéliens attaquent donc et c’est le début d’une guerre soviéto/égypto-israélienne, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit en fait d’une micro-guerre ou d’une guerre très contenue, car aucun des deux côtés ne veut aller trop loin, avec en arrière-plan les États-Unis qui pèsent aussi très fort dans ce sens. On s’accroche donc discrètement pendant les mois de juin et juillet 1970. Les Israéliens lancent des raids au sol et surtout depuis les airs contre les positions des Soviétiques et Egyptiens, et ceux-ci les contrent et les chassent. Plusieurs avions sont abattus de part et d’autre.

Cela aboutit, le 30 juillet, au plus grand combat aérien du Moyen-Orient avec 30 avions engagés et à une défaite nette des Soviétiques, qui perdent cinq Mig-21 abattus et un endommagé, avec deux pilotes tués, contre un Mirage III endommagé. Les Soviétiques ne fléchissent pas pour autant et renforcent même leur dispositif. Les Israéliens cèdent, sous la fausse promesse soviétique de retirer leur dispositif du canal, et les combats s’arrêtent.

Autres exemples de zones d’interdiction imposées en pleine guerre : les opérations françaises Manta et Épervier au Tchad. En août 1983, le gouvernement tchadien fait face à la rébellion du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et, surtout, à la Libye, qui s’était emparée de la bande d’Aouzou en 1976 et dont les forces ont pris Faya-Largeau, menaçant la capitale. Pour la quatrième fois après avoir été chassée, la France répond à la demande d’aide de N’Djamena et déploie en quelques jours une force de dissuasion (on ne parle pas alors de « réassurance ») terrestre au centre du pays : une brigade, soit approximativement ce que la France est toujours capable de déployer, et, face au ciel, un puissant escadron de chasse à N’Djamena et à Bangui, ainsi qu’un groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Les 15e puis 16e parallèles sont déclarées lignes rouges, sur terre comme dans le ciel.

C’est une prise de risques : le dispositif est testé par le GUNT, et il y a des pertes – deux pilotes dans leur avion Jaguar pendant ou après un combat, neuf parachutistes dans un accident – mais, au bout du compte, cette première opération, Manta, réussit, puisque l’ennemi du gouvernement tchadien et l’adversaire de la France est dissuadé.

Cette réussite est toutefois provisoire, car les promesses du colonel Kadhafi en échange du départ français ne sont pas tenues. Après un bombardement aérien sur N’Djamena, une nouvelle opération de dissuasion, Épervier, est lancée en février 1986, centrée uniquement sur la dissuasion aérienne, avec à nouveau un puissant escadron de chasse et, cette fois, un dispositif anti-aérien au sol. Une nouvelle fois, il y a des tensions et même des combats, avec des raids français sur les bases libyennes et la destruction d’un bombardier léger TU-22 par une batterie de missiles Hawk en septembre 1987, mais l’opération est à nouveau un succès, facilitant la victoire au sol de l’armée nationale tchadienne.

On pourra rétorquer que ce n’était que la Libye, par la puissante Russie et ses alertes nucléaires tous les deux jours, et que l’on ne risquait pas grand-chose. C’est un jugement rétrospectif. Si l’on anticipait effectivement une victoire en cas d’affrontement à grande échelle, on anticipait aussi qu’elle serait meurtrière pour nous. Par ailleurs, la Libye n’a pas hésité à nous attaquer autrement : on ne parlait pas à l’époque de « guerre hybride » (et c’est heureux) mais elle soutenait par exemple les indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ou organisait des attentats terroristes, comme la destruction du vol UTA en septembre 1989, tuant 170 personnes, dont 54 Français. Tous ces risques étaient connus et ont été pris en connaissance de cause par le président de la République. Au bout du compte, cela a réussi bien plus que dans les autres endroits où nous avons été faibles, comme au Liban.

En résumé, avec un peu de courage politique et quelques moyens à la fois rapides et puissants, on peut agir dans la zone des affrontements sous le seuil de la guerre, jusqu’à même atteindre éventuellement et résister à celui de la micro-guerre. La France a montré qu’elle pouvait avoir ce courage et ces moyens, facilités, et ce n’est pas un hasard, par les pouvoirs donnés par les institutions de la Ve République au président de la République – mais qui d’autre ? Le club est très fermé dans les pays européens.

Tout cela pour dire que l’on pouvait, et que l’on peut toujours, réaliser des opérations militaires pour obtenir des effets stratégiques en lien avec la Russie et contre la Russie, sans pour autant déclencher une guerre ouverte et générale, ce que personne ne souhaite, y compris les Russes.

On parle donc beaucoup de cette force de réassurance – pour ne pas dire dissuasion d’une invasion future – européenne en Ukraine, en la conditionnant toutefois à un arrêt des combats et, pour beaucoup, à un soutien et un appui américain. Soyons clairs : cette idée représente déjà un immense progrès par rapport à la pusillanimité générale d’il y a peu, mais elle a peu de chances de se réaliser à court terme, pour la raison simple qu’elle est incompatible avec l’idée même d’arrêt des combats. Dans la vision russe, il n’était pas nécessaire de mener la guerre en Ukraine pour, entre autres, l’empêcher d’entrer dans l’OTAN, si c’est pour voir des brigades de pays de l’OTAN venir la protéger. À moins d’y parvenir par les armes ukrainiennes – à condition qu’elles soient plus nombreuses – et/ou peut-être, mais j’ai des doutes, par une pression économique maximale, on ne voit pas comment les Russes accepteraient de cesser le combat, ne serait-ce qu’en maintenant des accrochages sur la ligne de front, histoire d’affoler les plus tendres des Occidentaux.

À ce stade, si on veut vraiment déployer cette fameuse force, dont la pointe de combat serait, comme d’habitude, limitée à quelques contingents français prêts à prendre des risques – français, britanniques, baltes et scandinaves – on ne voit donc pas d’autre solution que de la déployer en périphérie de l’Ukraine, en Pologne ou en Roumanie, avec des règles d’engagement et des procédures claires en cas, non pas d’agression, mais de menace d’agression, pour y pénétrer et vraiment dissuader. Cela posera encore beaucoup de problèmes, dont celui de l’acceptation des pays d’accueil, mais c’est pour l’instant, je crois – et je l’ai dit depuis longtemps – la seule option crédible.

À défaut, il est quand même possible de faire des choses depuis les Tigres volants jusqu’à l’équivalent des opérations Caucase ou Épervier. C’est le sens de l’initiative SkyShield – « bouclier du ciel » en bon français – qui consisterait à interdire le ciel à tout objet volant hostile au-delà d’une certaine limite claire, sans doute le Dniepr, à la manière des Soviétiques interdisant le ciel du Nil aux Israéliens en 1970.

Comment ? Avec des batteries de tir anti-drones dans l’ouest de l’Ukraine — une excellente manière, au passage, d’apprendre à contrer cette menace qui nous concernera forcément un jour — et des batteries de tir ainsi que des patrouilles de chasse depuis les bases périphériques de l’Ukraine.

Y a-t-il des risques ? Oui, bien sûr. Sinon, il y a longtemps que l’on l’aurait fait. Il y aura des ratés, des accidents, peut-être des accrochages, mais au bout du compte, ils resteront limités puisqu’il est très probable que l’on n’affronte, de toute façon, que des machines. Je pense qu’il y a en fait sans doute moins de risques que dans les exemples cités plus haut, et pas plus que lorsque l’on interceptait récemment les projectiles iraniens en direction des villes israéliennes.

Est-ce que ce sera utile ? Oui, bien sûr. Cela soulagera une partie des souffrances de la population et permettra à la défense aérienne ukrainienne de réduire et de densifier son périmètre de protection.

Les Russes vont-ils hurler ? Oui, bien sûr. On connaît déjà les mots d’ordre transmis à leurs relais trompettes : la peur de l’escalade vers la guerre, voire la troisième guerre mondiale, forcément nucléaire. Ce discours, supposément pacifiste, sera enrobé de considérations sur la politique intérieure, le complot mondial — on ne peut plus dire « américain » maintenant que les complotistes sont trumpistes — le pseudo-réalisme, etc. Ils ne manqueront pas de se déchaîner en commentaires ici ou sur les différents réseaux sociaux. Ce discours est en plastique, bien sûr, mais il a réussi à nous inhiber en partie et nous rendre au bout du compte plus lâche que nous étions il y a quelques années.

En résumé, si l’on veut aider l’Ukraine tout de suite et pas seulement attendre un arrêt des combats — et peut-être justement pour contribuer à cet arrêt en exerçant une pression sur les Russes — le moyen le plus simple et rapide reste l’opération SkyShield. On montrera au moins que les Européens ne se contentent pas de regarder passer les événements du monde, comme les vaches regardent passer les trains.

lundi 25 août 2025

Le pouvoir égalisateur des flamants roses

Il était possible, pendant la Seconde Guerre mondiale, de concevoir un matériel majeur nouveau – avion, char de bataille et même porte-avions – en un, deux ou trois ans. Autrement dit, on pouvait terminer la guerre avec des équipements lourds et importants totalement différents de ceux du début. Cette époque est révolue. Les délais de conception et de mise en production d’un équipement majeur sont désormais tels qu’une nation est obligée de faire une guerre, même longue, avec les mêmes matériels qu’au début et éventuellement ceux fournis par les Alliés. On en vient même, pour continuer à combattre, à puiser dans des stocks de matériels plus anciens, ce qui donne parfois une impression de remontée dans le temps. On innove donc techniquement – et on ne le rappellera jamais assez, la plupart des innovations ne sont pas techniques – en améliorant ces grands équipements, en particulier avec de l’électronique de bord et, bien sûr, avec des petits objets comme les drones ou les robots terrestres que l’on diversifie et perfectionne très vite.

L’annonce récente par le président Zelensky de la mise en service et en production d’un missile de croisière, baptisé Flamingo (Flamant rose), capable de porter une tonne d’explosif à 3 000 kilomètres avec une précision de 14 mètres (une chance sur deux de tomber dans un cercle de 14 mètres de rayon), représente donc une rupture dans ce schéma. Plus exactement, il s’agira d’une rupture techno-militaire si les performances annoncées sont exactes, s’il parvient à franchir les défenses à plus de 50 % et surtout si l’objectif de production de plus de 200 par mois est atteint.

Innover, c’est parfois simplifier. Avec son turboréacteur à double flux, son propulseur de décollage et ses ailes fixes, le Flamingo semble un retour aux projets de missiles de croisière des années 1950-1960 comme les Matador, Regulus ou Mace américains mais en matériaux composites légers. Certains évoquent l'emploi d'un moteur ex soviétique à la fiabilité éprouvée et relativement abondant comme l' Ivchenko AI-25TL des avions d’entraînement L-39. Cela donne aussi un engin avec un assez bon compromis de vitesse (950 km/h) et de furtivité avec un vol de croisière à 5 000 mètres, au-delà des capacités de la plupart des systèmes antiaériens de courte portée. 

Associé à un système de guidage regroupant toutes les capacités modernes dont un système IA de reconnaissance terminale, ces vieux designs s’avèrent d’un seul coup d’un excellent rapport coût/efficacité, et c’est bien cet excellent rapport coût/efficacité, plus que les performances intrinsèques de l'engin, qui peut changer le cours de la guerre.

Pour le prix d’un seul missile américain Tomahawk Block IV ou V, on peut en effet peut-être avoir cinq Flamingo soit douze fois plus de charge explosive, lancés mille kilomètres plus loin avec une précision moindre mais très suffisante. Avec une production de 200 unités par mois – soit plus que celle cumulée de tous les missiles balistiques et de croisière par la Russie – et peut-être plus encore si les alliés européens y contribuent, le saut dans la capacité de frappe ukrainienne en profondeur peut être aussi important que celui des Russes à courte portée avec leurs milliers de bombes planantes.

La force de frappe ukrainienne est déjà conséquente jusqu’à 500 km environ, avec les engins ukrainiens comme le R-360 Neptune modifié ou le balistique HRIM-2, ou encore les engins air-sol ou sol-sol fournis par les Alliés lorsque ceux-ci autorisent leur emploi. Au-delà, les Ukrainiens doivent compter sur leurs drones transformés en quasi-missiles de croisière. C’était efficace, mais limité par la capacité d’emport de charge de ces drones, très inférieure à celle d’un missile ou d’un chasseur-bombardier. Presque aussi important que le FP-5 Flamingo, la société ukrainienne Fire Point, sans doute associé au britannique-émirati Milanion, a déjà mis au point, au printemps 2025, le drone FP-1, capable de porter une charge de 60 à 120 kg à 1 600 km pour un coût réduit et une capacité de production annoncée à 3 000 par mois. Avec en plus 200 Flamingo, on obtiendrait, avec ces deux seules munitions, toutes les deux semaines, une capacité de frappe dans la profondeur équivalente en charge au plus petit modèle de bombe atomique américaine B-61 (mod 12 à 0,3 kt), mais plus efficiente car précise et dispersée.

Actuellement, la campagne ukrainienne de frappes en profondeur fait déjà mal depuis 2022. Elle pénalise l’économie, en frappant en particulier les raffineries, et freine la machine de guerre russe, mais elle n’est pas décisive pour autant, au sens où elle ne change pas fondamentalement le rapport de forces général. Avec cette nouvelle force de frappes, encore une fois si elle tient ses promesses, l’Ukraine – un pays dont le budget de Défense représentait 10 % de celui de la France en 2021 – sera capable de ravager véritablement toute l’infrastructure stratégique d’un pays aussi vaste que la Russie. Les conséquences peuvent être considérables si la Russie ne parvient pas à trouver la parade.

On l’oublie souvent dans les anticipations où l’on se contente de prolonger les tendances, mais en temps de guerre l’ennemi a aussi le droit de s’adapter et de ne pas rester inactif face à une menace qui peut lui faire perdre la guerre. Défensivement, les Russes réorganiseront donc forcément leur défense aérienne et tenteront de durcir, camoufler ou déplacer les sites-cibles. Offensivement, ils s’efforceront aussi de frapper les centres de production ukrainiens de drones et de missiles, et feront appel à tout l’arsenal de propagande interne pour dénoncer les « attaques terroristes » de ces méchants Ukrainiens et de leurs alliés belliqueux qui veulent continuer la guerre. Il n’est pas du tout certain que cela soit suffisant pour empêcher de prendre des coups très sévères. On reparlera alors du nucléaire.

Il faut bien comprendre qu’une telle campagne efficace de frappes en profondeur serait une première pour la Russie. Par le volume d’explosif projetable, la force de frappe ukrainienne est sans doute inférieure à celle de la Luftwaffe engagée en Union soviétique de 1941 à 1944, mais elle la dépasse largement en portée et en précision. Surtout, la majeure partie de l’infrastructure stratégique soviétique était hors de portée des bombardiers moyens allemands, alors que celle de la Russie actuelle est à 70 % dans l’enveloppe de tir des Flamingo. L’aviation allemande n’a pas pu avoir d’effets décisifs, les drones et missiles ukrainiens peuvent en avoir et donc enclencher le processus de réflexion sur l’emploi éventuel du nucléaire.

Dans l’absolu, une telle campagne conventionnelle de frappes en profondeur de grande ampleur pourrait effectivement justifier l’emploi de l’arme nucléaire en premier par la Russie, à condition de « menacer l’existence de l’État », une notion guère différente dans le fond de celle des intérêts vitaux. Peut-on considérer que la destruction d’une grande partie de l’infrastructure énergétique, de complexes de production militaires, de bases aériennes, de centres de commandement, etc., constitue une menace contre l’existence de l’État ? Peut-être. Cela serait plus évident si cette attaque venait d’un coup, par surprise, et provoquait un grand choc, mais il n’y aura pas une seule grande attaque de Flamants roses, mais plein de petits coups dont aucun ne saurait justifier en soi une riposte nucléaire, et on peut rester ainsi, à la manière de la grenouille ébouillantée progressivement, sans pouvoir réagir. L’emploi de l’arme nucléaire, probablement à des fins de désescalade, sera cependant sans aucun doute envisagé et en tout cas suggéré publiquement afin d’effrayer l’ennemi et ses alliés. Le problème est que cela effraiera en fait tout le monde, sauf peut-être la Corée du Nord, y compris des alliés puissants comme la Chine ou des quasi-alliés désormais comme les États-Unis. Cela vaudrait-il le coup de se mettre au ban des nations ? Ce n’est pas sûr du tout, mais on n’en sait rien.

Tout cela veut dire aussi qu’un pays au 50e rang mondial des PIB en 2021 (29e en parité de pouvoir d’achat) aura été capable de se doter d’une force de frappe en profondeur conventionnelle capable de menacer très sérieusement un pays comme la Russie. Cela ne vaut pas une force nucléaire en termes de dissuasion, mais ce n’est finalement pas très éloigné.

De fait, cela fait au moins depuis les années 1980 qu’un certain nombre d’États y songent. Très peu de pays peuvent en réalité se payer le luxe d’une force aérienne capable de mener une campagne de frappes à grande échelle et sur la durée face à une défense solide. L’apparition du Scud, plus exactement le R-11 Scud A dérivé du V-2 allemand, en 1957 et sa diffusion par les Soviétiques, a marqué une première révolution. Constatant définitivement, en 1982, l’impuissance de ses forces au sol et en l’air face à Israël, la Syrie, soutenue par l’URSS, a mis en place un nouveau modèle à base de lignes fortifiées armées conventionnellement et de commandos (le bouclier), et d’une force de frappe de missiles Scud et dérivés (l’épée), un modèle bientôt suivi par d’autres pays de la région comme l’Irak et l’Iran, alors en guerre entre eux puis directement menacés par les États-Unis. Cela n’a pas été suffisant à l’Irak pour arrêter les Américains et leurs alliés en 1990-1991, mais cela a justifié pour tous ceux qui pouvaient se sentir menacés d’aller encore plus loin cette fois, même en étant dotés de l’arme nucléaire. Le nucléaire dissuade du nucléaire, mais pas forcément d’une puissance aéroterrestre comme celle des Américains en 1991. C’est à ce moment-là que la Russie, en crise et qui se voyait totalement dépassée conventionnellement, a songé à se doter d’une puissante force de frappe de missiles conventionnels afin notamment de ne pas forcément avoir à passer tout de suite au nucléaire en cas d’attaque américaine, que personne n’envisageait par ailleurs. Dans l’offensive, cette force de missiles pouvait servir également comme artillerie lointaine capable de paralyser un pays attaqué (préventivement bien sûr).

Cette force de frappe de missiles balistiques-croisière était encore trop sophistiquée pour être massive et donc décisive en Ukraine. Même renforcée d’expédients comme les missiles antinavires ou antiaériens détournés de leur mission initiale, puis complétée par des flottes de drones Shahed-136, cette force de frappe n’a pas été décisive.

On n’a jamais réussi à obtenir jusqu’à présent, par les seuls missiles et drones, la combinaison de masse, puissance et précision d’une force aérienne comme celles des États-Unis ou d’Israël, approvisionnée par les États-Unis. Cela sera peut-être donc le cas avec les FP-1 et les Flamants roses. Rien qui suffise en soi à faire plier qui que ce soit – parmi d’autres cas, les Américains ont lancé 300 000 tonnes d’explosif (20 Hiroshima) sur la Corée du Nord de 1950 à 1953 sans obtenir d’effondrement – mais cela peut largement contribuer à un affaiblissement général dont les effets se feront mécaniquement sentir sur le front, alors que les événements du front auront également des effets sur l’arrière. C’est ainsi, par résonance arrière et avant, que finissent par survenir les ruptures politiques, depuis la simple acceptation de la paix jusqu’à la révolution de palais.

En admettant que la guerre en Ukraine s’arrête bientôt, rien n’empêchera ensuite l’Ukraine de produire en série et même d’exporter ses Flamingo, et de se constituer une force de seconde frappe (c’est-à-dire résistante à une attaque préventive) capable de projeter plusieurs milliers de tonnes d’explosifs avec précision à plusieurs milliers de kilomètres, soit tous les avantages dissuasifs d’une mini-force nucléaire sans ses inconvénients psychologiques et politiques. On peut imaginer que d’autres pays directement menacés, comme les pays baltes, seront séduits aussi par cette perspective d’obtenir une vraie garantie de sécurité, non pas simplement par un bouclier défensif national et allié, mais aussi par la possibilité inédite pour eux de porter des coups chez l’ennemi. Ce serait évidemment, à l’inverse, une garantie d’insécurité pour les Russes et un immense stress dans cet État qui se paie le luxe d’être paranoïaque face à des petits pays alors qu’il est parmi les plus puissants au monde. Il faut donc s’attendre à une longue litanie de rodomontades télévisuelles, de tweets grossiers de Dmitri Medvedev et de menaces poutiniennes. Tant pis, c’est en faisant peur à la Russie que l’on aura la paix, pas en cédant à ses « calmez-moi ou je fais un malheur ».

On peut aussi imaginer que cette démocratisation du missile de croisière finira par nous concerner un jour et qu’il faut peut-être y penser. Cela fera mal aux gardiens du temple nucléaire, mais il faudra réfléchir à une défense aérienne antimissiles dense et/ou à disposer aussi, en retour, d’une capacité de frappe conventionnelle massive, au-delà de nos quelques raids de Rafale, capable de riposter à des attaques de même nature. Pour être juste, on y pense réellement, mais les choses sont toujours au rythme bureaucratique et fauché. Il est probable que, comme d’habitude, on accélèrera après avoir reçu sur la tête des cousins des Flamants roses.