Des chiffres et des êtres
Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000
tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency
américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu
moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en
espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une
légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes
fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires
contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou
annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat
durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on
avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en
avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par
« contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements,
parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le
patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire -
une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des
indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement
de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes,
les engagements ont effectivement été très importants en volume.
Si on ajoute les recrutements des différentes milices
provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche
cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond,
empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter
les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or,
cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il
ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la
patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très
nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité,
on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques
en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains
au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.
La Russie avait l’ambition de professionnaliser
complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012,
mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables - qui correspondraient
en proportion à 450 000 pour la France - le nombre réduit de volontaires à
l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter
a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte,
professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en
Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée
russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire
impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement
et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où
on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée
par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous
les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa
vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette
armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres
missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et
d’ultime réserve.
Au bilan, les forces armées russes utilisent environ
la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les
12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir
une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit
décisive.
Si on peut estimer à 1 % de la population la
proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population
d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également
estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement
mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en
Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que
l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la
masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée
de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la
susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par
acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot
« guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de
l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel
de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.
Une nouvelle armée russe
Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée
de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le
renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors
encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de
l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation
d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des
camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des
forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été
2023 et 470 000 au début de 2024.
La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce
volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer
plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation.
Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le
seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences
collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et
assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est
souvent psychologiquement désastreux.
Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en
main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a
été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend
plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir
remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas
forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre
russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur
le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de
structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement
supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour
constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.
Si l’armée russe tend à revenir à ses structures
classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement
transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques
de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de
combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon
d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a
été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons
sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon
supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position,
il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat,
les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée »,
presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement.
Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou
amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées »
largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au
tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.
En coordination avec l’appui indispensable de
l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a
augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un
rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en
emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers,
mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le
cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable,
est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de
sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les
meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus
mauvais se consacrent à la défense du front.
Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué
depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en
termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais
sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure
l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation,
est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences,
méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les
drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt
décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à
l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives
russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022
mais de bien moindre ampleur.
La fonte de l’acier
Outre la mobilisation partielle humaine de septembre
2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a
permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique »
par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du
Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et
4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de,
respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également
perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135
hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont
au fond de l’eau.
Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses
soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du
PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13
milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de
défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6
milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats
d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut
à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis
en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union
soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y
consacre le quart de son PIB.
Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une
mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le
véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques
de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il
surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et
rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de
bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus
de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de
masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation
de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus
éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout
jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la
production en série des matériels neufs.
Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus
nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des
« petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande
extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les
équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe
continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à
peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de
composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus
chères.
La limitation principale concerne les munitions et
particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en
décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives.
L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de
l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023,
la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et
surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié
d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie,
l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait
fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5
millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide
étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la
construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières.
Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur
l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante,
quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.
Que faire avec cet
instrument ?
Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut
mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée
par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est
cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en
sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère
supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de
l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final
recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis
par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi
que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que
cet espoir persistera, la guerre durera.
Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la
stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et
globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais
nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du
conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de
moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette
pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui
autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans
le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces
aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si
les moyens le permettent.
Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d'habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs.
Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d'une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.
Sources
Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and
Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13
February 2024.
Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in
2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.
Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January
2024.
Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of
battle, Institute for the Study of War, October 2023.
Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition
et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril
2024.
Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.