Version modifiée et agrandie de la version du Mook Dune à trouver parmi d'autres ici
L’univers du roman Dune
de Frank Herbert est d’une grande richesse, mélangeant dans un ensemble
baroque, mais très cohérent des éléments de sociétés humaines passées et des
éléments de pure imagination. La guerre s’y exerce de manière particulière,
mais elle reste la guerre avec sa grammaire propre.
Comment
détruire une Grande Maison
Le système politique de Dune en 10 191 AG (après la Guilde) est issu d’une grande convention qui régit les rapports entre la Maison impériale, les grands féodaux réunis dans l’assemblée du Landsraad et la Guilde des navigateurs qui dispose du monopole du vol spatial. S’y ajoutent d’autres acteurs à peine évoqués dans le premier livre, comme le Combinat des honnêtes ober marchands (CHOM) qui gère en commun les échanges économiques interplanétaires, le Bene Tleilax maître de la génétique ou les planètes industrielles Ix et Richèse. Il y a surtout l’ordre politico-mystique féminin du Bene Gesserit. Dans cet ensemble complexe, seules les maisons féodales disposent du monopole de l’emploi de la force afin de régler leurs différends. Les autres acteurs n’en ont pas besoin pour assurer leur protection et leurs desseins politiques. S’il faut faire une analogie, l’univers de Dune est assez proche du système de relations des grands États européens du moyen-âge central ou du Japon des époques Kamakura-Morumashi, le CHOM faisant grossièrement office de pouvoir économique bourgeois et le Bene Gesserit d’Église catholique ou d’école bouddhiste.
La guerre, entre Maisons
donc, y est régulée par plusieurs facteurs politiques, culturels et matériels. Le
premier est la fragmentation des pouvoirs et le souci de maintenir un équilibre
entre eux. Si l’Empereur dispose d’un prestige et d’une autorité certaine,
personne ne souhaite le voir devenir hégémonique, comme d’ailleurs sans doute n’importe
quel autre acteur. C’est pourtant apparemment le projet de Shaddam IV qui
trouve devant lui le duc Léto Atréides, champion et modèle de la noblesse conservatrice.
Abattre les Atréides permettrait de changer significativement le rapport de
forces en sa faveur et d’imposer plus facilement un pouvoir absolu. Une attaque
directe trop puissante susciterait cependant une forte réaction de l’ensemble
de la noblesse, aussi l’Empereur envisage-t-il une opération par procuration en
faisant appel aux Harkonnen. Les Harkonnen constituent la famille impure de l’univers
de Dune, considérée par tous comme de lâches et brutaux parvenus anoblis par l’argent
et non le mérite. Leur monde, Giedi Prime, est une version nazie de la Stahlstadt
des Cinq Cents Millions de la Bégum et une préfiguration de l’Apokolips
dans l’œuvre dessinée de Jack Kirby. Les Harkonnen sont cependant riches,
surtout après reçu le droit de récolter l’épice d’Arrakis pendant 80 ans, sans
aucun respect des conventions féodales et surtout ils détestent les Atréides,
leur parfait inverse. Ce sont donc des alliés idéaux pour l’Empereur. Retenons ce
point : l’Empereur veut détruire les équilibres féodaux immémoriaux et progresser
vers un régime absolutiste en s’appuyant sur la haine d’une Maison contre une
autre, à la manière des Armagnacs et des Bourguignons au début du XVe siècle
en France. Un pouvoir absolu va effectivement survenir par la faute de Shaddam IV
mais pas du tout celui qui était prévu.
Derrière les freins politiques
et culturels, il y a de nombreux facteurs matériels qui compliquent les choses.
Si Dune est l’Europe médiévale, il faut imaginer les fiefs séparés par des
mers que contrôlerait une compagnie maritime unique et neutre. Par simplification,
les fiefs ou les sièges des sociétés diverses sont des planètes entières qui pour
communiquer entre elles et donc se combattre sont obligées de passer par la Guilde
des navigateurs. Pas de batailles spatiales donc dans Dune mais des raids
ou invasions chez les planètes ennemies. Premier problème : c’est très coûteux.
Les puissances de Dune sont comme celles de l’Europe médiévale toujours à la
recherche de financements ou de remboursements pour leurs campagnes militaires.
Le second problème, lié au premier, est comme pendant la guerre de Cent Ans, que
l’on ne peut projeter via la Guilde que des armées réduites, quelques centaines
de milliers de combattants au maximum, alors que l’on parle de guerres entre
mondes. Toutes les maisons connaissant sensiblement les mêmes problèmes de
financement, les forces en présence sont plutôt équilibrées. Les troupes qui
débarquent doivent également faire face aux grands champs de force Holtzman,
que l’on peut comparer aux murailles des châteaux forts, qui protègent les villes
et les grandes bases. La défense l’emporte dès lors nettement sur l’attaque. On peut
imaginer de grandes opérations de siège, mais qui dit siège dit longue durée
avec toutes les conséquences logistiques et politiques que cela peut impliquer.
Le dernier facteur est qu’il
faut imaginer toutes ces grandes maisons médiévales dotées d’armes nucléaires. L’emploi
de celles-ci est prohibé par la Convention, mais, contrairement aux machines
pensantes, pas leur possession. Les grandes maisons disposent donc depuis des
millénaires d’un stock d’« atomiques » mystérieusement entretenu. Il y a un grand
tabou sur l’emploi en premier de ce type d’armes et la famille qui s’y
risquerait provoquerait sa mise au ban par toutes les autres. Aussi l’emploi
des atomiques n’est-il réellement envisageable qu’en second ou, plus
probablement, comme ultima ratio avant la possibilité d’une destruction
totale, les fameux « intérêts vitaux » proclamés sans plus de précision par la doctrine
française. Point particulier, dans Dune frapper une planète ennemie ne
peut se faire en quelques minutes comme actuellement entre les puissances
nucléaires à l’aide de missiles balistiques. Encore une fois, il faut en passer par un transport spatial et donc la complicité peu évidente de la Guilde, sauf
si elle-même se trouve en danger mortel. Il faudra donc probablement les employer
sur son propre sol et les seuls objectifs ne peuvent être que les forces
ennemies. Notons que si ces forces d’invasion n’ont pas amené d’armes atomiques
avec elles, elles ne pourront pas riposter de cette façon.
La guerre est donc à la fois
probable entre toutes ces puissances à l’éthos très guerrier et difficile à
organiser. Bien souvent, il s’agira plus de confrontation, ou de « guerre des assassins », utilisant tous les moyens
de pression — sabotages économiques, corruption, pression diplomatique, raids
sur les stocks d’épice, assassinats, etc. — que de guerre ouverte et de grandes
batailles. Et si cette guerre ouverte survient, elle n’aura probablement pas le
temps de s’achever pas la destruction de l’adversaire, du fait des rétroactions
des environnements stratégiques à plusieurs puissances rivales. Une famille qui
engage toutes ses forces pour en vaincre une autre se trouve à la limite de la
banqueroute et surtout se rend elle-même vulnérable à une attaque tierce.
La seule solution est donc de
foudroyer l’adversaire par une attaque suffisamment rapide et massive pour
obtenir un résultat décisif avant que des décisions contraires, l’emploi d’armes
atomiques ou l’intervention d’autres acteurs, puissent survenir. C’était le
scénario d’engagement dans la « marge d’erreur » de la dissuasion que décrivait le général britannique Hackett en 1979 dans La
troisième guerre mondiale en imaginant l’invasion de la République fédérale allemande par les Soviétiques en deux jours. C’est évidemment le choix qui est fait par le baron Vladimir Harkonnen et
l’Empereur Shaddam IV. L’attaque sera menée par les Harkonnen mais appuyée
par des légions de sardaukars, les soldats d’élite de l’Empereur camouflés pour
l’occasion en Harkonnen, afin d’obtenir un rapport de forces écrasant. Elle
sera grandement facilitée par l’action d’une « cinquième colonne » à l’intérieur du
camp ennemie qui en sapera les défenses. Un cheval de Troie, mais cette fois
opposé aux Atréides, descendants du roi Agamemnon vainqueur
de Troie.
L’offensive
pourrait se dérouler sur Caladan, le fief-planète des Atréides, mais l’Empereur
préfère déplacer les Atréides sur la planète Arrakis qui leur est confiée en
fief à la suite des Harkonnen. Les déracinés y seront croît-on plus faibles et
les Harkonnen auront eu le temps préparer le terrain. Une stratégie à court
terme qui va s’avérer désastreuse à long terme. Arrakis est une planète très
particulière, qui recèle en son sol, le produit, l’épice, indispensable au fonctionnement
de toute la civilisation ne serait-ce qu’en autorisant seule le voyage spatial,
mais aussi la plus puissante armée de l’univers connu : les Fremen. L’alliance
envisagée des Atréides avec les Fremen rend l’attaque d’autant plus urgente. Tout
pousserait à ce qu’Arrakis soit maintenue dans la plus grande stabilité au
profit de tous, les plans de Shaddam IV et de Vladimir Harkonnen vont y
introduire un cocktail explosif d’autant plus dangereux que la politique du Bene
Gesserit a aussi fait en sorte d’y introduire, plus ou moins volontairement, un
individu détonateur.
Achille et Holtzman
Au niveau tactique, il y a
des engins de tout type dans Dune comme les ornithoptère à ailes
battantes, mais peu de machines de combat, la faute en grande partie à l’existence
des boucliers de champs de force Holtzman invulnérables à tous les projectiles
sauf les plus lents. Inutile donc de leur envoyer des balles ou des obus, même
si ou pourrait imaginer que le souffle des explosions puisse avoir quelques
effets. Il est possible d’y utiliser des armes à faisceaux laser, une arme d’avenir
évidente à l’époque où écrit Herbert. Le problème est que la rencontre entre un
faisceau laser et un bouclier produit des effets indésirables pour le tireur, pouvant
aller jusqu’à une petite explosion atomique d’une kilotonne. Cela pourrait
donner naissance à des tactiques suicide, un combattant forcé à la manière Harkonnen
ou un volontaire venant tirer au laser contre les grands boucliers protecteurs
jusqu’à l’explosion, mais cela paraît très aléatoire. Les lasers sont donc peu utilisés, leur emploi très surveillé et les véhicules servent surtout au transport d’une
troupe qui est presque entièrement composée de fantassins.
Les champs de force Holtzman,
apparemment peu coûteux et faciles d’emploi, sont très courants. Leur
principale faiblesse est de pouvoir être percés par des armes blanches
utilisées avec lenteur ou éventuellement des objets particuliers comme les
chercheurs-tueurs ou les projectiles à faible vitesse des pistolets maula. La
haute technologie impose donc paradoxalement de revenir à des formes
ancestrales d’affrontement. Herbert exclut les tactiques collectives de type
phalange, qui devraient pourtant être possibles, au profit d’un combat purement
homérique fait d’une collection d’affrontements individuels ou en petites
équipes. Le combat dans Dune oblige à l’excellence individuelle obtenue
par un mélange de courage et de maîtrise de l’escrime. L’acquisition de cette
excellence demande du temps et impose une professionnalisation de fait ainsi
que la constitution d’une aristocratie guerrière. Cette aristocratie développe
ensuite une culture spécifique qui lui assure le monopole de la violence, ce
qui explique peut-être en retour le refus de toute tactique de masse, mais la
rend également vulnérable à l’apparition de cette même masse sur le champ de
bataille. Les civils-amateurs sont exclus culturellement d’un champ de bataille
où ils n’ont aucune chance de survie, mais aussi largement des guerres
elles-mêmes.
Dans l’Illiade, il y a les
héros, qui ont un nom, et les guerriers anonymes qui servent de faire valoir
aux premiers. Dune possède son lot de héros-escrimeurs comme Duncan Idaho,
Gurney Halleck ou le comte Hasimir Fenring et ses soldats ordinaires qui font
leur chair à épée. Duncan Idaho peut ainsi se vanter d’en avoir tué plus de 300
pour le compte du Duc Léto. Mais les héros sont rares et s’ils sont flamboyants
ils ne font guère la différence au sein de batailles qui sont des agrégations
de milliers de microcombats. Frank Herbert introduit donc une catégorie
intermédiaire qui associe le nombre et la qualité : les combattants
d’élite, comme les Sardaukar, les Fremen et certains Atréides. Les Fremen ont
les plus fortes qualités guerrières, les Atréides sont d’excellents techniciens
et les Sardaukar associent les deux caractéristiques dans des proportions
moindres. Chacun de ces hommes est capable de vaincre plusieurs soldats
ordinaires du Landsraad et leur présence décide du sort des batailles. C’est
tout l’intérêt de la présence des Sardaukar dans la force d’attaque déployée
par Vladimir Harkonnen contre les Atréides, avec cette crainte toutefois que
ces quelques brigades puissent être utilisées par l’Empereur contre le baron. L’intérêt de ces
combattants d’élite, évident au niveau tactique, est encore plus flagrant au
niveau opératif lorsqu’on considère le coût de projection interplanétaire d’un
seul homme.
Au passage, Frank Herbert
insiste beaucoup sur l’importance des milieux extrêmes comme le désert
d’Arrakis ou l’oppression de la planète prison Salusa Secundus, pour développer
des qualités guerrières. Il pense certainement aux bédouins arabes du VIIe siècle
ou de la révolte arabe de 1916 contre les Ottomans (le film Lawrence d’Arabie
est sorti trois ans avant Dune) qui constituent son modèle pour les
Fremen. Cette théorie, qu’il reprend dans Dosadi, est très discutable,
les milieux physiques extrêmes sécrétant surtout des sociétés adaptées… à leur milieu,
mais souvent figées, voire piégées. Les Inuits ou les Indiens d’Amazonie n’ont
par exemple jamais constitué d’armées de conquérants. En creux, cette théorie
suppose aussi que les sociétés riches et agréables sont amollissantes et que
leurs armées sont faibles. L’Histoire montre que les choses sont nettement plus
complexes. La création d’une force militaire est d’abord un phénomène social.
Les Fremen constituent un
cas particulier dans l’univers militaire de Dune puisqu’ils sont à la fois
parfaitement adaptés à leur milieu, très durs au combat et nombreux. Ils
introduisent ainsi la masse à une échelle inconnue dans l’équation. L’attaque
Harkonnen, considérée comme considérable, a mobilisé 10 légions soit
quelques centaines de milliers d’hommes, là où le mentat Thufir Hawat s’attendait
à un raid d’au maximum quelques dizaines de milliers, ce qui semble constituer
la norme des batailles. Tous ces chiffres paraissent par ailleurs assez faibles
dès lors qu’il s’agit de contrôler une planète entière, mais il est vrai que
les populations ne semblent pas considérables non plus. Avec une population de
culture guerrière de dix millions de Fremen, on passe à un potentiel de deux à
trois millions de combattants masculins adultes et d’autant de combattants
secondaires. Cela change évidemment la donne comme l’arrivée des piquiers
suisses dans la deuxième moitié du XVe siècle ou la levée en masse
révolutionnaire de 1792 ont changé le visage de la guerre menée jusque-là en
Europe avec de petites armées professionnelles. On peut penser aussi aux
contingents professionnels occidentaux face aux 10 millions de Pashtounes
en âge de porter les armes en Afghanistan ou au Pakistan. L’attitude et
l’allégeance des Fremen constituent donc une donnée essentielle de la
géopolitique de l’Empire.
COIN sur Arrakis
L’offensive Harkonnen-Sardaukars
est un modèle d’offensive éclair. Tout lui réussit, avec il faut bien le dire
un peu de chance. La double action décisive du docteur Yueh, la levée du bouclier
défensif et la neutralisation du duc Léto, facilitent évidemment considérablement
les choses alors que sa réussite n’était pas si évidente. Si Yueh avait échoué,
l’opération aurait sans doute réussi au regard du rapport de forces mais aurait
connu des évolutions plus compliquées. Cet « effet majeur » atteint, le destin de l’attaque qui bénéficie
d’une énorme supériorité numérique et de la surprise ne fait plus aucun doute. Les
Atréides sont submergés. Pour autant, il y a comme dans tous les plans complexes
quelques grains de sable : Dame Jessica et Paul Atréides parviennent à s’enfuir
dans le désert à la suite d’une erreur grossière de Vladimir Harkonnen et ils retrouveront les
Atréides qui auront disparu mais aussi atout essentiel les atomiques de
famille. Ce n’est pas tout.
Hormis les cas, très rares,
d’extermination de l’ennemi, une victoire militaire ne devient victoire
politique que s’il y a acceptation de la défaite par celui qui a perdu le duel
des armes. Dans le schéma trinitaire clausewitzien, c’est le pouvoir politique
qui constate la défaite et accepte la paix, le peuple ne pouvant que suivre les
décisions de son gouvernement. Si l’action militaire ne se contente pas de
vaincre l’armée adverse, mais a également pour effet de détruire le pouvoir
politique, on se prive d’un interlocuteur et on prend le risque d’en voir
apparaître un ou plusieurs autres qui vont continuer la guerre d’une autre manière.
Les Américains ne sont pas les Harkonnen (mais la Maison impériale peut-être)
et Paul Muad’Dib n’est ni Oussama Ben Laden, le mollah Omar ou Saddam Hussein,
mais la situation sur Arrakis en 10 191 après la prise d’Arrakeen présente quelques similitudes avec celle de l’Afghanistan en 2001 et surtout
de l’Irak en 2003, mais un Irak qui serait le seul producteur au monde de
pétrole.
La guerre ne se termine pas
en effet avec la mort du duc Léto, elle se transforme simplement. Les
survivants Atréides se joignent à la guérilla endémique des Fremen contre les
Harkonnen, qu’ils détestent, pour constituer une forme très efficace de « combat couplé » entre une puissance extérieure et des combattants locaux. Les Fremen
apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation
au milieu désertique ; les Atréides
apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique »
pour la formation tactique
et surtout un leader charismatique fruit des manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une
réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile, mais un véritable
djihad.
Face à cette opposition qui
se développe progressivement, se pose systématiquement le problème du
diagnostic initial avec presque toujours la tentation de le minimiser et de le
modeler en fonction de ses besoins. Pour le gouvernement français de 1954, les attentats
de la Toussaint rouge en Algérie sont le fait de bandits et pour le commandement
américain de 2003, les attaques de guérilla qui apparaissent dans le triangle
sunnite irakien en mai-juin sont les derniers feux du régime déchu et de son
leader en fuite. Cette appréciation initiale conditionne une réponse dont il
est difficile par la suite de s’affranchir. S’écartant de la politique
traditionnelle de pure exploitation économique de la planète Arrakis, et peu
gênés par des considérations humanitaires qui n’existent, au mieux, que dans le
cadre des signataires de la Grande Convention, les Harkonnen et les Impériaux
qui reprennent le contrôle d’Arrakis voient les Fremen comme une nuisance dont
ils sous-estiment par ailleurs l’importance et qu’il faut éliminer par
l’extermination.
Tactiquement, on se trouve
là encore dans le cas classique d’une force de technologie supérieure face à
une guérilla protégée par son adaptation à un milieu particulier et protecteur
(jungle, montagne, population locale des rizières ou des cités de l’Euphrate en
Irak). Ce milieu est d’autant plus favorable que l’emploi des boucliers
Holtzman y est très délicat car ils ont la particularité d’énerver les vers des
sables, ce qui n’est jamais une bonne idée. Les Fremen pratiquent donc une
escrime normale, là où leurs adversaires sont habitués à une escrime de
champ de force très différente. Ils sont par ailleurs beaucoup plus nombreux que
leurs adversaires, à l’inverse de tous les abaques de contre-guérilla. L’armée
de Rabban la bête même aidée des Sardaukar n’a tout simplement pas les
effectifs suffisants pour faire face à une guérilla d’un tel volume, d’autant
plus que grâce à la maîtrise du « transport par vers » la mobilité opérative des Fremen est équivalente
à celle de leurs ennemis et de leurs ornithoptères.
La tentation est alors forte
pour les Harkonnen de limiter les risques en utilisant la maîtrise de l’air
pour traquer l’ennemi à l’aide de machines volantes transformées en bombardiers
en essayant si possible de décapiter l’ennemi par la mort de Paul Muad’Dib. Les
Fremen y répondant par les méthodes classiques de dissimulation à une force
aérienne, association au milieu, dispersion, enterrement, etc. À cette
stratégie d’attrition des Harkonnen, par ailleurs peu efficace, ne serait-ce que par le
manque de moyens, les Fremen coordonnés par Paul Atréides répondent par une
stratégie de pression économique en empêchant l’ennemi d’exploiter l’épice. Les
moissonneuses d’épices sont semble-t-il plus faciles à trouver et détruire que les
nombreux sietchs Fremen. Les Sardaukar quittent finalement le front sur décision de l'Empereur, mais les
Harkonnen ne changent pas de stratégie. Ils n’envisagent pas une seule seconde
de négocier, ni même de faire l’effort de former des combattants adaptés au
désert. Rabban la bête n’est clairement pas un fin stratège et il n’a même pas
de mentat à ses côtés. Celui du baron, Thufir Hawat retourné contre son gré
après la mort de Piter de Vries, n’influence en rien les évènements. Il est
très probable que selon un schéma classique dans les dictatures, la réalité de
la situation sur le terrain reste masquée au sommet de l’organisation jusqu’à la
catastrophe.
Au bout de cinq ans, la stratégie de Paul Atréides permet de contrôler la majeure partie de la planète et de provoquer une accélération des évènements. La menace enfin évidente sur la production d’épice provoque la formation d’une coalition de toutes les Maisons et d’une expédition sur le sol même d’Arrakis menée par l’Empereur en personne. On atteint ainsi le stade final de la guerre populaire telle que la décrivait Mao Tsé-Toung après la mobilisation et la guérilla. La bataille finale contre l’Empereur est l’équivalent en 10 196 AG de celle de Diên Biên Phu en 1954.
Le problème tactique majeur qui se pose à nouveau est celui de l’élimination du bouclier de défense de l’Empereur. Le mode d’action utilisé est une grande tempête de sable dont on sait que l’électricité statique va saturer le champ de force. Il faut pour cela détruire auparavant les montagnes qui empêchent son passage et c’est là que les atomiques interviennent. Le tabou atomique est donc brisé, il est vrai de manière indirecte par un emploi sur un obstacle naturel, pour permettre la pénétration dans le camp adverse. Avec la supériorité numérique des Fremen et l’emploi surprise des vers des sables, la suite du combat ne fait plus alors aucun doute. Étrangement le combat se termine par un duel entre Paul Atréides et Feyd-Rautha Harkonnen, héritage des pratiques féodales, risque considérable tant la personne de Muad’Dib est importante et qui ne se justifie pas stratégiquement. Il aurait suffit que le comte Fenring, peut-être le meilleur escrimeur de l'Empire, accepte de combattre à la place de Feyd-Rautha pour changer le cours de l'Histoire.
Paul Atréides/Muad’Dib l’emporte donc. La Guilde est
obligée de lui obéir, car il dispose désormais du monopole de l’épice, et les
long-courriers amènent les Fremen porter le djihad dans l’univers entier. L’histoire
n’est pas linéaire. Le jeu dangereux de l’Empereur a entraîné la fin d’une ère
stratégique cohérente et le début d’une nouvelle époque, un peu comme tous les
vingt-trente ans dans notre univers.
La maîtrise d'un univers. Bravo.
RépondreSupprimerIl faut que je relise le livre.
Il faut que je voie le nouveau film.
Le dernier c'est en 1984 ou 1985 que je l'ai vu.
Ça date, comme on dit en Egypte...
Les Fremen apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique ; les Atréides apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique » pour la formation tactique et surtout un leader charismatique fruit des manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile, mais un véritable djihad.
SupprimerC'est très intéressant d'analyser ce type de schéma assez similaire aux guerres en M.O, Nord Afrique et Sahel, en dehors d'un contexte historico-géographique réel. On dégage davantage les structures de combat, leurs dynamiques internes. sans aucune entrave d'allégeance politique ou idéologique. Si vous souhaitez me répondre - car c'est un point sur lequel je m'interroge très souvent dans le domaine contemporain: quel est le facteur qui détermine le basculement de "réaction d'anticorps à la présence extérieure" dans la dimension de vrai djihad? Un chef charismatique ce n'est pas suffisant en soi (pour ce que j'ai pu en constater), ni la quantité de références au combat dans un texte sacré (le mot djihad dans le Coran apparaît en 5 verset sur 5000, Jésus Christ a nommé l'épée une seule fois dans tous les Evangiles, pourtant elle a bien été maniée dans les siècles en nom de ces textes très pacifiques, tandis qu'on peut constater que les juifs jusqu'à quand n'ont pas eu à nouveau une territoire en Israël se sont laissés massacrer partout dans le monde en dépit de la présence récurrente des batailles dans l'ancien testament). Est que l'idée de main mise d'un pouvoir extérieur sur quelque chose d'unique appartenant à un lieu précis et au peuple qui l'habite peut être le vrai déclencheur? L'épice, les villes sacrées, les hauts lieux historique?
Bonjour,
RépondreSupprimerexcellent article, mais je me permets d'émettre un bémol: personne, au début du livre, ne considère les Fremen comme des combattants d'élite ni n'a une idée réelle de leur nombre. Ils sont de ce fait sous-estimés quasiment à tous les points de vue.
Dans un des romans ultérieurs (de mémoire): Herbert explique que les Sardaukar impériaux sont recrutés sur la planète-prison (Salusa Secundus), où le milieu extrêmement hostile opère une sorte de sélection naturelle. Mais cela n'est pas explicitement dévoilé dans le premier roman.
Mais sinon, merci pour cette analyse très intéressante, notamment de par la comparaison avec l'histoire terrienne.
Bonjour, merci pour ces remarques. Il me semble que Salusa Secundus est bien décrite dans le premier roman, le seul que j'ai relu récemment (c'est-à-dire il y a quelques années), mais je peux me tromper et c'est une incitation à me replonger dedans.
SupprimerConcernant les Fremen, vous avez raison et cela va me faire modifier mon propose, mais les Atréides, via la mission de Duncan Idado, perçoivent leur potentiel militaire.
Bonsoir,
SupprimerJe suis tout à fait d'accord avec vous sur le fait que les Atreides ont, eux, perçu le potentiel des Fremen (contrairement aux Harkonnen) mais n'ont pas eu le temps de forger une alliance avec eux.
Pour Salusa Secundus, je ne suis pas loin de partir sur une relecture pour vérifier. Que la planète soit nommée dans le premier roman, je suis d'accord, que le processus de sélection des Sardaukar y soit discuté, je vous avoue avoir un doute, mais ma dernière relecture de Dune date un peu.
Bonjour, de mémoire la possibilité que Salusa Secundus soit le terrain d'entrainement des Sardaukars est évoquée par Thufir Hawat dans le premier roman, et confirmée dans les Enfants de Dune, mais de même que vous, ma dernière relecture date de quelques années, je peux me tromper.
Supprimer!!SPOILER!!
SupprimerAprès vérification c'est bien le cas, Thufir Hawat évoque cette possibilité lors d'une conversation avec le baron Harkonnen dans la 2ème moitié du 1er livre
Merci Aurélien! J'avais en tête les scènes des Enfants de Dune sur Salusa Secundus où l'origine des Sardaukar est expliquée plus en détail, mais les remarques du mentat Thufir Hawat dans Dune, j'avoue que je ne les avais plus en tête.
SupprimerDe mémoire, dans le tout premier livre, le Duc Leto soupçonne l'empereur d'entraîner ses Sardaukars sur Salusa Secundus sans en avoir la confirmation, et met son réseau d'espionnage en mouvement via Thufir Hawat pour en avoir la certitude. Ce début de connaissance sur les secrets des Sardaukars, combinés à sa popularité grandissante au sein du Landsraad, poussent Shaddam IV à précipiter la destruction complète de celui qu'il voit comme un rival de plus en plus sérieux.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerTrès intéressant surtout pour quelqu'un qui découvre l'univers comme moi.
Je ne peux pour autant cesser de penser qu'au plan stratégique le choix de l'Empereur n'a aucun sens : donner le contrôle de l'épice à la famille la plus puissante, c'est fondamentalement s'exposer à un risque - si elle réussit.
Cela d'autant plus que l'attaque était conditionnée à plusieurs éléments incertains, comme la désactivation des boucliers. Il aurait alors plus logique que l'Empereur n'intervienne pas, laissant au possible la situation se détériorer jusqu'à provoquer une coalitions des grandes maisons. Il aurait alors eu beau jeu de rétablir l'ordre après la ruine des Atréides.
Une double faute : confier la ressource la plus stratégique à celui qu'il veut détruire et intervenir directement, même sous faux drapeau, avec les risques que cela représente.
N'oubliez pas qu'il y a un traitre très haut placé dans la maison Atréides (un menta).
SupprimerLa désactivation des boucliers est planifiée.
Pas un mentat. Le traître est insoupçonné car la loyauté des docteurs Suk à leur employeur est supposée impossible à contourner... Une seule exception à la règle: le docteur Yueh...
SupprimerCela dit, sur le fond, vous avez tout à fait raison, la désactivation des boucliers est un facteur essentiel du plan.
Merci à AntoineG de sa première remarque. La force des Fremen est ignorée par tous sauf les Atreides qui se demandent quelle est cette ressource inconnue et comment elle peut être utilisée. La loyauté étant la caractéristique de cette famille, Jessica, membre du BeneGuesserit, utilise ses connaissances pour son compagnon, Leto Atreide, et surtout son fils Paul, pour faciliter la "prise de contrôle" de cette ressource qui se révèle incommensurable, imbattable sur sa planète et finalement capable de conquérir l'Univers connu.
RépondreSupprimerSuperbe analyse comme d'habitude.
RépondreSupprimerJe me permet de compléter en rajoutant un lien vers une analyse poussé du trope lié comme quoi les milieux extrêmes forgeraient des "super-soldats".
Pas de moi je précise et en anglais ceci dit, mais avec de vrai exemples tiré de Dune justement.
https://acoup.blog/2020/01/17/collections-the-fremen-mirage-part-i-war-at-the-dawn-of-civilization/
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerATFU
RépondreSupprimerLe magazine WIRED a publié une série d'articles sur Dune dont certains traitent de l'art de la guerre dans l'oeuvre.
https://www.wired.com/story/the-dune-legacy/