Sous le feu
Le
combat n’est pas un phénomène « normal », c’est un événement extraordinaire et les individus qui y participent ne le font pas de manière
« moyenne ». Comme un objet à très forte gravité qui déforme les lois
de la physique newtonienne à son approche, la proximité de la mort et la peur
qu’elle induit déforme les individus et étire leur comportement vers les
extrêmes. La répartition des rôles n’y obéit pas à une loi de Gauss où tout le
monde ou presque agirait de manière à peu près semblable mais à la loi de
puissance où, entre l’écrasement et la sublimation, peu font beaucoup et
beaucoup font peu. Les premiers, à gauche de la loi de puissance, sont les
acteurs du combat, les seconds, à droite, en sont les figurants.
Le
combat est une loi de puissance
De
1942 à 1945, plus de 5 000 pilotes de chasse ont servi dans la 8e
US Air Force, en Grande-Bretagne. Sur ces 5 000 hommes seuls 2 156
d’entre eux ont pris une part quelconque dans les victoires aériennes de la
force. Si on regarde de plus près l’un des 15 groupes de chasse de la force, on
constate que sur 172 pilotes ayant obtenu des victoires, le bilan des 42 As
(plus de cinq victoires) représente la moitié du total. Autrement dit, parmi
les pilotes du 357e Groupe, à l’instar des 14 autres groupes, environ
60 % de pilotes n’ont rien abattu, 30 % ont une action modeste de destruction
de l’ennemi et 10 % ont été bons voire très bons dans cet exercice. L’analyse
des combats du 51st Fighter
Wing (« Mig killers »),
la meilleure unité de chasse de l’US Air
Force en Corée (1950-1953), a ainsi établi que la moitié des pilotes
n’avait jamais ouvert le feu et que, parmi ceux qui ont tiré, seuls 10% ont
touché quoi que soit, une poignée d’entre eux monopolisant les victoires.
Cette
loi de Pareto (ou loi des 20 % d’effecteurs qui produisent 80 % des effets)
n’est pas l’apanage des chasseurs. Dans la nuit, avec un clair de lune parfait,
du 16 décembre 1940, 134 bombardiers britanniques frappèrent le centre de la
ville allemande de Mannheim. Cinq jours plus tard, un Spitfire vint prendre des
photos des dégâts. On s’aperçut alors que de très nombreux projectiles étaient
loin de la cible. Le commandement du Bomber Command décida de procéder à
une analyse rigoureuse des effets des bombardements et fit appel à David
Benswan Butt. Après un examen de 650 prises de vus entre juin et juillet 1941
au cours d’une centaine de missions (soit 4 065 sorties), Butt démontra que
seulement un tiers des avions qui prétendaient avoir frappé la cible s’en
étaient seulement approchés à moins de 8 km (2 sur 3 en France, 1 sur 4 en Allemagne
dont 1 sur 10 sur la Ruhr). Dans
un tout autre milieu, Pendant la campagne du Pacifique, 15 % des équipages de sous
marins américains ont réalisé 51 % des destructions de navires marchands ennemis,
soit une proportion presque identique à celle des sous-mariniers allemands dans
l’Atlantique.
Le
cas du combat terrestre et plus particulièrement celui de l’infanterie, paraît
plus délicat. Le combat y semble plus confus et manquer de critères
statistiques pour y échelonner les valeurs. Les fantassins adversaires ne se
voient que rarement et les duels sont rares. Pourtant tous les témoignages
concordent dans ce sens. Pour Pierre Rinfret, américain, fantassin en Europe en
1944-45 puis homme politique, « moins de 10% de nos fantassins et
équipages de chars infligèrent plus de la moitié des dommages à
l’ennemi. » Dans Men against
fire, son étude sur le comportement au combat des soldats américains
pendant la Seconde
Guerre mondiale, Marshall décrit les combats d’un bataillon
du 165e RI sur l’île Makin
dans îles Gilbert en novembre 1943. Les combats furent très violents
pendant trois nuits et la très grande majorité des tués et blessés furent
touchés dans les postes de combat ou à proximité de ceux-ci. Pourtant sur
l’ensemble du bataillon, il ne trouva que 36 hommes qui avaient fait preuve d’une grande agressivité,
utilisant parfois plusieurs armes. Pour le général DePuy, chef du
département Training and Doctrine de l’US Army dans les années 1970 et vétéran
des combats en Europe en 1944-45 :
Si
vous les laissez seuls, seulement 10% des soldats prendront réellement des
initiatives, bougeront, ouvriront le feu, lanceront des grenades et ainsi de
suite. Les autres 90% se défendront s’ils ont à le faire, mais ne feront rien
d’autre à moins qu’un cadre ne leur donne l’ordre de le faire, auquel cas ils
le feront sans discuter. J’ai appris que vous ne pouvez compter sur eux parce
que vous l’avez planifié ou parce que vous avez donné des ordres généraux, et
cette réserve comprend aussi les jeunes officiers. Vous aviez à dire,
« fais ceci », « fais cela », « tire sur cet
objectif », et « va là-bas ». Vous vous retrouverez toujours à
la fin avec un bon sergent et trois ou quatre hommes faisant tout le travail.
Bien
avant eux, Ernest Jünger estimait déjà que « tout
succès est, à l’origine, l’œuvre d’entreprenantes individualités. La masse de
ceux qui suivent ne représente qu’une puissance de choc et de feu.» Maurice
Genevoix, dans Ceux de 14 décrit
ainsi ses soldats :
On entend souvent exprimer cette idée que
le combat d’infanterie est tombé au niveau d’une boucherie […] bien au
contraire ; aujourd’hui, plus que jamais, c’est la valeur individuelle qui
décide. Tous ceux-là le savent qui les ont vu à l’œuvre, les princes de la
tranchée.
Les plus courageux se précipitent en
tête, tirant et lançant des grenades. La masse
suit comme un troupeau sans volonté ; ce faisant, ils se heurtent
aux hommes qui se pressent derrière eux. Seuls ceux qui sont devant se rendent
compte de la situation ; plus loin en arrière une panique folle s’empare
de la masse entassée et bloquée dans l’étroite tranchée.
Un
bon indice de l’existence de cette loi de puissance est le très faible
rendement des tirs lors des combats. Dans une séance classique de tir dit au
poser (couché, en prenant son temps) face à des cibles en carton immobiles
disposées à 200 m,
une troupe professionnelle actuelle obtiendra, sans disposer d’aides à la visée
comme les lunettes grossissantes ou des pointeurs laser, au moins 80 % de coups
au but. Cette proportion aurait été sans doute la même dès la fin du XIXe
siècle. Si on se place dans une situation de combat, les choses changent
radicalement.
Déjà,
au XVIIIe siècle, le comte de Guibert estimait à 500 le nombre de
cartouches nécessaires pour tuer un homme, alors que les troupes combattent
souvent à courte distance, parfois moins de 100 m. Les
22 et 23 janvier 1879 à Rorke's drift dans l’actuelle Afrique du Sud, 179
soldats britanniques bien entraînés au tir et armés d’un excellent fusil,
affrontent des masses compactes de milliers de Zoulous équipés presque
exclusivement d'armes blanches. Le tir s'effectue à courte distance, voire à
bout portant. Les soldats britanniques sont placés dans des conditions de tir
idéales. On pourrait donc s'attendre à un pourcentage de coups au but proche de
100%. En réalité, pour 11 100 cartouches tirées, les Zoulous ont déploré
321 tués et peut-être le double de blessés. Le pourcentage de coups au but n’a
pas dépassé 10 %. L’intervention du sous-groupement français à Mogadiscio le 17
juin 1992 passe, à juste titre, pour un
bon exemple de gestion très maîtrisée des feux. Néanmoins, 3 500 coups de
petits calibres et 500 coups de 12,7
mm ont été tirés pour mettre hors de combat, au maximum,
une cinquantaine de miliciens, soit un ratio de 80 pour 1. A grande échelle,
lorsqu’on fait le rapport entre le nombre de cartouches tirées pendant les deux
guerres mondiales et le nombre probable de personnels touchés par balles, on
obtient des chiffres variant entre 10 000 et 50 000. Une étude sur les combats
en Irak et Afghanistan obtient même le chiffre de 300 000 cartouches tirées par
les soldats américains pour tuer un rebelle.
A
l’extrême gauche de la puissance
Si
on pousse vers la gauche de la courbe, on trouve les super-acteurs, des stars qui sont aux autres acteurs ce que les grands champions sont aux
simples bons sportifs. Dans le groupe des « 20 % qui effectuent 80 % des
actions efficaces », ils sont les 5 %, voire moins, qui en font la moitié.
Durant la Première
Guerre mondiale, sur un maximum de 6000 pilotes de chasse
français, 187 ont reçu le statut d’« As » après avoir obtenu au minimum cinq
victoires homologuées. Cette poignée d’hommes a pourtant détruit plus de 2000
avions allemands, soit la moitié du bilan total revendiqué par la France. Sur ces 187,
le bilan des 40 premiers de la liste (soit moins de 1% du total) représente à
lui seul 20 % des pertes ennemies.
Là
encore, on retrouve des As dans toutes les formes de combat. Le soldat français
le plus décoré de la
Première Guerre mondiale est le chasseur Albert Roche du 27e
bataillon de chasseurs alpins, décoré de la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et de la Croix de guerre avec 4
citations et 8 étoiles. Il a été blessé neuf fois et a fait, entre autres, un
total de 1180 prisonniers allemands. Durant le même conflit, parmi les
officiers, le capitaine Maurice Genay, chef de corps franc, a été quatorze fois
cité pour son courage. Pendant la guerre d’Indochine, l’adjudant-chef
Vandenberghe est porteur de la
Légion d'honneur, de la Médaille militaire, de la Croix de guerre des Théâtres
d'Opérations Extérieures avec 14 citations dont 6 à l'ordre de l'Armée et de la Croix de guerre 39/45 avec
une citation. Il a été blessé huit fois. Les 44 meilleurs tireurs d’élite
soviétiques, dont Zaïtsev, ont officiellement abattu plus de 12 000 hommes
pendant la Grande
guerre patriotique.
Les combats de chars ont bien sûr aussi leurs
As. Avec son équipage de Sherman, baptisé « In the mood », le sergent
Lafayette G. Pool de la 3e division blindée américaine, a obtenu plus de 258
victoires sur des véhicules de combat ennemis dans les combats en Europe de
1944 à 1945. Quand on examine les performances des tankistes soviétiques lors
de la Seconde Guerre
mondiale, on s’aperçoit que 239 chefs d’engin sont crédités de la destruction
d’au moins cinq chars (et souvent autant d’autres véhicules ou pièces
d’artillerie). Le capitaine Samokin (mort en 1942, plus de 300 véhicules
détruits dont 69 chars), le lieutenant Lavrinenko (mort en novembre 1941,
52 chars détruits dont 16 en un seul combat) et le sous-lieutenant Kolobanov (24
chars détruits en trois heures) occupent le podium. Au total, ces 239 chefs et
leurs équipages, peut-être 2 000 hommes au total sur quatre ans, une
minuscule poignée au regard de l’Armée rouge, ont détruit 2 500 chars
allemands, soit l’équivalent des dix divisions de panzers qui ont déferlé sur la France en mai 1940.(ref) On
retrouve des listes de ce type chez tous les belligérants. Le recordman toutes
catégories semble être l’allemand Michael Wittmann (et son excellent tireur
Balthazar Woll), crédité de la destruction de 138 chars ennemis.
Ces
chiffres, surtout allemands et soviétiques, sont évidemment sujets à caution
mais même exagérés, l’existence des As
est un fait, et si on pousse encore vers la gauche de la courbe, on trouve des
« monstres » comme le pilote allemand Hans-Ulrich Rudel et ses
2 530 missions de guerre aboutissant à la destruction de 2 000 cibles au
sol ou le tireur d’élite finlandais Simo Hayha qui aurait abattu 505 soldats
soviétiques durant les 100 jours de la guerre russo-finlandaise de 1939-1940
(on lui attribue aussi officieusement 200 autres victimes au
pistolet-mitrailleur).
A droite de la loi de
puissance : les figurants
Derrière
ces « acteurs », la masse, même des bons soldats, est composée de « figurants » chez
qui la peur réduit chez eux, non seulement l’initiative, mais aussi les
capacités physiques et intellectuelles.
Au
cours d’une « ronde de chasse » en 1917, l’adjudant André Chainat
aperçoit six avions « boches » :
Je découvre deux camarades qui portaient
l’insigne de groupe. Je leur signale « Venez avec moi ». Ils suivent
de mauvais gré. Je me mets au milieu d’eux, je les pousse, je retrouve mes
boches, je bâtis un plan, je signale : « J’attaque. » J’ai la chance
d’avoir le dernier boche que je mets en flammes. Retournement, je cherche mes
équipiers. Plus personne […] il y a les
vrais et les faux, ceux qui y vont et ceux qui n’y vont pas, ceux qui font
semblant d’y aller […] ceux qui disparaissent et qu’on ne retrouve qu’à la fin,
quand il n’y a plus de danger : leur moteur s’est mis à bafouiller, leur
mitrailleuse s’est enrayée, ils ont été attaqués par un ennemi supérieur en
nombre et ils ne savent pas comment ils ont pu en réchapper […] S’ils sortent
seuls, ils ne rencontrent jamais personne.
Au sol, à la même époque, Henry Morel-Journel, en fait une description
saisissante d’un assaut :
C’est une bande de gens apeurés qui se lancent en
avant en fermant les yeux et en serrant leurs armes contre leurs poitrines.
Cela dure ce que cela dure, jusqu'à ce qu’une salve les ait fait tapir, qu’un
obus les ait dispersés ou que l’ennemi ait été atteint. Le véritable corps à
corps est extrêmement rare ; celui des deux adversaires qui a le moins de
confiance en sa force se rend ou lâche pied quelques secondes avant le choc. On
a donné, on donne encore, aux soldats des poignards de tranchée. Ils ne s’en
sont jamais servis, que pour couper leur viande ou tailler un crayon ;
notre paysan n’aura jamais l’idée de frapper avec cet instrument-là. Pas de
baïonnette ! Pas de poignard ! Au moins les hommes se servent-ils de
leurs fusils ? A peine….
Plus
précisément, ces hommes sont soumis à deux grandes
forces contradictoires : une forte inhibition qui limite leur
capacité de réflexion et un intense besoin d’agir. Ils vont donc suivre, en
imitant ou en obéissant, le premier modèle d’action qui s’offre à eux,
paradoxalement même si celui-ci est très dangereux. Le général DePuy a
toujours été impressionné
Par le fait qu’environ huit ou neuf
soldats « moyens » sur dix, n’ont pas l’instinct du champ de
bataille, n’ont aucun goût pour cela, et n’agiront pas de manière indépendante
sans ordres directs. S’ils appartiennent à une équipe, ils sont plus efficaces.
S’ils sont dans un char ou derrière une mitrailleuse, ils sont meilleurs parce
que cela implique un travail d’équipe. Si un officier leur ordonne, les yeux
dans les yeux, de faire quelque chose, la plupart des hommes, même ceux qui ne
veulent pas le faire, n’ont aucune initiative et ont peur de mourir, feront
exactement ce qui leur est demandé.
Il poursuit en décrivant un combat dans les
Ardennes où il ordonne à deux soldats d’aller éliminer une mitrailleuse
allemande
Ils avaient peur de mourir mais ils le
firent. Ils ne l’auraient jamais fait si je n’avais pas dit « Nous avons à
faire ceci, vous avez à faire cela et maintenant faites le ». Cela
signifie que l’efficacité dépend directement du caractère directif du
commandement.
En
prolongeant la loi de puissance vers la droite on arrive aux limites de la
« quantité donnée de terreur », selon l’expression d’Ardant du Picq,
que chacun peut supporter. Au-delà de cette limite, l’homme ne se contrôle
plus. C’est le cas du pourtant très courageux Ernst Jünger lors de son premier
combat : « mes nerfs
m’abandonnèrent complètement. Sans ménagement pour rien ni personne, je me mis
à courir comme un fou à travers tout. ». La fuite peut également se
diriger vers l’avant. Il s’agit, dans ce cas, d’une attitude suicidaire, le
plus souvent inconsciente, visant, selon Claude Barrois, à mettre fin immédiatement
à la peur par la mort elle-même, tout en respectant la discipline. Dans sa
description des combats de parachutistes américaines en Normandie le 6 juin, Marshall
parle du cas du soldat Stewart posté
seul face à un pont et qui se met à courir en tirant avec son fusil-mitrailleur
sur les quatre chars allemands qui viennent de surgir face à lui. Par le
phénomène d’imitation extrêmement fort sur le champ de bataille, ces attitudes
extrêmes influencent grandement les évènements, provoquant des effondrements
par paniques ou au contraire des exaltations.
Dans
certains cas l’inhibition est trop forte pour laisser subsister toute utilité
sur le champ de bataille. En 1915, dans l’Argonne, la compagnie du lieutenant
Rommel s’infiltre par un passage à travers un réseau de barbelés jusqu’à ce que
« le chef de section de tête n’en
trouve pas le courage, bloquant ainsi sa section et le reste de la compagnie de
l’autre côté de l’obstacle. Les appels et les cris n’y font rien. » Gaudy
décrit ainsi un de ses camarades se dresser en hurlant « Assez ! Assez ! Assez ! »,
puis « Je ne peux plus !…Je ne peux plus ! » avant de
s’effondrer au sol.
Logarithmique
tactique
Une
loi de puissance peut être exprimée de manière logarithmique, cela donne une droite qui mesure sensiblement l’efficacité
globale d’une troupe au combat. Plus la droite est verticale et plus l’unité
compte d’acteurs et, a priori, plus elle est efficace. Plus la droite est
horizontale et moins l’unité est performante. Faire varier un peu la pente du
bon côté permet d’obtenir un surcroît énorme d’efficacité.
En
1997, alors que je commandais une compagnie d’infanterie de marine,
je testais mes neuf groupes de combat. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de
trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par
trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de
tir de combat arbitré par laser » (STCAL) dont chaque coup au but entraîne
une mise hors de combat. Au premier passage, les performances furent très
inégales suivant les groupes. Certains ont été étrillés dès le début de
l’action alors que d’autres sont parvenus à réussir la mission, dont un avec
des pertes très légères. Après un deuxième passage je constatais que la
hiérarchie des performances restait sensiblement la même mais aussi qu’il y
avait une nette progression de l’efficacité moyenne des groupes. Il y avait
donc eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont
été mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement
diminué mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en concluais que deux facteurs influaient
la performance des groupes : l’expertise du chef de groupe et la connaissance
mutuelle qui permettait d’apprendre rapidement et d’augmenter le nombre
d’acteurs.
Lors de la bataille de la Haye-du-Puits en juillet
1944 en Normandie, trois divisions américaines ont été engagées dans des
conditions tactiques similaires, à cette différence près que l’une d’entre
elles, la 82e division aéroportée, disposait de deux fois moins
d’hommes et d’artillerie que la mieux dotée, la 90e division
d’infanterie. Les résultats ont été exactement l’inverse de ceux que pouvaient
laisser anticiper le simple examen des moyens disponibles. La 82e
division a été presque deux fois plus rapide dans la conquête du terrain tout
en subissant deux fois moins de pertes que la 90e . L’effort sur
l’humain donne des résultats spectaculaires.
A une autre échelle encore,
avec près de 60 000 hommes tués ou blessés pour 26 divisions britanniques
engagées, le 1er juillet 1916, premier jour de la bataille de la Somme, est le plus meurtrier
de l’histoire militaire du Royaume-Uni. On oublie généralement que 14 divisions
françaises ont également été lancées à l’assaut ce jour-là face dans des
conditions identiques à celle des Britanniques, et que non seulement elles ont
parfaitement réalisées leur mission mais elles n’ont perdu pour cela
« que » 7 000 hommes, soit un taux de pertes 4 fois inférieur
par unité engagée. La différence est que les divisions françaises avaient
accumulées deux ans d’expérience de guerre, là où la plupart des unités
britanniques étaient novices.
L’Institute for Defense Analyses a effectué en 1992 une série de
simulations sur la bataille de 73 Easting qui a opposé le 7e corps
américain et la Garde
républicaine irakienne lors de l’opération
Desert storm. Le résultat de ces simulations fut que si les deux
adversaires avaient été dotés d’équipements identiques mais en conservant les
mêmes compétences, les pertes américaines auraient été dix fois supérieures à
ce qu’elles furent en réalité. En conservant les équipements originaux mais en
égalisant le niveau de compétences, les pertes américaines auraient été vingt
fois supérieures
Ces exemples, d’échelles très
différentes, témoignent que l’investissement le plus rentable pour augmenter
l’efficacité d’une troupe est bien l’investissement humain. Ils permettent
d’illustrer aussi le caractère fractal du combat, puisqu’on retrouve le
principe de la loi de puissance à tous les niveaux. Il y a des individus nettement plus
performants que beaucoup d’autres, puis des groupes ou équipages, puis des
bataillons et encore des divisions pourtant à chaque fois apparemment
identiques de part et d’autre. Ces bataillons, escadrilles ou divisions
comprennent elles-aussi leurs acteurs et leurs figurants mais la répartition et
l’agencement entre les deux groupes donne quelque chose de plus efficace.
Plus on s'élève toutefois et plus la quantité devient une qualité. En Normandie, dix chars Tigre avec des bons équipages pouvaient affronter sans trop de crainte trente Sherman. A 100 contre 300, c'est plus problématique. A 1 000 contre 3 000 c'est presque perdu d'avance. Cela signifie a contrario que plus les armées sont petites et plus la qualité des hommes est importante. Michael Wittmann et Balthazar Woll ont détruit l'équivalent de la moitié de l'ordre de bataille actuel français en matière de chars. Leur impact tactique serait incontestablement plus fort aujourd'hui qu'à l'époque. Plus que jamais nous avons besoin d'investir dans l'humain.