Les Etats-Unis utilisent la tactique des
éliminations ciblées par drones dans leur lutte contre Al Qaida depuis maintenant
douze ans. L’outil a été placé au cœur de la stratégie contre-terroriste mise
en œuvre par Barack Obama dès son arrivée au pouvoir. Pourtant, les drones
armés n’ont jamais fait l’objet d’un véritable débat politique à Washington,
même si le sujet occupe la communauté de défense et des universitaires
spécialisés depuis longtemps. Il faut attendre février 2013 et la nomination de
John Brennan à la tête de la CIA pour que le Congrès s’empare du sujet et ouvre
un débat impliquant l’ensemble de la classe politique, des médias et de
l’opinion publique.
Une
lente émergence dans le débat public
Trois étapes marquent l’apparition
progressive de la question des éliminations ciblées dans l’espace public
américain.
La première intervient avec l’élimination
d’Anouar al-Awlaki, Américain tué au Yémen par une frappe de drone en septembre
2011. Si elle ne déclenche pas de grand débat, elle provoque en revanche l’apparition
des premiers sondages d’opinion aux Etats-Unis sur les drones armés et les
éliminations ciblées. L’image que donnent alors les sondages est celle d’un large
soutien de l’opinion américaine, avec plus de 60% et jusqu’à 83% des Américains
qui approuvent la pratique contre « des personnes suspectées de terrorisme ».
La deuxième étape intervient après la parution
dans le New York Times du 29 mai
2012 d’un récit extrêmement détaillé sur la pratique des éliminations ciblées
par l’administration Obama, et en particulier sur le processus décisionnel (la
fameuse ‘Kill List’). Mais ces
révélations lancent un débat sur les fuites (qui ont permis aux journalistes
d’écrire l’article), beaucoup plus que sur le contenu lui-même. Au Congrès,
plusieurs parlementaires réclament une enquête sur l’origine des fuites, pas
sur les frappes ou la ‘kill list’.
Enfin, pendant la campagne présidentielle
de 2012, la question des drones n’est pas un enjeu. Elle fera une courte apparition
lors du troisième débat, consacré à la politique étrangère, entre les candidats
Obama et Romney. La question du journaliste au sujet des éliminations ciblées
est sans doute celle qui génère le moins de débat, car les positions des deux
hommes sont identiques et le candidat républicain dit soutenir totalement le
président Obama sur ce point.
Rand
Paul contre John Brennan
Il faut donc attendre février 2013 et la
« flibuste » du sénateur Rand Paul contre la nomination de John Brennan,
le Monsieur Drone de l’administration Obama I pour voir le public américain
dans son ensemble s’intéresser à la question des drones armés (la flibuste – filibuster – est une pratique du
Sénat américain consistant à parler en continu pour empêcher ou au moins
retarder un vote ; seule une motion de clôture votée par 60 sénateurs peut
y mettre fin). Rand Paul fait en effet une flibuste
« à l’ancienne », alors que dans la pratique courante seule la
menace est utilisée : le sénateur républicain va parler pendant 13 heures
sans interruption, une bénédiction pour les médias à l’ère Twitter et une
prouesse appréciée du peuple américain.
Le seul problème (de taille) est que Paul
se concentre sur une unique et mauvaise question : la possibilité pour le
gouvernement américain d’éliminer un citoyen américain aux Etats-Unis par une
frappe de drone. En l’occurrence, le gouvernement n’a jamais envisagé un tel
cas de figure et viendra le rappeler par la voie d’Eric Holder.
Il faut cependant reconnaître que Rand
Paul a ainsi porté le débat sur les drones armés au grand public. Le soutien de
l’opinion publique américaine ne s’est pas démenti, mais la multiplication des
articles dans la presse, et surtout l’implication croissante de plusieurs
associations et groupes libéraux (au sens américain) ont poussé le président
Obama à présenter publiquement, pour la première fois, l’ensemble de sa stratégie
contre-terroriste dans un grand
discours prononcé le 23 mai dernier à la National Defense University.
Le
discours sur les drones et les trois principaux enjeux
Ce discours, visant à donner un cadre
d’emploi plus général à l’utilisation des drones armés par les Etats-Unis, s’adresse
tout particulièrement au public intéressé, et
intéressant Obama, des cercles libéraux du parti démocrate. Aussi n’est-ce
pas un hasard si Obama consacre l’essentiel de son propos aux questions
juridiques – constitutionnalité et légalité – soulevées par la pratique des
éliminations ciblées. On dénote en effet aujourd’hui trois enjeux principaux dans
le débat sur les drones armés au sein du public américain.
La
constitutionnalité :
il ne s’agit pas tant de la surveillance (oversight) du Congrès sur l’Exécutif, puisque,
Obama l’a rappelé, les membres des commissions du renseignement ont été systématiquement
briefés par l’administration avant chaque frappe. La question qui se pose en
revanche est celle de la validité de l’autorisation d’emploi de la force
militaire de 2001 (Authorization
for the Use of Military Force of 2001) sur laquelle repose encore
aujourd’hui la guerre menée contre Al Qaida. Or cette autorisation, certes
large, vise cependant les « personnes et groupes impliqués dans la
préparation des attentats du 11 septembre 2001 ». On en est loin désormais
et Obama lui-même a incité le Congrès à réviser ou abroger cette autorisation –
ce que seuls les parlementaires sont habilités à faire, en effet.
La
prise de décision :
la pratique des éliminations ciblées crée une concentration encore plus forte
du processus décisionnel entre les mains du président – bien plus sous Obama
que sous Bush, en raison de l’intensification des frappes et de la personnalité
du président. S’agissant d’opérations secrètes (ou presque…), elle conduit à
une déconnexion de plus en plus forte entre le peuple américain et la guerre
menée en son nom, une évolution qui va à l’encontre de la culture américaine,
toujours marquée par le souci des Pères fondateurs de tout faire pour empêcher des
guerres « à l’européenne » c’est-à-dire à la discrétion du monarque,
fût-il Barack Obama.
L’efficacité : le débat sur les effets
contre-productifs demeure pour l’instant embryonnaire, même s’il fait la Une du
dernier numéro de Foreign Affairs (« Death from Above : Are Drones Worth it ? »).
Les principales interrogations portent sur les effets contre-productifs des
frappes, avec deux risques évoqués le plus fréquemment : que les
frappes deviennent le nouvel « outil de recrutement » d’Al
Qaida ; et qu’elles transforment des conflits locaux en conflits plus
larges impliquant les Etats-Unis. Mais ce débat ne touche pas encore le grand
public ni la classe politique, et les articles favorables y dominent pour
l’instant.
On voit bien que la contrainte principale
pour Obama vient des libéraux, qui sont aussi sa base électorale, beaucoup plus
que d’une opinion publique globalement favorable, pour qui les drones armés paraissent
à la fois efficaces dans la lutte contre le terrorisme et sans danger pour les
soldats américains, le tout pour un coût beaucoup plus modeste que celui
d’envoyer des troupes au combat. En somme, ils paraissent gérer
la menace terroriste sans inconvénient pour les Américains et sans
conséquence pour leur vie quotidienne. Il ne faut donc pas s’attendre à un
grand débat sur la pratique des éliminations ciblées, sauf si la polémique sur les
drones de surveillance, relancée par l’affaire Snowden et les révélations sur
la NSA, devait rebondir sur la question des drones armés.
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Mali - Algérie
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Syrie
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