lundi 1 juillet 2013

Le bal des ardents

Sous le feu

Combattre, c’est évoluer dans un monde provisoire qui ne mesure guère plus de quelques centaines de mètres de large et ne dure le plus souvent que quelques heures. Comme un rêve ou une hallucination, ce monde nouveau est une brèche dans l’espace habituel de nos perceptions. C’est un surréel où, par tous ses sens, il faudra absorber en quelques minutes les émotions de plusieurs années de vie moyenne.

Au combat, la mort est un cercle dont le centre est partout

La violence des combats ne déforme pas seulement les hommes, elle modèle aussi l’espace et le temps autour d’eux. Pour peu que les combats aient duré quelque part et la zone de mort devient un décor de cataclysme fascinant par son étrangeté. Y pénétrer, c’est entrer dans un film expressionniste où même les pierres donnent l’impression d’avoir souffert, comme ces dizaines de pavillons écrasés par des marteaux géants à l’entrée de Sarajevo pendant le siège. La ville même semblait un décor de Fritz Lang avec sa grande avenue centrale (sniper alley), grise et vide, encadrée de bâtiments percés ou effondrés où seul quelques graffitis (« Apocalypse here ») et des ombres fugitives indiquaient la présence de la vie. La couleur n’y apparaissait vraiment à l’air libre que par les effets des explosions ou, surtout la nuit, par les fusées blanches, rouges et vertes qui montaient et retombaient.

Une vieille zone de mort est un lieu invraisemblable et lugubre, transformé par la dialectique de la destruction et la protection, entre les obus qui nivèlent les saillants et les hommes qui creusent la terre et occupent tous les trous, niches, caves, tunnels pour leur échapper. La vie se réfugie dans le bas alors que le monde de la surface se vide. Le sergent Du Montcel arrive en Champagne à la fin de l’année 1915 :

Cette absence complète de vie, surprenante et de plus en plus sensible au fur et à mesure de notre avance, crée autour de nous comme une ambiance de mystère qui n’est pas sans attrait. Mais elle cache tant d’inconnu qu’elle m’étreint un peu.

Quelques mois plus tard, un officier découvre le champ de bataille de Verdun :

C’est une impression d’immensité et de désert. [...] Où sont-ils ? où sont les nôtres ? Rien, on ne voit rien de vivant. Seraient-ils tous morts, balayés par l’ouragan qui déferle sur eux depuis quatre mois ? [...] Sur ce pays désert et mort, une seule chose manifeste sa vie, c’est le canon. 

Les quelques bois et localités perdus dans ce « bled » achèvent de donner un caractère apocalyptique à cet ensemble. Pour le sergent Chenu, qui se prépare à partir à l’assaut : « L’ennemi ? Comme d’habitude, nous ne le verrons pas. Ce seront des obus, des balles ; tout ou plus, au loin, des silhouettes se dressant, s’absorbant dans le sol ».

Une zone de combat est un espace à trois dimensions, les hommes sont en bas mais aussi dans le ciel, scrutant, frappant parfois combattant eux-mêmes entre eux sous le regard des fantassins incrustés dans le sol. Depuis 1915, le ciel de combat est désormais peuplé aussi d’engins volants de toutes sortes, ballons d’observation, hélicoptères, chasseurs bombardiers qui frappent et repartent, forteresses volantes tournant pendant des heures autour d’une ville et de plus en plus robots volants.

Ce ciel devient d’ailleurs presque solide lors des grands combats. A partir d’une certaine quantité, le bruit des balles de gros calibre et les obus des canons-mitrailleurs qui passent au-dessus des têtes s’homogénéise pour former une voûte sonore qui couvre tous les autres bruits. Le sentiment de cloisonnement est alors complet lorsqu’apparaissent les barrages d’artillerie, fumigènes et explosifs, fixes ou mobiles, qui séparent les adversaires. Le barrage roulant, sorte de mur fait d’explosions, de poussières et d’éclats bondissant de 100 mètres toutes les deux ou trois minutes est particulièrement angoissant pour les défenseurs qui le voient arriver tout en cachant l’ennemi et exerce au contraire une certaine fascination pour les attaquants qui se sentent aspirer par lui.

Dans cette marmite, l’air lui-même est imprégné d’un mélange d’odeurs cadavériques, de terre remuée, de poudres diverses, de fumées d’échappement de chars et parfois de vapeurs empoisonnées.

L’homme engagé dans cet univers sait qu’il rencontrera presque à coup sûr des spectacles horribles. Le choc des premières visions de morts ou de blessés graves est surmonté au moment de l’action par un blocage de la sensibilité, puis par l’accoutumance. Le premier blessé que j’ai vu avait la gorge percée et sa tête baignait dans son sang. Sa bouche faisait un O à la recherche de l’air. Je l’ai oublié presque instantanément pour me concentrer sur ma mission.  En 1918, lors d’une attaque, Jünger, combattant aguerri, est gêné par un corps : « J’enjambe le cadavre et trois pas plus loin l’événement s’est déjà effacé de ma mémoire. » Mais certaines visions particulièrement horribles peuvent encore bouleverser les vétérans. Le même Jünger, lors de la même offensive, voit sa compagnie frappée par un obus de très gros calibre :

Ce que j’aperçois alors de ma petite niche, de ce balcon d’où je plonge sur l’entonnoir béant comme sur une arène effroyable, cela me transperce le cœur comme une lame glacée et me jette d’un seul coup dans un désarroi total, me paralyse comme une apparition criarde dans une vision de cauchemar […] Le cœur voudrait écarter ce lui cette image et pourtant il enregistre tous ses détails.  Jünger s’enfuit.

Les spectacles de l’horreur sont certainement plus rares qu’une certaine littérature a pu laisser croire mais les visions refoulées de cadavres aux postures grotesques, les cris de soldats mourant étouffés, les troupes entières fauchées resurgissent souvent dans l’esprit des hommes, en particulier dans la période d’attente du combat. 

Les abeilles de plomb

 

Si le champ de bataille apparaît souvent vide, il est, en revanche, bruyant, avec un spectre des bruits qui va des cris de blessés à l’éclatement des obus en passant par les sons variés des balles, les bruits de moteurs et de chenilles. Comme le combattant voit peu d’ennemis et quasiment jamais de départs de coups, il est donc obligé, le plus souvent, de se fier à son ouïe pour appréhender le menaces. Avec le temps, il apprend à trier les sons dans le chaos.

Les bruits les plus fréquents proviennent des balles de fusils et, surtout, de mitrailleuses. Ces bruits sont beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Une balle est animée d’une vitesse supérieure à celle du son et produit donc un « bang sonore » tout le long de sa trajectoire. Perceptible quelques dizaines de mètres autour de la balle, ce violent claquement meuble l’atmosphère du combat et contribue en projetant le son de haut en bas à écraser les hommes. Ce bruit immédiat doit être distingué de la détonation de départ qui se déplace vers soi à 300 m/sec. Plus l’origine du tir est lointaine et plus les deux bruits sont décalés. Le bang peut être accompagné d’un sifflement produit par le frottement dans l’air, audible seulement à quelques mètres, ce qui signifie que l’on était probablement dans la ligne de visée. L’abaissement instinctif qu’il provoque, surnommé le « salut », est vain car lorsqu’on atteint le sifflement la balle est déjà loin. Une des coquetteries du vétéran, surtout à proximité de « bleus », est de le contrôler.

La méconnaissance, fréquente, de ce phénomène peut avoir des conséquences graves. Le claquement, que l’on entend en premier, peut être confondu avec la détonation de départ qui seule donne évidemment le lieu d’origine de la menace. Les soldats inexpérimentés situent alors l’ennemi dans une mauvaise direction et plus près qu’il n’est en réalité. Des unités ont même paniqué croyant être débordées sur leurs arrières. Ces confusions sont à l’origine de multiples légendes (fusils à deux détonations, mitrailleuses postées dans les arbres et surtout les balles explosives).

L’origine du tir d’une mitrailleuse est encore plus difficile car la succession de claquements étouffe complètement les faibles détonations de départ. Un homme exercé, si le bruit de la bataille le lui permet, pourra déceler éventuellement les chocs sonores très faibles des dernières balles tirées. Elles seules indiquent la véritable direction de l’arme. Comme le plus souvent les mitrailleuses tirent de flanc sur des combattants qui progressent souvent en ligne, l’erreur commune est de situer la mitrailleuse ennemie devant ou derrière soi dans l’axe des claquements, alors qu’elle est souvent à droite ou à gauche et nettement plus loin. Le martèlement régulier des rafales est de plus, particulièrement impressionnant car son impression de mécanisme insensible de faucheuse automatique.

A ces phénomènes de frottement sur l’air s’ajoutent les miaulements des ricochets et les échos en particulier en milieu urbain ou dans les bois. Le son du claquement se répercute sur les murs ou les arbres et déconcerte encore plus les hommes. Il faut également ajouter un son beaucoup plus macabre : celui de l’impact sur les corps. Les balles et éclats d’obus produisent un bruit assez sourd, mais qui peut devenir aiguë lorsqu’ils sont déviés par un os.

Le fantassin doit également prendre en compte, les grenades lancées à la main, au fusil ou au mortier léger. Leur arrivée est souvent silencieuse et il est nécessaire pour s’en prévenir de scruter le ciel en permanence. Les grenades offensives, sans projection d’éclats et donc peu dangereuses, sauf dans un espace clos, sont vite reconnaissables à leur éclatement sec et à l’absence de sifflements.

Les tambours d’acier

Avec les balles, l’environnement sonore est occupé par les obus. Les phénomènes sont identiques à ceux des balles, en plus fort et avec un éclatement à l’arrivée. La détonation de départ n’est pas toujours entendue à cause de l’éloignement et du défilement des pièces. Le claquement n’a lieu que lorsque la vitesse initiale de l’obus est supérieure à celle du son. Ce bruit est par ailleurs loin de l’homme au sol et son volume est atténué par la distance. Le premier rôle revient donc au sifflement et à l’éclatement. Beaucoup plus fort que celui de la balle, le sifflement annonce l’arrivée. Selon son calibre, sa vitesse ou la tension de sa trajectoire, il peut aller du bruit de la sirène à celui du train en marche. Le 23 octobre 1916, les Allemands défendant le fort de Douaumont sous les obus français de 400 mm avaient l’impression de trains volants leur tombant dessus toutes les dix minutes. Puis vient l’éclatement, dans l’air s’il s’agit d’un fusant avec un gros volume, au sol, s’il s’agit d’un percutant et dans ce cas la projection des éclats, des cailloux et de la terre s’ajoutent au bruit de l’explosion pour donner l’impression d’un mur de fer qui s’écroule. Le spectacle du geyser de terre et des panaches de fumée ou de poussière s’ajoute au fracas pour impressionner l’individu.

Outre les éclats, l’explosion de l’obus est dangereuse par son souffle, une onde aérienne condensée à l’avant par la compression de l’air et dilatée à l’arrière par sa raréfaction. Si l’explosion est proche et l’explosion puissante, on sent alors ses poumons éclater et sa tête se vider. Des lueurs colorées passent devant les yeux. Ce souffle, associé au fracas et aux vibrations, donne lieu à des troubles respiratoires et circulatoires qui, avec la surprise, accroissent encore les effets de la peur. Ceux qui, coincés, ne peuvent accompagner le mouvement en étant projetés en arrière en subissent pleinement les effets jusqu’à parfois mourir figés et sans aucune plaie extérieure. Ces obus percutants, les plus utilisés, sont également les seuls à avoir un effet matériel important contre les retranchements mais ils sont plus ou moins neutralisés par l’enfouissement dans le sol avant d’éclater et il existe de nombreux angles morts dans la gerbe d’éclats.

Les soldats abrités ne craignent pas le souffle et les éclats de l’explosion mais ils subissent l’ébranlement du sol. Dans les abris bétonnés, le martèlement continu de la dalle par les obus de gros calibre, que l’on n’entend pas venir, est une épreuve terrible. Lorsque le bombardement se prolonge pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours, les effets sur le système nerveux sont d’autant plus dévastateurs que l’on se sent impuissants. Jacques d’Arnoux décrit

un temps démesuré [pendant lequel] nous écoutons les masses de fer s’effondrer sur notre tranchée. Percutants et fusants, 105, 150, 210, tous les calibres. Dans cette tempête d’écroulements, nous reconnaissons tout de suite l’obus qui veut nous ensevelir. Dès que l’oreille distingue le funèbre hululement, nous nous regardons avec angoisse. Tout crispés, tous recroquevillés, nous plions sous la pesée du souffle. Nos casques se heurtent, nous chancelons comme des hommes ivres.

Au bout de plusieurs heures de bombardement, les défenseurs de Douaumont, terrorisés, se sont enfuis du fort tant le bruit dont l’origine est inconnu est le plus terrifiant. Pendant les opérations dans le Pacifique et même la guerre des Malouines, les marins avaient tous le réflexe, lorsque le service leur permettait, de monter sur le pont des bateaux pour voir les avions ennemis plutôt que t’attendre leurs coups sous le pont.

Vapeurs et monstres mécaniques

A partir de la Grande guerre, les fantassins doivent également faire face à la menace aérienne. Lorsque l’avion attaque en rase mottes à la mitrailleuse, ce « bolide aérien qui fonce sur soi avec un grand rugissement de moteur martelé par le claquement des balles » produit un gros effet moral mais les balles sont très dispersées et dès que le plafond d’attaque remonte cet effet cesse. Les bombes larguées sont peu précises mais impressionnantes par leur « murmure froufroutant » qui s’amplifie soudain, la forte explosion et le sentiment d’être sans protection sous cette épée de Damoclès. Avec la Seconde Guerre mondiale, ce qui n’était qu’un harcèlement souvent plus impressionnant que vraiment meurtrier, peu devenir un écrasement. Un officier allemand décrit ainsi la nuit du 17 au 18 juin 1944, lorsque 2 000 bombardiers viennent « préparer » l’opération Goodwood :

Dans le sifflement continu des bombes, dans le fracas des explosions, les hommes entendaient venir la mort, connaissaient un sursis, entendaient à nouveau venir la mort, connaissaient encore un sursis, et cela indéfiniment. Les nerfs flanchaient chez beaucoup. Il y eut les cas de suicide et d’autres de folie provisoire ou définitive. Fermes et champs disparaissaient, comme effacés. Un paysage lunaire de cratères, empli d’une odeur acide, les remplaçait. Des chars flambaient, d’autres et des hommes étaient ensevelis… Et les gros bombardiers peints en noir continuaient à défiler, volant bas, pour plus de précision.

Depuis la Grande guerre également, les projectiles ne sont plus les seules agressions. L’emploi des gaz, cette « mort qui marche vers soi » se développe et fait de l’odorat le nouveau sens vital qui oblige à chercher l’odeur de moutarde au milieu de celle des cadavres et de celle de la terre remuée. Cette menace terrifie les poilus qui

passent le groin [le masque], serrant les tresses à s’en meurtrir, tâtant du doigt s’il s’applique bien partout […] Leur attention est tout entière au clic-clac du clapet, et, pour le contraindre à fonctionner, ils respirent à grands coups, la poitrine oppressée,

exercice rendu souvent difficile par l’essoufflement du à la peur ou l’effort physique. Le port de masques de protection accentue encore la sensation d’isolement du soldat, rend tous ses voisins anonymes (à qui faire confiance alors ?), amoindrit ses capacités à faire face aux menaces et donc sa confiance en lui.
La mort peut également venir d’« en bas », par les mines, sapes et pièges de toute sorte. Et, surtout à partir de juin 1918, le champ de bataille des « grandes affaires » est traversé de chars qui broient les obstacles, avancent à grand bruit de moteur et de chenilles sur le fantassin sans craindre ses projectiles. La vie à l’intérieur de ces chars, décrite par un Charles-Maurice Chenu, un des premiers tankistes français, n’est pas moins éprouvante qui combine les peurs des fortins et la fébrilité d’un atelier industriel :

Le tank est enfumé par son tir endiablé. Dans cette pénombre des hommes s’agitent, le visage taché d’huile. Sur la joue de Gorgit se fige un filet rouge et le canonnier sur ses écorchures porte un pansement déjà sali. Des relents âcres d’essence et de poudre piquent le nez et prennent à la gorge…Les obus surgissent des coffres. En un tour de main les fusées sont vissées ; les projectiles circulent de l’un à l’autre parmi ces corps accroupis ; les obus sont jetés dans le canon, sur lequel se referme en claquant la culasse. Et la mort s’élance.

Les hommes entendent le bruit sourd des explosions alentours et celui, plus cinglant des éclats sur la carapace, attendant le coup direct et la mort horrible, parfois dans un brasier. Lors du premier engagement des chars français, 35 engins sur 121 engagés brûlent.  Chenu en a fait une description saisissante :

Ah ! les choses qu’on n’oubliera pas ! Les spectacles à jamais gravés dans les yeux, malgré tant d’horreurs qui déjà s’y sont burinés ! Le char de gauche, d’un coup, est devenu brasier. Devant lui fume encore l’obus qui vient de l’incendier. Et deux torches s’échappent, deux torches qui courent, éperdues, follement, vers l’arrière, deux torches qui se tordent, qui se roulent sur la terre.


Le petit n’est pas le simple. L’univers du simple soldat au combat est aussi complexe que celui du général qui déplace des brigades ou des escadres. Il est surtout plus dangereux. S’engager dans un combat c’est participer à un concert disharmonique dont il faut apprécier chaque morceau en expert sous peine de disparaître. 

1 commentaire:

  1. Le général de 14-18 n'est pas un "planqué" qui serait occupé uniquement à la reflexion tactique. Il est aussi au feu parcequ'il inspecte son dispositif ou parcequ'il sait que sa présence à la tete de ses troupes renforce leur enthousiasme. Rien qu'en 1914, 13 généraux ont été tués au combat. Certains de ces généraux ont pris par la force des circonstances, le commandement de petites unités dispersées et ont montré à cette occasion un courage physique exemplaire. Si le général de 14-18 n'est pas un planqué, les autres catégories d'officiers subissent aussi des pertes effroyables. L'officier de 14 18 est jamais un planqué, il concoit la manoeuvre et y participe souvent physiquement

    C'est une belle lecon de courage que nous ont donc légué ces officiers généraux morts au feu. Elle est à méditer à une époque ou il serait souvent tentant de conduire la manoeuvre depuis des shelters climatisés loin du souffle des bombes et des balles.

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