L’exploitation tactique et
le contrôle permanent du milieu
Pendant
plus de trois ans, l’armée française a mené dans la province afghane de Kapisa des
opérations de combat complexes contre un ennemi très mobile, réactif et
particulièrement opportuniste agissant le plus souvent en miroir des mouvements
de la force. Confrontées à des modes d’action principalement axés sur des
techniques de harcèlement menées à partir des périphéries des zones habitées,
les troupes françaises ont dû le plus souvent agir en réaction face à un
adversaire qu’elles ont eu des difficultés à localiser, fixer et donc détruire.
La
méthode première a consisté de manière schématique, à agir à partir d’une base
pour frapper brutalement à l’intérieur de la zone habitée puis s’en replier. Malgré
des gains tactiques incontestables et des conquêtes territoriales force est de
constater que cette méthode n’a pas suffi à éradiquer un adversaire pourtant
inférieur en nombre et en matériel et qu’une sorte de Pat a été rapidement atteint.
Mener
des opérations cinétiques et obtenir des résultats tactiques à court terme ne
permet pas de mener une exploitation sur le moyen terme : conquérir une
zone, puis l’abandonner pour relancer, dans un intervalle variable, une nouvelle
opération ne risque-t-il pas, au final de voir le cycle action / réaction /
contre-réaction, devenir l’alpha et l’oméga des opérations menées en Kapisa ?
Ce faisant, force est de constater que les effets produits demeurent
temporaires. Pis, cette logique ne conduit-elle pas à dégrader notre capacité
d’influence sur la population et faire indirectement le jeu de la propagande
insurgée ? Pourquoi, dès lors, ne pas envisager, une fois la zone
conquise, d’y demeurer et de la contrôler ?
Sans
sombrer dans l’eternel axiome « hearts and mind », c’est sans doute
au cœur de la population et plus précisément de sa zone de peuplement, désignée
sous le terme de zone verte, qu’une
piste méritait d’être étudiée. Exploiter la conquête de gains territoriaux par
un contrôle permanent du milieu physique et humain peut contribuer à
renouveler le cycle tactique, car un tel
mode d’action permet d’accroître notre connaissance du champ de bataille et de
sa population, de gagner en réactivité et au final de contraindre la liberté
d’action des insurgés.
A
ce titre, l’expérience du Battle Group Richelieu,
déployé dans la zone sud de la vallée de la Kapisa de décembre 2010 à juin
2011, a constitué une tentative novatrice et audacieuse qui s’est avérée
payante. En voici le retour d'expérience, réalisé à l'issue de la mission.
Anatomie du champ de
bataille : la zone verte.
Comprendre
le sens de la question posée mérite tout d’abord une description du champ de
bataille que constitue la vallée de la Kapisa. Plutôt que de tomber dans une
analyse physique et humaine, considérons la zone verte comme un tout,
assimilable à un système concentrique au cœur du quel se trouve la
population dans son habitat, lui-même couvert par une végétation dense en été, lieu principal des combats. C’est en périphérie de ce système que se situe l’espace de manœuvre et les bases. C'est aussi une zone de harcèlement, par engins explosifs divers essentiellement.
1. La population.
S’il
est désormais admis qu’elle tolère les troupes étrangères plus qu’elle ne les
accepte, la population constitue le principal soutien, volontaire ou non, de
l’insurrection. Ainsi, il n’est pas rare d’observer que des enfants soient
chargés du transport de munitions ou d’armes pendant les combats, ou encore de
la surveillance des zones d’approche. En termes de soutien logistique, il est
certain que les villageois hébergent ou connaissent les insurgés et proposent
leurs habitations dans la cadre d’un hébergement ou de stockage logistique.
2. La zone habitée.
La
caractéristique essentielle de la zone d’action réside dans l’existence de
zones habitées de type rural. Ces zones possèdent cependant les contraintes plus classiques d’une zone
urbaine : densité du bâti, cloisonnement par quartiers, centres de
décisions (mosquées) et d’échange (marchés).
Le cloisonnement et l’étroitesse des cheminements empêchent tout emploi
de véhicules blindés (transport de troupes ou chars légers) et contraignent les
unités à se déployer à pied. Il est à souligner, de plus, que la structure des
bâtiments est particulièrement résistante aux armes d’appui direct du
fait de l’épaisseur des murs de torchis. Chaque maison, ou compound, constitue une sorte de ferme fortifiée servant de lieu de
vie à une ou plusieurs familles. Il est généralement constitué d’une cour
intérieure possédant son puits, autour de laquelle se répartissent les espaces
de vie et cela sur deux étages. La hauteur des murs d’enceinte dépasse le plus
souvent les quatre mètres. Excellents postes d’observation et de tir, ils
forment également un véritable labyrinthe propice aux actions brèves de
harcèlement.
Les
cheminements étroits limitent les possibilités de manœuvre et surtout les
capacités de tir, essentiellement les feux indirects. Cet espace agit comme un
réducteur de puissance et permet à l’insurgé, qui y agit en toute impunité, de
compenser le déséquilibre du rapport de force. Il est intéressant de constater
que les phases de combat nécessitent la maîtrise des savoir-faire de combat en
zone urbaine : combat interarmes décentralisé nécessitant une coordination
posée et fine.
3. La couverture végétale.
Tout
observateur est frappé par l’aspect que présente la zone selon que nous
trouvions en saison hivernale ou estivale. Au de-là du caractère proprement
climatique, il est indispensable d’en mesurer l’impact sur les capacités
d’action de la force et les tactiques employées. L’hiver dure globalement de
novembre à mars. Pendant cette période, la couverture-protection prodiguée par
l’écran végétal (tant horizontalement que verticalement) est quasi
inexistante ; les distances de tir et d’observation sont accrues,
favorisant l’avantage technologique allié. C’est en partie la raison pour
laquelle l’insurrection est moins productive durant cette période, même si la menace IED demeure
intacte, voire en augmentation. Cette période est normalement consacrée à une
remise en condition des détachements et à une reconstitution des stocks, soit
en fond de vallée, soit à l’intérieur de la zone habitée.
Cette
phase est propice aux opérations de fouille et de ratissage qui vise à
neutraliser les capacités logistiques insurgées avant le retour de la saison
chaude. Les appuis indirects peuvent
être largement employés du fait des bonnes capacités d’observation dont
dispose tout observateur placé sur les points hauts. La situation s’inverse
lors de la saison chaude. La couverture végétale contraint les capacités
technologiques. Les combats se transforment en combats de rencontre à courte
distance. Prendre pied dans la zone habitée devient une opération extrêmement
complexe nécessitant appuis et reconnaissances. De plus, l’élévation des
températures et le poids des équipements entament très rapidement la résistance
du combattant débarqué.
4. L’espace de manœuvre
périphérique.
Chaque
opération, lors de sa phase d’abordage terrestre de la zone verte, emprunte un
espace dépouillé offrant de bonnes capacités de tir et d’observation. Cette
zone est maillée par un réseau routier de qualité variable qui canalise les
mouvements et rend prédictible la direction générale de l’attaque. Dans cet
intervalle, dans lequel la vitesse et la sûreté immédiate priment,
l’insurrection dispose de sonnettes ou guet alerte chargés de prévenir les
insurgés déployés en zone verte. De plus, ceux-ci valorisent les axes
d’approche par la pose d’IED, ce qui impose à la force des mesure de sauvegarde
entraînant une perte de vitesse et des temps d’arrêt rendant extrêmement
vulnérables les véhicules et leurs occupants. Dans le sud KAPISA, l’utilisation
de canons antichar de type 82mm sans recul est quasi systématique. A cela
s’ajoute la capacité de l’insurrection à agir sur ces axes en arrière de
l’action principale en zone verte. Cela entraîne le contrôle impératif de la
porte de sortie. Il s’agit alors de concentrer ses efforts sur l’intérieur de
la zone, tout en maintenant une capacité d’observation et d’intervention sur
les zones arrières. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’essentiel des
pertes amies sont localisées dans cet espace et sont majoritairement liées à
des attaques IED.
En
résumé : une population sous influence vivant dans une zone urbanisée
extrêmement cloisonnée, protégée par une couverture végétale, s’ouvrant sur un
espace dénudé propice aux manœuvres d’approche et la pose d’IED. L’équation
ainsi posée permet de saisir tout l’intérêt pour l’insurrection d’agir à partir
de la zone dite verte et toute la difficulté pour l’attaquant de pouvoir y
prendre pied et de pouvoir y opérer.
Au
vu de ces éléments, il apparaît intéressant de s’interroger sur la plus-value
apportée par une installation en zone
verte à la faveur de l’hiver et de l’avantage que cela procure lors feuillaison.
Les limites du système
FOB/COP
La
caractéristique essentielle du déploiement en KAPISA réside dans l’existence
des Forward operational base (FOB,
avec au minimum une unité élémentaire et des éléments, de commandement, de
soutien et d’appui) et Combat outpost
COP, poste avancé du volume maximum de l’unité élémentaire). Les unités
déployées en KAPISA se répartissent sur 4 FOB : Tora, Daram (46 ou Gwan), Nijrab (Morales Frazier), Tagab (Kutschbach).
Ces
emprises, de taille variable et pouvant être considérées comme des kraks de chevaliers
modernes, sont en fait des sentinelles dotées de capacité d’observation multi
spectre et servant essentiellement de
point de départ à toutes les opérations. Essentielles pour contribuer au
maillage territorial et concentrer un volume de force conséquent au plus près
de la zone des combats, elles n’en procurent pas moins une fausse illusion de
contrôle du milieu.
1. Complexe obsidional
Censées
permettre de faire le siège de la zone verte et de lancer régulièrement des
raids vers celle-ci, ces citadelles ne sont-elles pas elles-mêmes
assiégées ? Certes, elles permettent aux troupes de jouir d’une certaine
liberté d’action, vu qu’elles sont capables d’entrer et de sortir de leurs
emprises quand bon leur semble. Cependant, ces camps retranchés rendent
particulièrement prédictibles chacune de nos opérations, sont dépendants
d’itinéraires d’accès fixes, et sont surtout à portée de toute attaque
indirecte, le plus souvent sous forme de tirs de roquettes Chicoms. La question
peut être posée : de l’insurgé ou du combattant occidental, qui
possède réellement l’initiative ?
Ce
complexe de camp Babaorum, ou
obsidional, réduit, par effet induit, la capacité de la force à conserver la
surprise et surtout de maintenir un contact permanent avec la population.
2. Dilution des moyens.
Autre
faiblesse créée par de telles emprises, l’illusion que leur multiplication sous
la forme de satellites que sont les COP, permettra d’accroître la pression
dissuasive sur l’insurrection. En effet, une telle approche entraîne une
dilution des forces. Ces points d’appui créent, de plus, dans le registre des
perceptions, un symbole territorial, dont la chute ou l’abandon constituerait
une victoire largement exploitable par l’insurrection. Une emprise n’est, de
plus, jamais vide de troupes. L’unité qui y est déployée ne peut donc s’engager
en totalité lorsqu’elle doit effectuer une sortie. En définitive ces emprises
créent un lien de dépendance tactiquement pénalisant.
3. Isolement vis-à-vis de
la population.
Sans
prôner l’abandon du système FOB, qui demeure la seule solution pour pallier
l’absence d’infrastructures adaptées dans cette zone, il faut le considérer
avec beaucoup de précautions et conserver à l’esprit qu’il fausse notre
capacité à accroître notre connaissance de la zone et de sa population et ne
nous permet pas d’être réactifs. Ce système est également contraire au
savoir-faire spécifique des armées françaises, savoir-faire tant apprécié et
parfois envié par nos alliés : notre capacité à agir au sein de la
population.
Equation
complexe : comment trouver l’équilibre entre la protection de notre force,
notre capacité à agir rapidement et de manière discriminatoire sur l’adversaire
tout en conservant le contact avec une population ? C’est le trilemme, dit de Zambernardi, qui
postule que les troupes agissant en contre insurrection ne sont capables que
d’accomplir que deux de ces missions simultanément, laissant toujours un angle
mort dans leur tactique.
(à suivre)