samedi 20 juin 2020

Jouer la guerre. Histoire du wargame-Un livre d'Antoine Bourguilleau


Devant l’École supérieure de guerre à Paris, Henri Poincaré a décrit un jour la guerre comme une expérience dont l’expérience ne pouvait se faire. Il entendait par là que la présence obligatoire de la mort, donnée ou reçue, perturbait quelque peu les choses. Une équipe sportive peut se préparer à jouer un match important en jouant d’autres matchs de préparation. Une armée ne prépare évidemment pas une bataille en jouant d’autres batailles auparavant, du moins des batailles réelles. De ce fait les soldats sont condamnés à simuler la guerre lorsqu’ils ne la font pas, et à la simuler le mieux possible sous peine d’être mal préparés et donc de souffrir encore plus au contact de la réalité. Les tournois, l’ordre serré au son du tambour, les exercices sur le terrain avec des munitions «à blanc», les grandes manœuvres ne sont en réalité que des jeux où on s’oppose sans se tuer réellement, sauf accidentellement.

Ceux qui se déroulent sur des cartes s’appellent des Jeux de guerre et à c’est l’exploration de ces batailles sans morts que nous invite Antoine Bourguilleau dans Jouer la guerre. Histoire du wargame aux éditions Passés Composés. En bon historien Antoine Bourguilleau raconte d’abord une histoire, celle qui va de l’invention des premières abstractions de batailles, jusqu’aux systèmes sur carte les plus sophistiqués, civils ou militaires, en excluant les Jeux vidéo. Des Échecs aux Wargames donc en passant par les Kriegsspiel (avec un ou deux «s») pour reprendre les appellations dominantes et consacrées qui témoignent par ailleurs du retrait de la France dans ce domaine pourtant stratégique. L’auteur traite dans sa troisième partie des différents champs d’emploi des wargames aujourd’hui et même de leur conception.

Reprenons. L’idée de simuler des batailles sans en subir les inconvénients semble avoir toujours existé, mais les premiers jeux d’affrontement sont sans doute les ancêtres respectifs du Go (le Wei hai) et des Échecs (le Chaturanga) et sont contemporains de l’apparition de la pensée philosophique- c’est-à-dire dénuée d’explications surnaturelles- politique et stratégique. Ce n’est pas par hasard non plus que les jeux modernes, c’est-à-dire s’efforçant de coller autant que possible à la réalité tactique de moment, soient apparus avec la révolution scientifique et l’époque des Lumières. Il y a un lien très clair entre le développement de la pensée scientifique expérimentale et celui de la simulation militaire.

On notera aussi l’importance des amateurs passionnés. Le cas le plus emblématique est peut-être celui de l’Écossais, John Clerk, qui révolutionne la tactique navale britannique, les amiraux Rodney et Neslon ont clairement admis ce qu’ils lui devaient, sans avoir jamais porté l’uniforme ni même mis les pieds sur un navire de guerre. Il reproduisait simplement toutes les batailles navales de son temps avec des modèles réduits en bois et quelques règles simples simulant le vent, la puissance de feu et la capacité de résistance aux tirs. C’est un excellent exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la combinaison professionnels-amateurs (Pro-Am). Il y en aura bien d’autres par la suite, en particulier aux États unis lorsque les designers de wargames civils se révéleront plus inventifs que les institutionnels.

L’institutionnalisation du jeu de guerre est contemporaine de la «professionnalisation» des armées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire l’acceptation que la pratique de la guerre (au sein anglais de warfare) était une discipline et reposait comme la médecine sur un long apprentissage de connaissances stables et l’intégration permanente d’éléments nouveaux. Les différentes écoles de guerre apparaissent à cette époque et elles intègrent presque toutes des formes de simulation tactique et/ou historique qui en constituent les laboratoires. C’est une imitation du modèle qui a permis à l’armée prussienne de l’emporter sur les armées autrichienne et française sans avoir combattu depuis cinquante ans autrement que sur cartes. Un autre exemple emblématique est celui de l’US Navy de la Seconde Guerre mondiale, extraordinaire et gigantesque machinerie complexe, dont l’expérience réelle ne reposait pourtant que sur quelques combats pendant la guerre contre l’Espagne en 1898. Dans un discours à l’École de guerre navale de Newport en 1961, l’amiral Nimitz a décrit tout ce que la victoire dans le Pacifique devait aux petits bateaux en bois que ses camarades et lui faisaient évoluer sur le parquet de la salle de simulation. Tout y avait été anticipé, avant même parfois que les systèmes n’existent, tous les problèmes rencontrés plus tard dans la logistique océanique avaient été abordés. Seule l’apparition des kamikazes leur avait échappé.

Les passages sur la Seconde Guerre mondiale sont à cet égard particulièrement intéressants. C’est une époque où tous les états-majors utilisent la simulation sur cartes pour préparer leurs grandes opérations. Ces simulations n’ont alors pas fonction de prédire l’avenir, mais de permettre de mieux voir certains problèmes du présent et leurs conséquences possibles. Le plus fascinant est alors de voir l’effet Cassandre se développer presque obligatoirement dès lors que les résultats des simulations ne correspondent pas aux croyances. La préparation de ce qui sera la bataille de Midway par l’état-major japonais avec une simulation et modifiée rejouée jusqu’à ce que les résultats soient conformes au plan est désormais un classique pour illustrer ce biais.

Et puis est arrivé Charles S. Roberts, le wargame commercial et la démocratisation du jeu de guerre. Je suis pour ma part tombé amoureux des jeux de guerre en lisant la présentation de D-Day, un des tout premiers jeux d’Avalon Hill en 1961, dans Science et Vie. Désormais n’importe qui pouvait jouer à la guerre et même de plus en plus facilement concevoir une simulation tactique correcte, ce qu’Antoine Bourguilleau décrit très bien. Je m’y suis longtemps essayé pour mon plaisir personnel, en partie professionnel avant d’échouer à convaincre complètement l’institution militaire, au moins l’armée de Terre, de l’intérêt du wargame sur carte.

La lecture de Jouer la guerre et de toutes les expériences faites à l’étranger qui y sont décrites, celle des historiens militaires britanniques en particulier, le renouveau de l’édition et de la créativité française avec Nuts publishing et des auteurs comme Pierre Razoux m’ont incité à retenter l’expérience.

Il se passe à nouveau beaucoup de choses dans ce domaine et l’auteur lance de nombreuses pistes. Le retard des forces armées françaises dans ce domaine n’est pas une fatalité. La remarquable manœuvre qui a permis la victoire de la Marne en septembre 1914 et donc changé le cours de l’histoire n’aurait sans pas été possible sans les nombreux exercices sur carte que Joffre avait imposé aux états-majors des cinq armées françaises juste avant la guerre. Derrière le «miracle», il y avait aussi le jeu.

Antoine Bourguilleau, Jouer la guerre. Histoire du wargame, éditions Passés Composés, 2020, 264 pages.

8 commentaires:

  1. ça me rappelles mon premier wargame sur carte : le jeu 1941, opération barbarossa (Games désigners Workshop 1981), publié dans le défunt excellent magazine "Casus Belli" 54 du 4ème trimestre 1989. je l'ai toujours gardé précieusement, histoire de garder une trace des émerveillements de l'enfance. Pour une vue de ce que c'était : --https://boardgamegeek.com/boardgame/6916/1941-operation-barbarossa --

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    1. Bonjour,
      Vous devriez essayer ceux-ci:https://boardgamegeek.com/boardgamefamily/3213/series-double-blind-gdw. Ce sont des jeux qui se pratiquent en double aveugle.

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  2. Il devrait y avoir un cours wargame dans les écoles militaires mais aussi a Polytechnique, l'ENA et autres grandes écoles histoire d'asseoir certaines contraintes et certaines réalités. Mais là c'est d'une révolution culturelle dont je rêve...

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  3. Le nombre de fois où tu es venu me proposer ces fameux "jeux" à la tour du 21 de Marine!.. et où je t'ai éconduit parce j'ai horreur du jeu notamment de société et aussi, un peu, parce que c'est agaçant un Lieutenant trop manifestement plus intelligent qu'un Chef de bataillon... Malgré quelques années au CENTAC, alors en construction, où des "jeux" précédaient le début de chaque "rotation", j'ai continué dans le blocage initial. Maintenant je lis avec intérêt ton blog: dommage qu'on ne puisse pas recommencer ces belles années (celles du 21)

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  4. A l'époque j'avais bien essayé d'initier mes camarades de l'armée de l'air à Air Supériority mais en vain. Par contre en base avec quelques cocoyes comme moi, on a passé quelques soirée sur Squad Leader.
    Depuis dirigeant un musée, j'ai mis en place lors des jounées du patrimoine quelques démonstrations de jeux avec figurines. En dehors d'un indéniable attrait visuel ces derniers jeux permettent au public d’appréhender une partie des contraintes des combattants de la Seconde guerre mondiale.

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  5. Thomas POUCHIN22 juin 2020 à 11:29

    Excellent article. Quel dommage que l'armée française (Terre notamment), n'explore pas le domaine du wargame. C'est très utile et ça ne coûte rien, vraiment rien. Dommage...

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  6. Il est dommage que l'auteur ait exclut les jeux informatiques de sa réflexion parce que c'est clairement là que les choses se passent, du côté des civils et j'imagine, des militaires.
    L'outil informatique permet d'intégrer les règles bien plus vite et de prendre en compte un nombre de détails bien plus important que les wargames "carton papier" que je pratiquais dans les années 80/90.
    Un jeu comme "Gary Grisby's War in the East" est nettement plus facile à opérer que les jeux correspondant de la série Europa et les différents "Close Combat" permettent de faire en 30 minutes ce qui prenait 8 heures et 150 pages de règles avec "Advanced Squad Leader".

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  7. Xavier Degrand25 juin 2020 à 05:36

    Livre passionant et bien documenté. Les wargames sur informatique mériterait un ouvrage équivalent.

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