Devant
l’École supérieure de guerre à Paris, Henri Poincaré a décrit un jour la guerre
comme une expérience dont l’expérience ne pouvait se faire. Il entendait par là
que la présence obligatoire de la mort, donnée ou reçue, perturbait quelque peu
les choses. Une équipe sportive peut se préparer à jouer un match important en
jouant d’autres matchs de préparation. Une armée ne prépare évidemment pas une
bataille en jouant d’autres batailles auparavant, du moins des batailles
réelles. De ce fait les soldats sont condamnés à simuler la guerre lorsqu’ils
ne la font pas, et à la simuler le mieux possible sous peine d’être mal
préparés et donc de souffrir encore plus au contact de la réalité. Les tournois,
l’ordre serré au son du tambour, les exercices sur le terrain avec des
munitions « à blanc », les grandes manœuvres ne sont en réalité que des jeux où on
s’oppose sans se tuer réellement, sauf accidentellement.
Ceux
qui se déroulent sur des cartes s’appellent des Jeux de guerre et à c’est l’exploration
de ces batailles sans morts que nous invite Antoine Bourguilleau dans Jouer la guerre. Histoire du wargame aux éditions Passés Composés. En bon historien Antoine
Bourguilleau raconte d’abord une histoire, celle qui va de l’invention des
premières abstractions de batailles, jusqu’aux systèmes sur carte les plus
sophistiqués, civils ou militaires, en excluant les Jeux vidéo. Des Échecs aux
Wargames donc en passant par les Kriegsspiel (avec un ou deux « s ») pour reprendre les appellations
dominantes et consacrées qui témoignent par ailleurs du retrait de la France
dans ce domaine pourtant stratégique. L’auteur traite dans sa troisième partie
des différents champs d’emploi des wargames aujourd’hui et même de leur
conception.
Reprenons.
L’idée de simuler des batailles sans en subir les inconvénients semble avoir
toujours existé, mais les premiers jeux d’affrontement sont sans doute les
ancêtres respectifs du Go (le Wei hai)
et des Échecs (le Chaturanga) et sont
contemporains de l’apparition de la pensée philosophique- c’est-à-dire dénuée
d’explications surnaturelles- politique et stratégique. Ce n’est pas par hasard
non plus que les jeux modernes, c’est-à-dire s’efforçant de coller autant que
possible à la réalité tactique de moment, soient apparus avec la révolution
scientifique et l’époque des Lumières. Il y a un lien très clair entre le
développement de la pensée scientifique expérimentale et celui de la simulation
militaire.
On notera aussi l’importance des amateurs passionnés. Le cas le plus
emblématique est peut-être celui de l’Écossais, John Clerk, qui révolutionne la
tactique navale britannique, les amiraux Rodney et Neslon ont clairement admis
ce qu’ils lui devaient, sans avoir jamais porté l’uniforme ni même mis les
pieds sur un navire de guerre. Il reproduisait simplement toutes les batailles
navales de son temps avec des modèles réduits en bois et quelques règles
simples simulant le vent, la puissance de feu et la capacité de résistance aux
tirs. C’est un excellent exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la
combinaison professionnels-amateurs (Pro-Am). Il y en aura bien d’autres
par la suite, en particulier aux États unis lorsque les designers de wargames
civils se révéleront plus inventifs que les institutionnels.
L’institutionnalisation
du jeu de guerre est contemporaine de la « professionnalisation » des armées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle,
c’est-à-dire l’acceptation que la pratique de la guerre (au sein anglais de warfare)
était une discipline et reposait comme la médecine sur un long apprentissage de
connaissances stables et l’intégration permanente d’éléments nouveaux. Les
différentes écoles de guerre apparaissent à cette époque et elles intègrent presque
toutes des formes de simulation tactique et/ou historique qui en constituent les
laboratoires. C’est une imitation du modèle qui a permis à l’armée prussienne de
l’emporter sur les armées autrichienne et française sans avoir combattu depuis
cinquante ans autrement que sur cartes. Un autre exemple emblématique est celui
de l’US Navy de la Seconde Guerre mondiale, extraordinaire et gigantesque
machinerie complexe, dont l’expérience réelle ne reposait pourtant que sur
quelques combats pendant la guerre contre l’Espagne en 1898. Dans un discours à
l’École de guerre navale de Newport en 1961, l’amiral Nimitz a décrit tout ce
que la victoire dans le Pacifique devait aux petits bateaux en bois que ses
camarades et lui faisaient évoluer sur le parquet de la salle de simulation.
Tout y avait été anticipé, avant même parfois que les systèmes n’existent, tous
les problèmes rencontrés plus tard dans la logistique océanique avaient été
abordés. Seule l’apparition des kamikazes leur avait échappé.
Les
passages sur la Seconde Guerre mondiale sont à cet égard particulièrement
intéressants. C’est une époque où tous les états-majors utilisent la simulation
sur cartes pour préparer leurs grandes opérations. Ces simulations n’ont alors
pas fonction de prédire l’avenir, mais de permettre de mieux voir certains
problèmes du présent et leurs conséquences possibles. Le plus fascinant est
alors de voir l’effet Cassandre se développer presque obligatoirement dès lors
que les résultats des simulations ne correspondent pas aux croyances. La
préparation de ce qui sera la bataille de Midway par l’état-major japonais avec
une simulation et modifiée rejouée jusqu’à ce que les résultats soient
conformes au plan est désormais un classique pour illustrer ce biais.
Et
puis est arrivé Charles S. Roberts, le wargame commercial et la démocratisation
du jeu de guerre. Je suis pour ma part tombé amoureux des jeux de guerre en
lisant la présentation de D-Day, un des tout premiers jeux d’Avalon Hill en
1961, dans Science et Vie. Désormais n’importe qui pouvait jouer à la guerre et
même de plus en plus facilement concevoir une simulation tactique correcte, ce
qu’Antoine Bourguilleau décrit très bien. Je m’y suis longtemps essayé pour mon
plaisir personnel, en partie professionnel avant d’échouer à convaincre
complètement l’institution militaire, au moins l’armée de Terre, de l’intérêt
du wargame sur carte.
La
lecture de Jouer la guerre et de
toutes les expériences faites à l’étranger qui y sont décrites, celle des
historiens militaires britanniques en particulier, le renouveau de l’édition et
de la créativité française avec Nuts
publishing et des auteurs comme Pierre Razoux m’ont incité à retenter l’expérience.
Il
se passe à nouveau beaucoup de choses dans ce domaine et l’auteur lance de
nombreuses pistes. Le retard des forces armées françaises dans ce domaine n’est
pas une fatalité. La remarquable manœuvre qui a permis la victoire de la Marne
en septembre 1914 et donc changé le cours de l’histoire n’aurait sans pas été
possible sans les nombreux exercices sur carte que Joffre avait imposé aux
états-majors des cinq armées françaises juste avant la guerre. Derrière le « miracle », il y avait aussi le
jeu.
Antoine
Bourguilleau, Jouer la guerre. Histoire
du wargame, éditions Passés Composés, 2020, 264 pages.
ça me rappelles mon premier wargame sur carte : le jeu 1941, opération barbarossa (Games désigners Workshop 1981), publié dans le défunt excellent magazine "Casus Belli" 54 du 4ème trimestre 1989. je l'ai toujours gardé précieusement, histoire de garder une trace des émerveillements de l'enfance. Pour une vue de ce que c'était : --https://boardgamegeek.com/boardgame/6916/1941-operation-barbarossa --
RépondreSupprimerBonjour,
SupprimerVous devriez essayer ceux-ci:https://boardgamegeek.com/boardgamefamily/3213/series-double-blind-gdw. Ce sont des jeux qui se pratiquent en double aveugle.
Il devrait y avoir un cours wargame dans les écoles militaires mais aussi a Polytechnique, l'ENA et autres grandes écoles histoire d'asseoir certaines contraintes et certaines réalités. Mais là c'est d'une révolution culturelle dont je rêve...
RépondreSupprimerLe nombre de fois où tu es venu me proposer ces fameux "jeux" à la tour du 21 de Marine!.. et où je t'ai éconduit parce j'ai horreur du jeu notamment de société et aussi, un peu, parce que c'est agaçant un Lieutenant trop manifestement plus intelligent qu'un Chef de bataillon... Malgré quelques années au CENTAC, alors en construction, où des "jeux" précédaient le début de chaque "rotation", j'ai continué dans le blocage initial. Maintenant je lis avec intérêt ton blog: dommage qu'on ne puisse pas recommencer ces belles années (celles du 21)
RépondreSupprimerA l'époque j'avais bien essayé d'initier mes camarades de l'armée de l'air à Air Supériority mais en vain. Par contre en base avec quelques cocoyes comme moi, on a passé quelques soirée sur Squad Leader.
RépondreSupprimerDepuis dirigeant un musée, j'ai mis en place lors des jounées du patrimoine quelques démonstrations de jeux avec figurines. En dehors d'un indéniable attrait visuel ces derniers jeux permettent au public d’appréhender une partie des contraintes des combattants de la Seconde guerre mondiale.
Excellent article. Quel dommage que l'armée française (Terre notamment), n'explore pas le domaine du wargame. C'est très utile et ça ne coûte rien, vraiment rien. Dommage...
RépondreSupprimerIl est dommage que l'auteur ait exclut les jeux informatiques de sa réflexion parce que c'est clairement là que les choses se passent, du côté des civils et j'imagine, des militaires.
RépondreSupprimerL'outil informatique permet d'intégrer les règles bien plus vite et de prendre en compte un nombre de détails bien plus important que les wargames "carton papier" que je pratiquais dans les années 80/90.
Un jeu comme "Gary Grisby's War in the East" est nettement plus facile à opérer que les jeux correspondant de la série Europa et les différents "Close Combat" permettent de faire en 30 minutes ce qui prenait 8 heures et 150 pages de règles avec "Advanced Squad Leader".
Livre passionant et bien documenté. Les wargames sur informatique mériterait un ouvrage équivalent.
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