lundi 15 juin 2020

La Guerre : la penser et la faire, un livre de Benoist Bihan


Préface

Il y a quelques années lors d’un colloque à Paris quelqu’un avait demandé à un officier général de l’État-major des Armées si «les militaires étaient capables de répondre aux demandes du politique». Le général avait répondu «oui, bien sûr». Une question et une réponse qui n’avaient en réalité guère de sens, en l’absence de tout contexte et de tout ennemi, actuel ou potentiel, désigné, bref tout ce qui permet de réfléchir à une véritable stratégie.

Ce dialogue ressemblait d’une certaine façon à celui des deux Livres blancs de la Défense et de la Sécurité nationale» de 2008 et 2013 se contentant de demander aux armées des contrats de déploiements, avec des volumes de soldats et équipements majeurs à déplacer à telle distance et dans tels délais, volumes par ailleurs toujours plus petits et délais toujours plus longs, mais sans jamais préciser pourquoi y faire et surtout face à qui. Si la force armée, la «force publique extérieure» selon le comte de Guibert, peut être employée à de nombreuses missions, elle est fondamentalement conçue pour faire la guerre, c’est-à-dire l’affrontement violent d’une entité politique contre une autre. Le terme «stratégie» est employé à tort et à travers, pour désigner la simple mise en cohérence entre des fins et des moyens mis en œuvre, en oubliant, et ce qui la différencie de la programmation, une intelligence et une volonté antagonistes. 

Ces deux Livre blancs n’exposaient donc pas une vision stratégique pour la France, mais effectuaient un panorama des relations internationales, établissaient une liste de risques et de menaces contre la France, toujours la même, et définissaient ensuite le volume des forces à atteindre à un horizon défini ainsi qu’un échelonnement du financement des grands programmes d’armement. Par un paradoxe dont l’étrangeté n’était qu’apparente, la première partie de ces documents se terminaient toujours par le constat que «le monde est plus dangereux» et la seconde commençaient par «voici comment on va réduire les budgets et les moyens», tant il est vrai que les économies à réaliser dans le budget de défense ont été la seule vraie vision à long terme jusqu’en 2015, lorsque ce qui était écrit dans les textes est devenu une réalité dans les rues de Paris.

Nul objectif de puissance à atteindre et nul plan d’emploi des forces pour y parvenir face à des adversaires possibles. La dernière vision de ce genre date des débuts de la Ve République sous l’impulsion du général de Gaulle, pour qui l’absence de grande politique alors que nous n’étions plus une grande puissance aurait abouti à n’être plus rien. Depuis la fin de la guerre froide et même depuis les années 1980, cette grande politique n’est plus, remplacée par un emploi «à la demande» des forces armées et rarement pour affronter directement des ennemis. C’est ainsi que l’on empile les opérations militaires, parce que c’est facile bien plus que parce que c’est efficace, et c’est ainsi aussi que l’on se trouve avec un outil militaire managé à court terme plutôt que conduit vers des objectifs clairs et ambitieux.

Alors que «nous sommes en guerre», selon les termes du Premier ministre Manuel Valls en 2015 (omettant toutefois de nommer l’ennemi), la France n’engage que moins de 3 % de ses soldats directement face à l’ennemi. C’est moins que ce qui est déployé sur le territoire métropolitain, en permanence depuis vingt-cinq ans maintenant, en concurrence avec le ministère de la «force publique intérieure» pour reprendre Guibert, dont la sécurité est la mission hors de tout contexte politique et même vraiment dialectique. Les forces de police ne sont pas là pour imposer sa volonté à un interlocuteur politique, mais pour maintenir l’ordre et réprimer les contrevenants à la loi, une mission qui ne se termine ni par un traité de paix ni par la destruction de l’autre, et risque donc d’être éternelle.

La confusion entre les deux missions est devenue courante depuis la fin de la guerre froide. Comme l’explique parfaitement Benoist Bihan, lorsqu’il y a un «nouvel ordre mondial», il y a un ordre à maintenir et tous les perturbateurs sont considérés comme des contrevenants à la loi qui doivent être réprimés, depuis les États «voyous» jusqu’au «terrorisme».

Il est temps, et même urgent, de sortir de la confusion maintenant que des organisations armées puissantes ennemies et des États concurrents ont, eux, une réflexion stratégique. C’est ce à quoi nous invite Benoist Bihan à travers ce recueil de chroniques publiées pendant six ans dans les pages du magazine Défense & Sécurité internationale.

La stratégie est une praxéologie, une discipline à l’instar de la médecine par exemple qui s’appuie sur une étude longue d’invariants ou au moins de «peu variants» et la confronte à des contextes toujours changeants. Cette étude est d’abord inductive, et nécessite l’analyse de faits issus de l’observation des conflits en cours, avec le risque du manque de recul, et de l’Histoire, avec le risque de l’inadéquation aux contextes du moment, de fait surtout lorsqu’on descend de l’échelle de la stratégie vers la tactique. Elle s’appuie aussi sur la lecture des classiques, dont on rappellera que si leur capacité interprétative a résisté au temps, il est fort probable qu’elle le fera encore longtemps, au contraire de beaucoup de concepts actuels, pour la plupart venu des États-Unis.

Les 58 courts textes de cet ouvrage sont comme des pions de Go qui finissent par accumulation par former des trames, et embrasser l’ensemble du champ des opérations, ces endroits vastes où on s’efforce d’obtenir des effets stratégiques à partir d’actions tactiques, de combats, batailles, démonstrations de forces, etc. On parvient ainsi à articuler les principes de toujours avec les formes guerrières d’aujourd’hui, le long d’une séquence qui part de la Grande stratégie jusqu’aux différents modes opératoires des stratégies organique, la gestion des moyens, et opérationnelle, leur mise en œuvre.

Ce sont les nations et non pas les armées qui font les guerres, et il est important de fournir au public intéressé les éclairages dont il a besoin pour comprendre les conflits en cours et particulièrement la manière dont ses soldats y sont employés. On peut même espérer aussi qu’il soit lu également par les responsables politiques, ceux-là mêmes qui vont justement employer la force armée, alors leur compétence stratégique est de plus en plus faible. Mais il sera également avec le plus grand intérêt par ceux qui sont employés.

La France a plus que jamais besoin d’un renouveau de sa pensée stratégique, La guerre, la penser et la faire de Benoist Bihan y contribue pleinement.

2 commentaires:

  1. Merci pour la publication.
    Pour le sujet de la lecture des grands classiques (ou de son manque), les théoriciens soviétiques de l'art opératif sont très peu traduit en français, alors qu'il y a au moins quelques livres en anglais.
    Je n'ai pas forcément cherché très longtemps, mais rien de Svietchine, quasi rien de Toukhatchevski (juste 2-3 textes dans les anthologies de Gérard Chaliand et un autre disponible sur le site marxists.org), les autres comme Isserson, Triandafillov, Varfomoleev sont à peine indiqués, Frounzé doit être à peine plus connu.
    Je ne sais pas s'il en parle dans ce livre, mais en tout cas, merci à Benoist Bihan (et à Guerres et Histoire) de les avoir rendu un plus accessible au lecteur moyen.

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  2. l'Etat n'est pas capable depuis 45 ans d'équilibrer ses comptes, c'est-à-dire de choisir dans le maquis de ses dépenses.
    Alors avoir une vision stratégique pour ses armées...

    L'épisode de l'illumination du Courbet par un bâtiment turc en dit long de la façon dont nous sommes considérés désormais.

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