Un
modèle d’armée n’est normalement que l’instrument de ce que le général de
Gaulle appelait une « grande stratégie », c’est-à-dire une vision de ce que veut être la France dans
un contexte international donné. Sa constitution est fondée sur des hypothèses
d’emploi et à l’instar d’un paradigme scientifique, ce modèle doit être
considéré comme valable tant qu’il est capable de répondre aux problèmes importants
qui se posent. Lorsque ce n’est plus le cas, en général parce que le monde
s’est transformé, il s’avère nécessaire d’en changer.
La
France de la Ve République a ainsi connu plusieurs époques
stratégiques. La première, brève mais douloureuse, a consisté à gérer la fin de
la décolonisation. Ce n’est qu’ensuite qu’il a été possible de remettre à plat
notre vision du monde, les missions probables des armées et à partir de là de
construire un nouveau modèle de forces.
Nous
considérions à l’époque deux missions principales pour nos forces :
dissuader l’Union soviétique de nous envahir et intervenir ponctuellement hors
d’Europe, en Afrique presque exclusivement, afin de défendre nos intérêts. Pour
remplir la première mission nous avons construit une force de frappe nucléaire et
pour éviter le tout ou rien nous y avons associé une force conventionnelle
destinée à combattre aux frontières de la France ou à l’intérieur du territoire
métropolitain.
Pour
remplir la seconde mission et considérant le refus d’engager des appelés hors
du territoire métropolitain, nous avons conçu un système d’intervention rapide
à partir de quelques troupes professionnelles en alerte et d’un réseau de bases
positionnées dans les DOM-TOM et en Afrique.
Pendant
la période qui suit, jusqu’à la fin de la guerre froide, nous avons connu
beaucoup d’engagements militaires. Il y a eu beaucoup de réussites surtout au
début et quelques échecs surtout à la fin, mais le modèle lui-même a rarement
été pris en défaut pendant trente ans, un record historique sur les deux
derniers siècles.
Il
y eut d’abord la campagne de contre-insurrection que nous avons été obligés de
mener au Tchad de 1969 à 1972. Cela n’avait pas été envisagé, car nous ne
voulions refaire ce type d’opération après la guerre d’Algérie. Nous y avons
été obligés, et en adaptant le modèle à la marge, nous avons finalement réussi.
Notre
modèle de forces a été pris en défaut une deuxième fois dans les années 1980
lorsqu’il s’est agi de mener des confrontations. Une confrontation désigne
l’affrontement avec une autre entité politique, un État en général, en dessous
du seuil de la guerre ouverte. Ce type d’action, finalement assez courant
pendant la guerre froide, n’était pas clairement exprimé dans le livre blanc de
1972. Il a fallu pourtant se confronter simultanément à la Libye et à l’Iran. Nous
avons réussi face à la Libye, même si nous l’avons payé d’un attentat
terroriste qui a tué 170 personnes, dont 54 Français. Nous avons
dissuadé la Libye d’envahir le sud du Tchad et contribué à sa défaite dans le
nord. Nous avons en revanche complètement échoué contre l’Iran. L’Iran a
organisé des attaques contre le contingent multinational à Beyrouth, pris des
otages et assassiné au Liban, organisé enfin des attentats à Paris en 1986.
Face cette action clandestine, nous nous sommes retrouvés impuissants, avec peu
de moyens et surtout sans volonté pour frapper à notre tour l’Iran. Cette
confrontation, qui a fait quand même une centaine de morts français civils et
militaires, est le plus grave échec de la Ve République.
La
guerre du Golfe en 1990 nous à nouveau pris en défaut mais cette fois de
manière structurelle. Cette guerre nous a pris au dépourvu dans la mesure où
nous n’avions jamais envisagé d’avoir à engager à nouveau une grande force
expéditionnaire loin de nos frontières. Nos forces professionnelles étaient
réduites et personne n’avait songé à constituer une force de réserve spécifique
pour elles comme l’avaient fait les États-Unis en 1973. Et comme nous
persistions à ne pas envoyer de soldats appelés au combat au loin, nous étions
condamnés à n’être que des acteurs mineurs dans cette nouvelle époque
stratégique où ce genre d’expéditions serait sans doute courant.
Nous
avons entrepris la transformation de notre modèle de force. Nous l’avons mal
fait. Nous n’avons rien changé à notre modèle d’équipement « conservateur sophistiqué » et lancé les grands programmes prévus pour
affronter le Pacte de Varsovie alors que celui-ci n’existait plus. Comme les
paramètres qui avaient rendu possible le modèle d’armée gaullien, croissance
économique et ressources humaines à bas coût avec la conscription,
disparaissaient et que dans le même temps on réduisait l’effort de défense, la
catastrophe était inévitable du côté de la stratégie des moyens. Nous avons
alors entamé une grande contraction de nos forces jusqu’à la moitié environ et
même jusqu’à 80 % pour les forces terrestres conventionnelles chargées de
défendre directement le territoire. En 2015, nous avions moins de soldats
professionnels qu’avant la professionnalisation complète et notre capacité de
projection extérieure, si elle avait augmenté en qualité technique, n’avait pas
augmenté en volume depuis 1990.
Cette
nouvelle époque était celle du « nouvel ordre mondial » libéral-démocratique avec une liberté inédite pour les
organismes internationaux de régulation et en fond de tableau une puissance
militaire américaine largement dominante. Or, qui dit « ordre » dit aussi « maintien de l’ordre ». Les opérations
militaires envisagées comme « normales », notamment dans le Livre blanc de 1994 étaient donc soit des
opérations de police internationale, sans ennemi donc, en prolongement en beaucoup
plus grand de ce qu’on faisait déjà depuis les années 1980 ou des guerres
punitives en coalition sous une direction américaine, à l’image de la première
guerre du Golfe.
Notre
modèle de forces a connu beaucoup d’échecs durant cette période dont on peut
considérer la fin vers 2008-2010. En matière de gestion de crise, on a beaucoup
tâtonné et souffert entre opérations humanitaires armées, interposition,
sécurisation extérieure ou même intérieure, jusqu’à comprendre qu’une opération
de stabilisation ne pouvait réussir qu’avec une acceptation au moins tacite, et
souvent imposée par la force, de tous les acteurs politiques armés sur place ainsi
que le déploiement de moyens très importants.
Quant
à la conduite opérationnelle des guerres punitives, elle nous a échappé
largement. Cela a abouti parfois à de bons résultats. Sans juger de la justesse
de l’objectif politique, la soumission de l’Irak en 1991, de l’État bosno-serbe
en 1995 ou de la Serbie en 1999 ou encore la mort de Kadhafi en 2011, soit un
rythme d’une guerre contre un « État voyou » tous les cinq ans ont été des réussites opérationnelles puisque
le but militaire recherché a été atteint à chaque fois, mais en réalité atteint
par les Américains. Nous n’avons toujours été que des actionnaires à quelques
pour cent des opérations en coalition américaine.
Ce
modèle intervention brève-stabilisation longue a en revanche complètement échoué
en Afghanistan en 2001, car l’objectif initial de destruction de l’ennemi n’avait
pas été atteint. Nous avions par ailleurs sous-estimé la puissance nouvelle des
organisations armées dans la mondialisation. Nous avons été à nouveau obligés
de nous lancer dans une campagne de contre-insurrection en particulier à partir
de 2008. Le résultat est mitigé. Dans l’absolu la mission a été remplie, nous
avons laissé la zone sous notre responsabilité sous le contrôle des autorités
afghanes, dans les faits l’impact stratégique de notre action sur place a eu
peu d’influence sur l’évolution de l’Afghanistan.
Les
expériences afghane et irakienne ont sonné le glas du Nouvel ordre mondial et
depuis environ dix ans nous sommes entrés dans la quatrième époque stratégique
de la Ve République. Les ambitions occidentales se sont
réduites, les États-Unis se sont épuisés et ceux qui les ont suivis dans ces
aventures n’ont plus forcément envie de se lancer à nouveau dans de grandes
opérations de stabilisation. Avec le retour de la Russie et de la Chine dans la
compétition de puissances, les blocages de la guerre froide sont également
réapparus.
La
nouvelle normalité stratégique a donc des airs de guerre froide avec le retour
des freins vers la guerre ouverte dès lors que des puissances nucléaires sont
proches. C’est donc par voie de conséquence aussi le retour des confrontations,
à plus ou moins forts niveaux de violence, comme par exemple entre la Russie et
l’Ukraine ou entre les États-Unis et l’Iran. C’est aussi la confirmation de la
montée en puissance des acteurs non étatiques armés : organisations
politiques, religieuses et criminelles mais aussi potentiellement entreprises
multinationales, milliardaires, églises, etc. toute structure ayant
suffisamment d’argent pour se payer une armée au sein d’un État faible et y
avoir une influence politique.
Ajoutons
deux contraintes fortes à cet environnement : un fond probable de
crises en tous genres climatique, sanitaire, économique, etc., et, ce qui est
lié, des ressources pour l’outil militaire français qui seront toujours limitées.
Le budget est dans la zone des 30 à 40 milliards d’euros constants depuis
le milieu des années 1970, il est peu probable, eu égard à tous les
besoins autres de finances publiques dans les années à venir, que nous
puissions aller de beaucoup au-delà de 40 milliards.
Dans
ce contexte la nouvelle normalité, ce sont trois types d’opérations : la
guerre contre des organisations armées, les actions auprès des populations y
compris sur le territoire français et la confrontation contre des États. Ce qui
est improbable, mais qu’il faut quand même envisager : les grandes
opérations de stabilisation, les guerres interétatiques et les guerres ouvertes
entre puissances nucléaires.
Nous
sommes déjà engagés pleinement dans les deux premières missions probables. Il
faut s’y efforcer d’y être plus efficient, c’est-à-dire plus efficaces avec des
ressources comptées. La vraie nouveauté c’est le retour de la confrontation, ce
qui suppose pour nous, je le rappelle, la capacité à faire pression sur un État,
c’est-à-dire à être capable de lui faire mal, sans engager une guerre ouverte.
Cela passe par une multitude de moyens et d’actions qui dépassent le champ
militaire, de l’action clandestine aux frappes aériennes ou raids
aéroterrestres, en passant par les actions cybernétiques, la propagande,
l’action économique ou diplomatique, etc. la seule limite est l’imagination. La
Russie ou la Chine font ça très bien, nous avons fortement intérêt à les
imiter. Nous avons déjà un certain nombre de moyens, d’autres sont sans doute à
développer, il manque surtout une prise de conscience, une volonté et un
instrument de commandement.
Quant
aux missions importantes mais improbables, nous sommes prêts avec notre force
nucléaire et le maintien de cette capacité sera à nouveau un poste de dépense
important de cette période stratégique. Il faut être prêt aussi à remonter en
puissance très vite dans le domaine conventionnel à partir d’une force d’active
solide.
Dans
ce contexte, trois axes d’effort me paraissent indispensables si nous voulons
faire face aux défis de l’avenir.
Le
premier concerne la question des pertes au combat. Nos ennemis ont compris
depuis longtemps qu’il suffit de nous tuer des soldats pour nous ébranler, pas au niveau tactique, nous avons tous intégré la possibilité de perdre la vie en nous engageant, mais bien au niveau politique. Pour être plus précis, il suffit de nous tuer plus de cinq soldats en une seule journée pour remettre immédiatement en cause une opération militaire. Nous avons célébré il y a quelques jours, l'appel du 18 juin du général de Gaulle. Je pense que nos anciens seraient très surpris s'ils voyaient cela, mais le fait est que cette peur politique actuelle est bien ce qui a le plus provoqué d'échecs parmi les 32 guerres et opérations de stabilisation majeures que nous avons mené depuis le dégagement de Bizerte en juillet 1961. La logique voudrait qu’un problème stratégique reçoive
une attention stratégique, ce n’est pas le cas en l’occurrence. Les soldats qui
vont directement au contact de l’ennemi ne pèsent pas lourd dans les
grands programmes d’investissements, ceux qui se comptent en milliards d’euros, alors qu’ils représentent
les trois quarts des noms sur le mémorial du parc André Citroën. C’est une contradiction qu’il faut dépasser au plus vite, ce
que les forces armées américaines sont en train de faire et cela risque de
changer considérablement le visage des opérations modernes.
La
deuxième piste de réflexion est celle du volume de forces. Nos troupes sont
excellentes, mais avec un contrat de déploiement maximum de huit groupements
tactiques interarmes, de deux groupes aéromobiles et une capacité de frappes
aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur la durée, le nombre
d’adversaires que nous sommes capables de vaincre diminue constamment. Pour
simplifier, nous sommes capables de faire le double de l’opération Serval au Mali en 2015, une belle
opération mais pas une grande opération non plus, les 3 000 combattants équipés légèrement que nous avons
affrontés alors ne représentant pas une grande
puissance militaire.
Pour
avoir des soldats dans un contexte économiquement soutenable, il n’y a pas
d’autres possibilités que l’innovation sociale. On a essayé d’augmenter le
volume de forces projetables en professionnalisant complètement les forces. Nous
avons échoué. Si toutes proportions gardées, nous faisions le même effort que
les Américains en Irak, nous serions capables de déployer 100 000 soldats et non 15 000 comme ce qui est prévu dans le dernier contrat
opérationnel.
Or l’expérience tend à prouver qu’on fait plus de choses avec 100 000 soldats qu’avec 15 000,
aussi bons soient-ils. Maintenant, si on faisait vraiment la même chose que les
Américains, sur les 100 000, il y aurait 30 000 soldats d’active, mais aussi 15 000 réservistes et 55 000 soldats privés, miliciens et
mercenaires locaux, américains et multinationaux.
Les
ressources humaines doivent être trouvées localement. Il faut investir
massivement dans les détachements d’assistance militaire. Ceux-ci sont déjà
capables de conseiller ou d’instruire des troupes alliées et de coordonner leur
action avec la nôtre. Il faut qu’ils soient capables aussi de commander des
forces étrangères, soit par délégation de la nation locale à l’instar des
forces tchadiennes en 1969 ou même de l’artillerie rwandaise au début des
années 1990, soit en les recrutant nous-mêmes. D’autres puissances le
font, elles ont raison.
Les
ressources humaines sont également et surtout en France. Dans un contexte de
ressources financières contraintes, le réservoir de forces dans lequel puiser
en cas de crise grave ne peut qu’être une fraction civile de la nation
convertible très rapidement en force militaire avec des moyens matériels « sous cocon » ou que l’on puisse construire et
acheter tout de suite. Il n’y a pas de modèle d’armée moderne capable de faire
des choses en grand sans réserve, or nous avons sacrifié presque entièrement
notre force de réserve. À titre de comparaison, là encore si la France
faisait le même effort que les États-Unis pour les réserves et la Garde
nationale, elle dépenserait 2,8 milliards d’euros chaque année et non une
centaine de millions. Dépenser presque 10 % de son budget, comme les États-Unis,
pour être capable d'accroître très vite ses forces et les compléter de moyens
et compétences qui étaient peu utilisés jusque-là ne paraît pas incongru. Tout
cela s’organise, comme cela a pu se faire dans le passé avec une structure de
commandement dédiée.
Dernier
point, on ne pourra faire face à l’inattendu avec la même politique
d’acquisition d’équipements. Il faut introduire plus de souplesse dans nos
procédures et arrêter d’être hypnotisés par les belles et coûteuses machines,
surtout si elles sont produites en multinational. Les engins de haute technologie
sont souvent utiles, parfois décevants, mais ils sont presque toujours très
coûteux et donc rares. Il faut pouvoir les compléter avec autre chose, d’une
gamme peut-être inférieure mais suffisante. Il faut avoir plus la culture du « retrofit ». On peut par exemple se
demander ce que sont devenus les centaines de châssis de chars Leclerc déclassés. Certains d’entre eux auraient pu
servir de base à des engins qui nous manquent cruellement comme les engins
d’appuis feux ou les véhicules de transport de troupes très blindés. Il faut
acheter et vendre beaucoup plus sur le marché de l’occasion. On n’était
peut-être pas obligé d’attendre dix ans après les premiers combats en
Kapisa-Surobi en 2008 pour remplacer le fusil d’assaut FAMAS par le HK-416
disponible depuis 2005 pour un prix total représentant 1,5 % des crédits
d’équipement d’une seule année budgétaire.
En
résumé et pour conclure, nous ne serons pas capables de faire face aux défis
actuels ou futurs, attendus ou non, sans innover, en partie techniquement, mais
surtout dans nos méthodes et notre organisation en cherchant à être beaucoup
plus souples que nous ne le sommes. Nous devons investir dans l’humain, dans la
formation de nos soldats en particulier, mais surtout dans les liens des armées
avec le reste de la nation. C’est là que se trouvent en réalité les ressources
de tous ordres qui nous permettront d’affronter l’avenir.