Version modifiée 22/10/2015
La contestation qui se développe au printemps 2011 est typique des
révoltes de la mondialisation. L’ouverture économique de la Syrie depuis le
début du siècle a profondément enrichi l’asabiyya
(groupe de solidarité) au pouvoir et ses protégés ainsi que, dans une moindre mesure,
la bourgeoisie citadine y compris sunnite. Elle a aussi engendré, ainsi que
plusieurs sécheresses, de grandes inégalités et la paupérisation de producteurs
locaux face à la concurrence étrangère ou l’inflation alors même que l’Etat
réduisait parallèlement son action sociale.
Les monarchies du Golfe ont profité de cette ouverture pour
investir largement dans le pays et occuper aussi la place abandonnée par l’Etat. Les organisations non-étatiques
islamistes ont ainsi repris largement à leur compte l’action sociale, alors que
les mosquées financées par l’Arabie saoudite se multipliaient. Avec le soutien
de Damas, la Syrie des années 2000 constitue également la base arrière
d’organisations armées djihadistes qui luttent contre les Américains en Irak,
et qui ne sont pas toutes neutralisées à la fin du conflit.
Sont ainsi mis en place tous les ingrédients d’une explosion
politique et sociale et de sa dérive rapide en guerre civile d’une grande
violence.
La cristallisation d’une guerre
civile
Les premiers appels à manifester apparaissent dès le mois de
février 2011, à l’exemple des mouvements précédents du Printemps arabe. La
répression souvent brutale, en particulier à partir des manifestations de Deraa à
la fin du mois de mars, entraîne, malgré les mesures
d’apaisement proposées par le régime, une violente croissante dans les
confrontations.
A la fin de l’année 2011, le conflit est déjà clairement une
guerre civile entre les Arabes sunnites pauvres, soit à peu près la moitié de
la population, et le régime et ses minorités protégées, y compris la
bourgeoisie sunnite, les deux millions de Kurdes vivant le long de la frontière
turque formant un troisième camp. Les groupes armés se multiplient dans la Syrie « périphérique» : banlieues des grandes métropoles, zones rurales pauvres,
tribus de l’est du pays, zones de contact avec la Jordanie, le Liban et la
Turquie.
Au
début de 2012, la stratégie du régime d’Assad évolue. Il n’est plus question de mettre fin rapidement à une contestation civile par
un mélange de répression ciblée et de concessions mais bien de gagner une
guerre qui s’annonce difficile et longue. Alors que les provinces côtières de Lattaquié et Tartous, à large dominante
alaouite, sont solidement tenues par le régime, l’objectif premier devient
la sécurisation de la Syrie dite « utile », c’est-à-dire l’axe
nord-sud reliant Alep-Idlib-Homs-Damas-Deraa. Par leur importance intrinsèque
et la proximité des frontières, ces cinq localités sont toutes d’une importance
stratégique vitale et forment autant de zones séparées et simultanées de
combats.
Le
régime est donc obligé de fractionner une force limitée à la partie fiable de
son armée, soit la garde républicaine, deux divisions de forces spéciales et
surtout à la 4e division blindée commandée par Maher, frère de
Bachar el-Assad, unités auxquelles on peut adjoindre ponctuellement de groupes ad hoc jugés politiquement sûrs et
issus des divisions régulières locales.. Le reste de l’armée, dont les
conscrits sont majoritairement sunnites, est cantonnée et surveillée par l’échelon
de contrôle formé par les services de sécurité et les Chabihas (« fantômes ») organisation criminelle au
service de la famille Assad. Cette surveillance n’empêche pas pour autant les
multiples désertions et les transferts d’armes vers la rébellion.
Cette
force de choc loyaliste, peut-être 130 000 hommes d’inégale valeur, est lourdement équipée mais elle est insuffisante en volume pour s’emparer et contrôler tous les
ensembles urbains tenues le long de l’axe de guerre par des groupes armés
locaux, peu mobiles et légèrement armés, mais protégés au cœur de zones densément
peuplées. Le mode opératoire offensif utilisé par les forces loyalistes
consiste dès lors en une série d’opérations limitées en effectifs engagés mais
d’une grande violence de façon à chasser les populations hostiles et écraser
les combattants rebelles. La force aérienne, peu utilisée jusque-là pour ne pas
donner le prétexte, comme en Libye, à une intervention militaire occidentale,
devient le premier instrument de terreur. Les premiers largages de barils d’explosifs
débutent à l’été 2012 et à la fin de l’année le régime commence à employer
aussi des missiles balistiques Scud.
La
« bataille des villes », débute en février 2012 avec la reconquête de
Zabadani près de la frontière libanaise et le siège de Homs. C’est le début de
l’exode massif de plusieurs millions d’habitants à l’intérieur du pays et les
pays limitrophes. Ces opérations successives de terreur permettent de reprendre
pied dans quelques localités, comme à Idlib en mars 2012. Elles contribuent
surtout par contrecoup au recrutement de la guérilla rebelle et à sa
radicalisation, facilitée par ailleurs par la libération par le régime de
Damas, en mai 2012, de 250 prisonniers politiques dont la plupart rejoignent
les mouvements djihadistes. Pour Assad, cette radicalisation islamique présente
le double avantage de diviser la rébellion et d’accréditer une posture « anti-terroriste »,
susceptible à la fois d’attirer certaines sympathies occidentales et de mobiliser son propre camp.
La mosaïque rebelle sunnite
La
rébellion est, de son côté, très hétérogène. La tentative d’unification sous
l’égide politique du Conseil national syrien (CNS) et militaire de l’Armée
syrienne libre (ASL), tous deux formés à l’été 2011, ne donne que des résultats
mitigés. Reconnu presque immédiatement par la France puis par d’autres pays
occidentaux, le CNS, dominé par les Frères musulmans, est très vite contesté. Un
an plus tard à Doha, le CNS est intégré avec le conseil national kurde et les
comités locaux dans la Coalition nationale des forums de l’opposition et de la
résistance (CNFOR). Un commandement militaire suprême (CMS) fait alors office de
ministère de la défense et de point d’entrée des financements à destinations des
fédérations armées.
L’ASL,
formée initialement de déserteurs et principalement soutenue par les Etats-Unis
et l’Arabie saoudite, est la première de ces fédérations. Elle s’appuie d’abord
sur les nationalistes baasistes du « Front des hommes libres » (Jabhat Arar Syria) ou « Les
petits-fils du Prophète » (Ahfad
al-Rassoul), forts surtout dans le sud de l’axe de guerre, de Homs à Deraa.
Il lui arrive cependant rapidement d’accueillir aussi des groupes islamistes.
En
septembre 2012, le Front islamique pour la libération de la Syrie (FILS)
regroupe à son tour dix-sept groupes dont les plus importants sont « Les
bataillons Farouk » (Katibat Farouk),
« La brigade de l’unicité » (Liwa
al-Tawhid) ou « Les faucons du Levant » (Suqour al-Sham). Ces organisations proches des Frères musulmans
sont très actives au centre du pays dans les provinces de Homs et Hama, mais
sont aussi présentes aussi à Deraa, Alep ou Deir ei-Zor. Le FILS est
particulièrement aidé par le Qatar et la Turquie, soutiens traditionnels des
Frères musulmans, mais il conserve aussi des liens avec l’ASL.
Deux
mois plus tard se forme le Front islamique syrien (FIS), une structure encore
plus puissante. D’obédience salafiste, le FIS regroupe onze groupes dont le plus
puissant est « Les hommes libres du Levant » (Ahrar el-Sham) dirigé par Hachem el-Cheikh, dit Abou Jaber et fort de
10 à 20 000 hommes selon les époques.
Ces groupes armés radicaux sont surtout forts dans le nord du pays mais
ils sont présents aussi dans les régions de Homs, Damas et Raqqa. Ils sont surtout
financés par de riches donateurs du Golfe.
Avant
cela, le printemps 2012 a vu également la création du « Front pour la victoire
» (Jabhat al-Nosra, JAN), d’abord émanation
de l’Etat islamique en Irak (alors branche d’Al Qaïda) rejoint par des djihadistes syriens, souvent anciens
combattants en Irak et libérés par le régime l’année précédente, dont
probablement son leader Abu Mohammad al-Julani. Al-Nosra se distingue
rapidement des autres mouvements par son emploi massif des attaques-suicide, sa
discipline et son efficacité au combat. Présent surtout initialement sur l’Euphrate,
al-Nosrah étend rapidement son
influence dans le nord et le centre du pays.
Toutes
ces brigades et fédérations arabes sont des organisations concurrentes,
notamment dans l’allocation des ressources au sein d’une économie de guerre qui
se met en place, mais qui, malgré les divergences idéologiques, n’hésitent pas
à coopérer face à l’ennemi commun. Elles regroupent ensemble peut-être un ordre
de grandeur de 200 000 hommes armés permanents, soit bien plus par exemple
que la guérilla sunnite en Irak face aux forces américaines. Il faut y ajouter des
volontaires occasionnels, sans doute aussi nombreux pour combattre localement, et
une capacité totale de recrutement, dans cette population très jeune, de
peut-être un million d’hommes.
L’éclatement
géographique, les rivalités, le manque initial de compétences de la plupart de
ses combattants réduisent longtemps les capacités offensives des groupes
rebelles, hormis quelques coups d’éclat comme l’attaque du quartier général de
la sécurité le 18 juillet qui tue le ministre et le vice-ministre de la défense
ainsi que le général Turkmani, principal conseiller d’Assad. Les capacités
défensives sont en revanche très importantes.
L’internationale chiite
Au
bilan, les deux adversaires manquent de suffisamment de capacités offensives
pour s’imposer. Les combats sont fragmentés et, pour plus de 80 % des cas, se déroulent le long d’une
bande de 500 km de long sur une centaine de profondeur. Il faut des semaines
pour s’y emparer de quartiers et les moyens manquent pour les tenir ensuite. Le
conflit tourne à la guerre d’usure.
En
2013, les rebelles, plus nombreux, mieux équipés et organisés, montent des
opérations offensives de plus en plus importantes. Au printemps, le Front al-Nosrah, Ahrar el-Sham et l’ASL prennent le contrôle de Raqqa et de la
majeure partie de l’Euphrate, ils s’implantent solidement dans la province
d’Idlib mais aussi près de Deraa. Ils mènent également une campagne coordonnée
contre les bases militaires de l’armée syrienne de manière à en affaiblir les
moyens et à s’équiper soi-même. En janvier, après deux mois de combat, la base
aérienne de Taftanaz est prise avec de nombreux matériels. Les pertes
occasionnées à cette occasion (peut-être plus de vingt hélicoptères), l’usure
et l’emploi d’armes antiaériennes, SA-7 et mitrailleuses lourdes, réduisent les
capacités aériennes loyalistes. En avril, c’est le complexe militaire de Dabaa
qui est pris, près de Homs, ainsi que la base aérienne de Mennagh dans la
banlieue d'Alep. La frontière avec la Jordanie passe sous le contrôle de la
rébellion.
L’intervention
étrangère permet, une première fois, de juguler cette tendance négative pour le
régime de Damas. A partir de mai 2013, l’intervention du Hezbollah libanais et
sa victoire dans la longue bataille de Qousseir,
permet de contrôler la zone stratégique au centre des provinces tenues par le
régime ainsi que les axes Damas-Beyrouth et Homs-Beyrouth. En juin 2013, deux
offensives permettent de contrôler totalement Homs. Depuis, plus de 8 000
combattants du Hezbollah, aidés de
plusieurs milliers de Pasdarans iraniens de la division Sabrin, défendent solidement la périphérie de la frontière libanaise
mais ils peuvent intervenir aussi ponctuellement sur l’ensemble du front.
L’aide iranienne permet aussi au printemps 2013 de créer les
Forces de défense nationale (FDN), regroupement au sein de commandements
régionaux des Chabiha, des groupes
paramilitaires et des milices d’autodéfense de l’Armée du peuple (Jaych al-Sha’bi) qui s’étaient formées
parmi les minorités alaouite, druze et chrétienne. L’ensemble finit par
représenter 100 000 hommes armés et formés avec l’aide de l’organisation
iranienne Qods, bras armé des Gardiens de la révolution iraniens à l’étranger.
Les FDN servent surtout à l’autodéfense mais sont de plus en plus utilisées à
partir de 2013 comme forces supplétives de l’armée régulière pour assurer des
missions secondaires de protection et d’occupation.
Plusieurs milices chiites étrangères sont également présentes en
Syrie en 2013, comme la brigade afghane hazara et surtout les milices chiites venues
d’Irak, soit peut-être 15 000 hommes au total, mais qui y retourneront pour
beaucoup en 2014, au moment de l’offensive de l’Etat islamique. A ce moment-là,
l’Iran, qui, par ailleurs, assure de plus en plus le financement de l’Etat
syrien, impose la création du Hezbollah syrien.
L’ensemble forme une coalition armée chiite sous une direction
iranienne, indispensable à la survie du régime mais dont la présence suscite
des réactions nationalistes et l’intervention, financière, des monarchies du Golfe.
La crise chimique
Le 21 août, une attaque
chimique particulièrement meurtrière a lieu dans la Ghouta orientale, à l'est
de Damas, provoquant entre 300 et 1800 morts selon les estimations. Les deux
camps s'accusent mutuellement d'être responsable de l'attaque mais la
culpabilité du régime de Damas, alors tout à ses offensives de terreur, voire
de purification, ne fait plus de doute. Après plusieurs jours de crise, les
Etats-Unis, qui avaient pourtant déclaré que l’emploi d’armes chimiques
entraînerait automatiquement une rétorsion militaire, acceptent finalement le
plan russe de démantèlement de l’arsenal syrien.
Outre l’humiliation française, la reculade américaine a de fortes
conséquences au sein de la rébellion. Les fédérations qui espéraient une
intervention occidentale, comme le FILS et le FIS, sont abandonnées par
plusieurs brigades et finalement dissoutes fin septembre. Une nouvelle
fédération apparaît, le Front islamique, forte de 50 000 combattants avec Ahrar al-Sham, l’Armée de l’islam (Jaysh al-Islam) très présente dans la
région de Damas, et Liwa al-Tawhid.
La tendance radicale islamique, salafiste ou frèriste, depuis toujours
favorisée par les monarchies du Golfe, domine alors largement la rébellion. Au
moins de décembre, un Front révolutionnaire syrien (FRS), fort de peut-être 10
à 15 000 hommes, est bien formé sous l’égide des Etats-Unis en réponse au
Front islamique mais après quelques combats, il finit par s’associer à lui.
La guerre à l’Est
A
côté des groupes rebelles arabes, les Kurdes syriens ont également formé plus
de quinze mouvements politiques. En octobre 2011, la plupart de ces mouvements
se réunissent dans le Conseil national kurde (CNK) parrainé par Massoud
Barzani, président du gouvernement kurde irakien et leader du Parti
démocratique du Kurdistan (PDK) irakien. Le CNK, qui s’associe à la fin de 2013
au CNS au sein de la CNFOR, est cependant contesté et rapidement marginalisé
par le Parti de l'union démocratique (PYD), branche syrienne du Parti des
travailleurs kurdes (PKK). Le PYD dispose de sa propre armée, forte de
peut-être 40 000 hommes : les Unités de protection populaire (Yekîneyên parastina
gel, YPG).
Le
CNK est l’interlocuteur privilégié de la Turquie et du Kurdistan irakien contre
le PYD et le PKK soupçonnés de s’entendre avec le régime d’Assad et l’Iran. Non
seulement les combats entre les YPG et les forces loyalistes ont été rares mais
celles-ci ont pu évacuer sans heurt le Rojava
(Kurdistan syrien) en juillet 2012 et renforcer ainsi l’axe de guerre. Le PYD
s’est accordé aussi avec le régime d’Assad pour que celui-ci maintienne une
présence dans les régions pétrolifères de Qamichli et Hassakeh, assurant une
source de revenus importante pour les deux camps. Le PYD qui cherche à joindre
ensemble les trois zones kurdes est en revanche en lutte contre les mouvements rebelles
très présents dans le nord du fait de la porosité volontaire de la frontière
turque. En juillet 2013, il prend ainsi le contrôle de la
ville clé de Ras Al-Aïn, sur la frontière, en y chassant le Front al-Nosra. En novembre 2013,
le PYD, hégémonique sur le terrain, riposte au rapprochement du CNK avec le CNS
et la Turquie en décrétant l’autonomie unilatérale du Rojava.
La
période voit également la rupture entre l’Etat islamique en Irak et Al-Qaïda.
En juin 2013, Ayman al-Zawahiri demande à l’organisation d’Abou Bakr
al-Baghdadi, devenue Etat islamique en Irak et au Levant, de renoncer à ses
prétentions en Syrie. Al-Bagdhadi rompt alors avec Al-Qaïda. En novembre,
al-Zawahiri annonce que le Front al-Nosra est la seule branche d'Al-Qaïda en
Syrie. Cela entraîne en janvier 2014 un conflit ouvert entre l’Etat islamique d’un
côté et le Front al-Nosra, le Front
islamique et l’ASL de l’autre. Les combats du printemps 2014 s’achèvent par la
mainmise de l’EI sur l’Euphrate syrien, à l’exception de l’aéroport et de la
base militaire de Deir ez-Zor, conservés par les forces loyalistes. Les
victoires spectaculaires en Irak, dont la prise de Mossoul, le ralliement de
plusieurs tribus locales et de plusieurs mouvements sunnites irakiens, la
proclamation du Califat en juin 2014 font alors rapidement croître la puissance
de l’organisation qui se territorialise, suscite des allégeances et attire des
milliers de combattants étrangers.
Cette
puissance renouvelée après le reflux de 2007, et l’exécution d’otages
américains entraînent, en août 2014, une nouvelle intervention militaire des Etats-Unis
à la tête d’une coalition. Cette intervention se veut cependant indirecte,
selon le mode opérationnel « frappes et soutien ». Les instruments de frappes se
limitent toutefois seulement aux chasseurs et bombardiers, ce qui en réduit
l’efficacité, et le soutien se résume à une assistance technique militaire
auprès de l’armée irakienne et de certains mouvements rebelles syriens. Les
premières frappes aériennes en Syrie interviennent à la fin septembre 2014,
contre l’EI mais aussi contre al-Nosra,
au rythme moyen d’une dizaine par jour. Cela n’interrompt pas la progression
parallèle et concurrente des deux mouvements djihadistes.
La
montée en puissance de l’EI, qualifié ouvertement de traître par tous les
mouvements rebelles, constitue une chance pour le régime d’Assad qui s’accommode
de la montée en puissance des djihadistes pour justifier une posture de
« combattant contre le terrorisme » et de protecteur des minorités
religieuses. Qui plus est, l’EI combat peu les forces loyalistes, beaucoup
moins en tout cas qu’il ne combat les autres groupes rebelles ou les YPG. Il
constitue donc, tant que ses interventions dans la zone de l’axe central sont
encore limitées, un bon allié de revers et une bonne justification.
En
juillet 2014, l’EI s’implante dans la province d’Alep avant d’échouer face aux
Kurdes du YPG, aidés de l’ASL et puissamment appuyés par les frappes aériennes
américaines, au grand dam, une nouvelle fois, des organisations rebelles
sunnites. L’EI est repoussé de Kobane et les YPG attaquent au début de 2015
dans la province d’Hassaké, à Tall Hamis et Ras al-Aïn, qui sont prises en juin, et coupent Raqqa de la frontière turque tout en joignant les cantons de Kobane
et Cizîrê.
Fin
juillet 2015, c’est la ville de Sarrine qui est occupée, soulageant Kobané et
surtout menaçant l’autoroute M4, axe logistique de l’EI entre Raqqa et Alep. La
force grandissante des YPG et la crainte de la création du corridor kurde
entraînent alors l’intervention militaire turque. Cette intervention,
accompagnée de l’entrée dans la coalition et l’autorisation donnée d’utiliser
la base d’Incirlik, vise officiellement l’EI. Les attaques turques frappent
en réalité beaucoup plus les positions du PYD, à Zur Maghar, et surtout les
bases du PKK en Irak, rompant un processus de paix engagé depuis six ans. La
Turquie propose également la mise en place d’un sanctuaire rebelle arabe, au
nord d’Alep, protégé par la coalition contre les loyalistes et l’EI mais placé entre
les cantons kurdes d’Afrin et de Kobane.
Le régime d’Assad à nouveau en danger
La
deuxième évolution militaire majeure du printemps 2015 est l’association, avec
plusieurs groupes mineurs, d’al-Nosra et
d’Ahrar al-Sham, les deux mouvements
rebelles syriens les plus puissants, au sein de l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah), formée en mars 2015. Plus
organe de coordination que véritable fédération, l’Armée de conquête est soutenue
ouvertement et puissamment par la Turquie et l’Arabie Saoudite jusque-là plutôt
réticente envers Ahrar al-Sham.
Cette
alliance s'attaque d'abord, à la fin 2014, au Front révolutionnaire syrien et
au mouvement Hazzm, affiliés à l’ASL et soutenus par les Etats-Unis. Ces
groupes sont vaincus et rejoignent les Forces démocratiques syriennes (FDS),
une nouvelle fédération largement dominée par les YPG. Les forces loyalistes sont
également rejetées en février 2015 dans leur tentative de dégager Alep malgré
une forte concentration des moyens. L’Armée de la conquête contre-attaque et
obtient un grand succès contre l’armée d’Assad en s’emparant de la ville d’Idlib
en mars (sur qui plus de 300 barils d’explosifs sont largués en représailles) puis
du reste de la province dans les semaines qui suivent, menaçant le port de
Lattaquié et s’emparant du barrage de Maassara. La zone tenue par l’Armée de la
conquête dans le nord du pays représente alors la moitié de la superficie tenue
par l’ensemble des mouvements rebelles, hors Etat islamique.
La
concentration des forces d’Assad dans le nord, permet également à l’EI
d’attaquer au centre du pays, de s’emparer facilement de la région du Lac
el-Assad qui alimente en eau une grande partie des plaines fertiles de Syrie et
surtout de la ville de Palmyre. L’EI contrôle désormais aussi tous les
poste-frontières entre la Syrie et l'Irak. Une autre « Armée de la
conquête » est formée dans la région centrale à la frontière libano-syrienne
mais elle est vaincue dans les monts Qalamoun par l’armée
syrienne et surtout le Hezbollah, toujours très actif et efficace dans ce
secteur.
L’échec
de la tentative de dégagement d’Alep en février et cette série de
contre-attaques témoigne d’une usure des forces du régime d’Assad, qui ont
perdu au moins 50 000 morts et au moins autant de blessés graves depuis le
début du conflit et commencent à manquer cruellement d’effectifs et de
capacités de financement. Ils provoquent aussi un surcroît de difficulté économique, avec en particulier un effondrement de la monnaie, et une crise
politique intérieure entraînant notamment l’élimination de plusieurs
personnalités importantes des organes de sécurité, sans doute suspectes de
menacer le pouvoir.
Le surge
russe
La
possibilité d’un effondrement du régime impose le déploiement russe à la fin du
mois de septembre et sans doute aussi un renforcement iranien sur place. Le
dispositif russe est quadruple. Il comprend d’abord un dispositif de protection
anti-aérien (missiles S-300 sur le croiseur Moskva,
Pantsir-S1 et Tor M1, quatre chasseurs Su-30 M) qui servent à protéger
définitivement l’armée d’Assad contre toute velléité de la coalition à son
égard. La force terrestre, du volume d’une petite brigade interarmes
d’infanterie de marine, a sans doute pour vocation première de protéger les
bases de Lattaquié et de Tartous mais elle peut participer ponctuellement aux
combats au sol, notamment avec sa batterie d’artillerie. La force de frappe est
double avec une capacité en profondeur (18 bombardiers Su-24 et Su-34, missiles
de croisière de la flottille de Caspienne), destiné aux objectifs les plus
importants, la plupart du temps fixes, et une capacité d’appui-sol avec douze
avions Su-25 et seize hélicoptères d’attaque.
Le
mode d’engagement de la coalition américaine contre l’EI est systémique.
L’ensemble du dispositif de l’ennemi est attaqué simultanément mais par une
partie seulement des moyens disponibles (bombardiers, chasseurs-bombardiers ou
drones) en espérant obtenir, au mieux, un effondrement généralisé ou, au pire,
une dégradation de ses capacités. La doctrine d’emploi russe des forces est, au
contraire, opératique et consiste à une succession d’opérations localisées dans
lesquelles sont engagées la totalité des moyens. S’il n’est pas question
délibérément de terroriser la population civile, comme les forces armées
syriennes, la nature et la puissance indiscriminée des moyens engagés aboutissent
souvent au même résultat.
Dans
ce contexte, les forces engagées permettent d’abord de contribuer à l’affichage
« anti-terroriste » en frappant l’EI, peu en réalité, et en arborant un
nombre de frappes impressionnant, même si les cibles traitées par la force
d’appui ont souvent de faible valeur tactique. Elles permettent surtout de
rétablir l’équilibre des forces sur la zone de front menacée, voire même de le
renverser localement. Face à l’Armée de la conquête, l’ennemi prioritaire, le
camp loyaliste peut ainsi envisager de sécuriser la région d’Hama à Homs et, surtout, de reprendre Idlib ou dégager Alep. Il est même possible de lancer
une opération symbolique sur Palmyre. Ce renforcement irano-russe est cependant
sans doute insuffisant pour changer le rapport de forces général, d’autant
qu’il peut provoquer en réaction un soutien accru à l’Armée de la conquête et susciter
l’arrivée de nouveaux volontaires pour le djihad.
Rompre
l’équilibre
La
situation est pour l’instant équilibrée en Syrie entre cinq forces militaires
dont aucune ne peut actuellement être vaincue : L’alliance autour du régime
d’Assad, L’Etat islamique, le Front islamique associé à al-Nosrah, l’organisation nationaliste
Front sud tenant la province de Deraa, le PYD kurde et les forces arabes
intégrées dans les FDS, les Etats-Unis enfin qui soutiennent les deux derniers
groupes et interviennent directement contre les djihadistes syriens. D’autres
acteurs périphériques jouent un rôle militaire secondaire dans le conflit syrien
: le gouvernement irakien, la Turquie, les monarchies arabes et les alliés occidentaux
des Etats-Unis.
Le
déblocage ne peut survenir que d’un changement radical dans les rapports de
forces. Ce changement peut survenir de retournements d’alliances comme en Irak
de 2006 à 2008 mais il est difficile d’imaginer à ce jour ce qu’il pourrait être
tant les camps semblent irréconciliables après autant de violence et de
présences étrangères contradictoires. Les facteurs de rupture semblent pour
l’instant se limiter à deux. Le premier serait un changement du régime de Damas,
qui irait bien au-delà du départ de Bachar al-Assad, pour, tout en évitant
l’effondrement du système de défense, attirer les mouvements nationalistes et
si possible les Kurdes. Le second serait une extension des organisations
djihadistes suffisamment importante et dangereuse pour effrayer les
organisations rebelles et justifier d’un front commun national. Dans les deux
cas, la position de la mouvance salafiste-frèriste et de ses sponsors seront déterminantes. Si l'opposition à Assad et à l'Iran l'emporte sur la perception des risques du développement djihadiste, y compris sur l'Arabie saoudite, il est peut-être concevable de voir un retournement spectaculaire. Si ce n'est pas le cas, et c'est le plus probable, l'équilibre des forces ne sera sans doute pas rompu. Il reste les Etats-Unis, qui ont un peu plus de marge de manœuvre que les autres acteurs et surtout plus de moyens. Le choix stratégique de Washington, pour l'instant indécis, sera probablement décisif.
Ces scénarios sont très aléatoires. A
court terme, la rupture d’équilibre ne peut survenir que d’un changement
radical du rapport de forces militaires, autrement dit par le renforcement
suffisamment important d’un des camps pour lui permettre des opérations
offensives décisives.
Pour
deux de ces forces, les Kurdes du PYD et les nationalistes du Front sud, le
renforcement ne peut s’effectuer vraiment que par les Etats-Unis et sous la forme de financements, essentiels pour recruter, et d'équipements. Dans le
premier cas, la liberté politique d’action des Kurdes est limitée à la défense
de leur territoire ; dans le second, le Front sud affrontant presque exclusivement le régime d'Assad, cela entraînerait la
confrontation presque directe avec la Russie, ce que les Etats-Unis ne
souhaitent pas.
Ce
qu’il est possible de faire, en revanche et tout en restant une stratégie
d’endiguement, c’est d’élargir le spectre des forces de la coalition, à l’image
de ce que font les Russes en Syrie ou les forces françaises au Sahel, ce qui donnerait
un surcroît d’efficacité très net contre l’Etat islamique. Les Américains se
l’interdisent pour des raisons psychologiques (ne pas réengager l’US Army ou
les Marines au combat en Irak) et institutionnelles (un tel réengagement ne
pourrait s’envisager qu’avec un vote du Congrès). C’est peut-être l’occasion
pour les Alliés qui prennent encore des risques militaires, de prendre, eux, l’initiative d’un engagement beaucoup plus efficace. A
cet égard, les 7 500 hommes de l’opération Sentinelle, ou au moins une partie d’entre eux, seraient bien plus
utiles contre l’Etat islamique, en Irak, en Turquie ou en Jordanie, au sein
d’une brigade aéroterrestre de raids. Il serait nécessaire pour être encore
plus efficace de concilier cette capacité accrue de frappes d’une action au sol
menée par une force locale sunnite, éventuellement mercenaire et encadrée par
nos forces, à la manière des « fils de l’Irak » ou de l’ancienne
Légion arabe.
Dans
l’immédiat, l’affaiblissement de l’Etat islamique pourrait profiter à l’armée
irakienne facilitant sa progression vers Mossoul, dont la reprise serait un coup dur pour
l’EI, mais aussi au PYD dans la région d’Alep, à l’Armée de la conquête dans la même
région et au centre du pays. Ces organisations syriennes, kurdes et arabes de
toutes obédiences, pourraient même participer à l’offensive contre cet ennemi
commun si le régime d’Assad, pour qui l’EI reste de fait un allié de revers, ne
tente pas les en empêcher en les attaquant. Dans un scénario favorable pour la
coalition, il pourrait même en profiter pour attaquer l’EI dans la Syrie
centrale et reprendre Palmyre. Cette tendance négative pourrait dissoudre les allégeances sunnites et accélérer le phénomène.
Le
renforcement significatif des forces loyalistes ne peut survenir, quant à lui, que de
l’extérieur avec un engagement supplémentaire des forces iraniennes et russes,
jusqu’à constituer, avec des troupes syriennes fiables, une masse de manœuvre de
50 000 hommes bien équipés, encadrés et appuyés. L’engagement d’une
division interarmes professionnelle russe serait à cet égard particulièrement
important. Cette force de manœuvre pourrait alors être utilisée pour dégager
définitivement et successivement les quatre zones critiques d’Alep, Idlib, Homs-Hama
et Damas contre la force radicale menée par al-Nosrah et Ahrar al-Sham. Cette
offensive pourrait être aidée par les Kurdes, en échange d’une reconnaissance
de l’autonomie et de la continuité de leur territoire, et même de la coalition.
Elle peut être appuyée opportunément par l’EI qui en profiterait pour conforter
ses positions, y compris symboliques, au détriment d’al-Nosrah. Pour
contrebalancer cet avantage, il serait donc bon que la série d’offensives
loyalistes soit accompagnée d’une pression supplémentaire de la coalition
contre l’EI.
Entre
les deux, le renforcement significatif des forces rebelles peut survenir par le
recrutement de volontaires locaux grâce à un financement accru de la part des
monarchies du Golfe et de la Turquie mais aussi l’arrivée de volontaires
étrangers, actuellement estimés entre 30 et 40 000 en Syrie mais surtout
présents au sein de l’EI. Il peut survenir surtout de la fourniture par ces
sponsors arabes d’équipements modernes, en particulier des missiles antichars ou
anti-aériens, fourniture jusque-là très contrôlée par les Etats-Unis par
crainte de voir, non sans raison, ces matériels être finalement utilisés aussi contre la coalition. L’introduction
de tels armements augmenterait les pertes ennemies, en particulier russe, et
obligerait surtout à l’emploi de méthodes offensives différentes, beaucoup plus
intégrées et complexes, donc plus coûteuses et lentes. Ces facteurs sont
cependant largement défensifs et les forces rebelles radicales seraient encore insuffisantes pour subjuguer l’armée d’Assad. Une offensive
décisive, passerait sans doute d’abord par l’usure des moyens étrangers, russes
en premier lieu, en espérant leur repli et nécessiterait probablement l’alliance avec les
forces nationalistes du sud, voire même avec l’EI.
Au
bilan, la situation militaire en Syrie est d’une grande complexité mais aussi
pour l’instant d’une grande stabilité car les rapports de force sont équilibrés
et les facteurs défensifs sont prédominants. A moins d’un retournement
politique important, cet équilibre peut se maintenir pendant encore plusieurs
années tant qu’un camp ne sera pas radicalement renforcé par une puissance extérieure. Il n’est pas évident pour autant que la victoire
de cet acteur renforcé soit synonyme de paix.