dimanche 9 septembre 2012

Agir ou réfléchir



Face à un ennemi, prendre une bonne décision tactique c’est bien mais prendre une décision rapide c’est encore mieux. Si on croit les analyses de Jim Storr, si, toutes choses étant égales par ailleurs, deux adversaires ont chacun 80 % de chance une bonne décision (c’est-à-dire une décision qui influence positivement et significativement le cours d’une bataille), il y a évidemment autant de chance que chacun l’emporte (16 % exactement, pour 68 % d’un résultat nul). Maintenant si le chef A et son état-major sont suffisamment performants pour produire 95 % de bonnes décisions face à B qui n’est bon qu’à 60 %, A a 10 fois de chances de vaincre que B.

Maintenant si B est deux fois plus rapide à prendre ses décisions, la tendance s’inverse et même en diminuant la qualité de ses décisions à 50 % (contre toujours 95 % à A), B l’emportera dans 51 % des cas pour 23 % pour A. Il ne s’agit cependant là que d’une analyse mathématique simple. En réalité, celui qui peut agir une deuxième fois avant que son adversaire ne réagisse bénéficie de l’expérience de la première action. La deuxième décision aura donc de plus grandes chances d’être de meilleure qualité que la première et la probabilité de victoire augmente encore pour le plus rapide. Au bilan, après une analyse statistique de la Grande guerre patriotique, les Soviétiques ont ainsi établi qu’une capacité de réaction deux fois plus rapide que l’adversaire donnait 5 chances contre 1 de l’emporter.

Obtenir un tel décalage dans la vitesse de décision impose d’abord d’inverser au moins deux équations :
-  l’action ne doit pas forcément suivre la décision, elle peut la précéder ; 
- la qualité de la décision n’est pas proportionnelle à la quantité d’informations, en réalité relativement peu d"informations suffisent pour être efficaces.

Le premier principe peut être illustré par la méthode utilisée par l’opposing force (OPFOR) du National Training Center de Fort-Irwin développée de manière pragmatique dans les années 1980 selon les principes soviétiques face à des dizaines de brigades de l’US Army. L’OPFOR ne s’en remettait pas à un mode d’action (MA) choisi par le chef avant l’action après une planification précise mais à trois ou quatre MA, dont un était choisi en cours d’action. Durant le processus de planification, les unités avaient reçu toutes les informations nécessaires (mission générale, structures, intention du chef, description rapide des MA envisagés, rôle succinct de chacun dans le cadre de chaque MA et les points clefs qui permettront de différencier les MA). Le choix s’effectuait ensuite en fonction de l’attitude de l’ennemi. Celle-ci était d’abord déterminée par les moyens de renseignement disponibles puis influencée par l’action de la compagnie d’avant-garde, très renforcée, qui exploitait les opportunités décelées par les éléments de reconnaissance ou qui avaient été créées par les éléments infiltrées. Le choix définitif du MA s’effectuait à ce moment-là et consistait généralement, là aussi, à exploiter une opportunité créée par les éléments de tête. Les ordres, le plus souvent sous forme graphique, étaient rapides et simples. Au niveau de la compagnie, la conception des ordres était sommaire et les chefs de section ne faisaient que de la conduite. Ce système privilégiait considérablement la vitesse et l’opportunisme sur la coordination, qui se faisait suivant des procédures automatiques ou suivant des arrangements rapides entre gens qui se connaissaient bien. A l’époque de ces entraînements de haute intensité, l’OPFOR l’emportait généralement sur la « force Bleue » malgré son infériorité numérique et matérielle. Cette méthode du MA retardé évoque également la campagne napoléonienne de 1814 en France, une des plus brillantes.

Le second principe peut être illustré par une expérience de Stuart Oskamp datant de 1965 consistant à fournir à des psychologues des dossiers afin des informations de plus en plus abondantes sur les patients. L’expérience a montré qu’à partir d’un certain seuil la quantité d’informations n’améliorait pas la qualité des diagnostics mais seulement la confiance dans ceux-ci. Quelques années plus tard, Paul Slovic a repris la même expérience avec des bookmakers de course auxquels il proposait de choisir 10 informations sur les chevaux parmi 98. Après leur avoir demandé leurs prévisions, il leur proposait 10 autres informations. Il s’aperçut alors que comme pour les psychologues, les informations supplémentaires ne changeaient pas les prévisions mais les confortaient. Mais psychologues et bookmakers ne font pas face à des ennemis. Prenons l’exemple de deux chefs de guerre : Erwin Rommel et Sir Neil Ritchie pendant la bataille de Gazala en Libye en mai-juin 1942.

Jim  Storr, The human face of war, Birmingham War Studies, 2009.

6 commentaires:

  1. Bravo, Mon colonel;
    Article extrêmement intéressant. Vivement la suite...

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  2. Grenadier de la Garde9 septembre 2012 à 19:48

    C'est tout simplement remarquable.
    L'affaire du MA retardé, c'est archi bien vu. Bien sûr cela sous entend que les chefs ont de l'audace, que les hommes savent combattre ensemble car ils ont l'habitude de s'entraîner ensemble. On retrouve cela dans le cas des unités qui ont déja quelques combats à leur actif. Chacun sait ce qu'il peut attendre de l'autre.
    Cette méthode est d'autant plus utile qu'elle peut être utilisée dans les types de combat (y compris la contre insurrection dans laquelle l'ennemi a souvent l'initiative).
    Un seul point mais de taille: Nos "administrations militaires" modernes accepteront-elles de laisser un chef sur le terrain expliquer qu'il n'a pas de plan établi? Qu'il va voir en fonction de l'ennemi...Qu'il n'a pas préparé le briefing en 78 diapos powerpoint corrigé trois fois par le G3, le G35, le sous-CEM,le CEM, le MA du général, le beau-frère de la concierge... et validé par le HQ ? Qu'en cas de contact intéressant, il se contentera d'ordres graphiques, simples et rapides....
    Et en plus, ce mode d'action est quasi inutilisable en mode multinational....
    On touche les limites de nos armées post industrielles sans véritable chef de guerre...Notre problème, c'est la décision, pas l'information...
    Merci pour encore pour cet éclairage qui nous régale.

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  3. Concernant le principe selon lequel l’action peut précéder la décision, il est intéressant de voir que c'est exactement ce que prônait Sun Tzu il y a 2500 ans (et ce en accord avec son extrême souci de la planification). Cf. http://suntzufrance.fr/de-la-multiplicite-dobjectifs.

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  4. Les forces du pacte de Varsovie ont souvent été présentées comme des gros trucs massifs, dotés de structures hiérarchiques extrêmement rigides, donc, tactiquement, assez peu réactives (je pense à David Isby, pour des ouvrages de vulgarisation sérieuse, si ce n'est datés, ou même aux nombreux wargames qui opposent la rigidité soviétique à la capacité d'adaptation immédiate des troupes de l'OTAN, reactivité due à l'autonomie laissée aux officiers de terrains)

    Or les données auxquelles vous faites références ont tendance à prouver le contraire.

    Aussi, en tant que simple "pékin", je m'interroge:

    - est ce que la pratique OPFOR constitue une amélioration des systèmes dont elle s'inspire?


    - l'appréhension des principes tactiques soviétiques, en tant qu'ils seraient rigides et stéréotypés (donc prévisibles)est elle fausse?

    - ou les soviétiques ont réussi à instituer une pratique tactique qui prend en compte (et permet de dépasser) la rigidité ?

    en gros, et pour simplifier, la vision du soviétique non réactif tactiquement (même s'il peut l'être à un autre niveau), vision développée dans les wargames les plus "sérieux", est elle elle-même stéréotypée ?

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    1. L'OPFOR appliquait les méthodes de commandement soviétique mais c'était aussi une troupe professionnelle très expérimentée, très différente donc des unités sov. Au passage, ce ne serait pas la première fois que les Soviétiques auraient développés un excellent concept tout en étant incapables de le mettre en oeuvre.
      D'un autre côté, les unités de l'US Army ne sont pas non plus des modèles de souplesse.

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  5. On pourrait faire un parallèle avec le trading à haute fréquence, qui consiste à réaliser le plus grand nombre de transactions possible dans le plus court laps de temps (microseconde).

    La spéculation, boursière ou non, est quelque chose de moins attractif pour les agents lorsque les cours sur lesquels ils spéculent forment une courbe "longue", à la hausse ou à la baisse.

    Au contraire, la spéculation devient très attractive lorsque le cours oscille autours d'un cours moyen de façon très rapide: dès lors que le trader dispose de techniques pour spéculer aussi bien à la hausse qu'à la baisse, il lui importe peu qu'un cours monte ou descende. Ce qui compte, c'est que le cours inverse sa tendance le plus fréquemment possible.

    Et, de fait, c'est bien cette typologie de courbe qui est produite par le système boursier, qui en est friand. Cela implique évidemment une augmentation de la vitesse de décision (c'est le plus rapide qui gagne à ce jeu-là).

    Or, ce qu'on constate sur ces marchés hyper-rapides, c'est que l'action précède la réflexion (l'action est programmée) et que les agents qui lancent les logiciels de programmation des actions se fondent pour agir sur des informations stéréotypées dont le nombre est assez réduit, car elles se synthétisent en indice (CAC40), en notation (AAA) ou en taux (x%).

    On pourrait ainsi croire que celui qui spécule sur le blé, par exemple, doit être un professionnel averti du secteur agricole et avoir une grande connaissance des nombreuses contraintes de ce secteur. Eh ben non. Il spécule en ayant les yeux rivés sur une poignée d'indicateurs qui, en plus, n'ont pour la plupart rien à voir avec le blé, actif sous jacent secondaire dans son calcul.

    Appliquer à l'art de la guerre, ce concept devient dérangeant: si on comprend bien qu'un agent se fonde sur bien moins d'informations qu'on pourrait le croire pour décider, il reste que les informations qu'il retient sont souvent les plus décisives et les plus synthétiques. Mais, ont-elles encore quelque chose à voir avec ce qu'il fait?

    Le spéculateur peut s'abstraire de l'actif sous-jacent (le système est conçu pour). Mais le militaire? A la guerre, c'est quoi l'actif sous-jacent?

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