mercredi 24 juin 2015

L'invisible est essentiel pour les yeux

La campagne de bombardement de l’Allemagne par les forces britanniques et américaines a été une épreuve terrible. Le Bomber Command, à lui seul, a perdu 49 900 membres d’équipage tués et près de 12 800 appareils détruits. Les pertes de la 8e US Air force furent comparables. Pour tenter de réduire ces pertes, les Alliés ont tenté dès le début de la campagne de mieux protéger leurs appareils, sans trop les alourdir, et ont pour cela observé avec une grande attention les impacts sur les appareils rentrant de missions. Ces impacts étaient très inégalement répartis. Beaucoup se trouvaient au milieu du fuselage ou au milieu des ailes, très peu sur les moteurs. Il fut donc proposé de blinder le milieu du fuselage et des ailes.

Consulté à son tour, Abraham Wald, mathématicien génial du Statistical Research Group (SRG) de l’Université de Columbia, estima que les données obtenues devaient aboutir à la conclusion inverse : c’était les parties les moins touchées qu’il fallait le plus protéger. La différence est que Wald n’avait pas confondu les avions étudiés, c’est-à-dire ceux qui rentraient de missions, avec l’ensemble des avions qui avaient effectué la mission, comprenant aussi ceux qui avaient été abattus. Or, ceux qui avaient été détruits l’avaient surtout été parce qu’ils avaient été touchés dans les parties les plus sensibles. Peu touchés dans ces zones (les moteurs, la queue ou le nez de l’appareil), ils pouvaient rentrer à la base et présenter les nombreux impacts sur les autres parties. Pour trouver la solution, il fallait se détacher du visible pour envisager aussi et surtout l'invisible.

La morale opérationnelle de cette histoire, est que s’il faut prendre en compte ce que l’on voit, il ne faut pas oublier ce qu’on ne voit pas. On peut regarder les « gagnants » ou les « victoires » en cherchant à y déceler par induction des « lois ». Il ne faut pas oublier qu’ils n’ont simplement peut-être pas été touchés dans une partie sensible. Les échecs sont donc aussi, sinon plus, intéressants à étudier.

De la même façon, lorsqu’on fonctionne avec des indicateurs, par exemple lors d’une campagne de contre-insurrection, il ne faut pas oublier qu’il existe aussi un monde hors de ces indicateurs. On peut recenser les incidents et attaques ennemies dans les différents districts et provinces et y concentrer les efforts sur les zones apparemment les plus critiques, alors que ce sont peut-être les secteurs les plus calmes qui sont les plus dangereux car ils sont entièrement tenus par l’ennemi. Si les forces sont jugées sur ces indicateurs et non sur la victoire finale, ce qui est le cas de la grande majorité des unités tournantes, les effets peuvent être encore plus pervers. Outre le maquillage des comptes (combien de Vietnamiens innocents ont-ils été déclarés Viet-Cong post mortem ?), le risque est grand de faire de ces indicateurs des fins en soi en oubliant plus ou consciemment le reste.

Au printemps 2004, tous les indicateurs étaient au vert pour les quatre divisions américaines alors présentes en Irak. Jamais les pertes et même les agressions contre les Américains n’avaient été aussi faibles depuis un an. Le général Odierno, commandant la 4e division d’infanterie, pouvait même déclarer que la rébellion était à genoux et que le problème serait définitivement réglé dans quelques mois. La situation paraissait alors si favorable qu'en avril les quatre divisions furent relevées par seulement trois nouvelles.

En quelques jours, tout s’est écroulé. On s’aperçut que non seulement la ville de Falloujah était tenue solidement par plusieurs milliers de combattants ennemis mais que c’était pratiquement le cas de toutes les villes sur le Tigre et l’Euphrate au nord de Bagdad. Pire, l’armée du Mahdi, l’organisation chiite de Moqtada al-Sadr dont personne n’avait vu le développement, enflamma tout le sud du pays. Pour couronner ce bloody april la télévision américaine diffusa les images des exactions de la prison d’Abou Ghraïb. On s’aperçut alors que si les indicateurs étaient si bons c’était aussi parce que les unités sur le départ voulaient présenter un bon bilan et faisaient preuve de moins d’agressivité alors que les rebelles eux-mêmes pratiquaient une politique d’implantation plus souterraine. Moins de patrouilles donc moins d’agressions et moins de pertes américaines, tout semblait aller pour le mieux alors que c’était exactement l’inverse qui se passait. Au bilan, trois défaites majeures et surprenantes car tout le monde regardait, et voulait regarder, les impacts sur le fuselage.

5 commentaires:

  1. Appliquer les lois de la pensée devrait être à la portée de n'importe quel occidental. On voit qu'on y est toujours pas. Ces lois sont celles de la logique datant des grecs (lire les six tomes de l'organon d'aristote) avec des évolutions telle la logique booléenne sur laquelle repose toute la cybernétique actuelle. Pour les grecs il y avait unité de l'identité et de la différence. Trois mille ans plus tard leur maîtrise n'est pas assurée pour la grande majorité du public. Ces lois sont aussi celles de la dialectique, plus récente, datant de la fin du XIXeme siècle, découvertes par Hegel puis Husserl. Le triptyque thèse, anti-thèse, synthèse c'est à Hegel que tous les lycéens le doivent. En dialectique il y a identité de l'identité et de la différence. Quant il faut un génie des maths pour utiliser ces lois (à la portée d'un gamin de dix-huit ans rappelons le) il ne fait aucun doute qu'aucune armée aussi puissante soit elle ne pourra empêcher les idées les plus stupides d'envahir le monde et de s'imposer, surtout quand les militaires eux-mêmes et surtout les états-majors sont semble-t-il incapables de les appliquer.
    Quand à utiliser les lois de la rationnalité, fin XXeme, inutile de seulement y penser, c'est le cas de le dire. C'est tellement plus fun de faire de la comm comme le raconte votre article, très éclairant au demeurant sur le niveau réel des armées et des myriades de stratèges qui y pullulent.

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  2. Excellent! Mon colonel. Et parfaitement éclairant.

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  3. Bonjour,

    excellent article que l'on peut transposer un peu partout, malheureusement, et en particulier dans la gestion des grandes entreprises / structures.
    tous les coups sont permis pour partir avec un bon bilan...

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  4. Bonjour mon colonel,
    Je lis depuis longtemps les articles de votre blog et les trouve toujours éclairants ! Je me sens particulièrement concerné par cet article car cela me rappelle la situation que traverse mon employeur : la Direction Général des Douanes et des Droits Indirects. Cette dernière est devenu l'esclave des indicateurs de performances qui comme leur nom ne l'indique pas sont devenus la pensée stratégique de mon administration en terme de moyens humains, matériels et d'implantation. A tel point, qu'on ne cesse de réduire non effectifs en prétendant au travers de statistiques + ou - biaisées, faire toujours mieux avec moins, ce qui au bout d'un moment donné devient grotesque. J'ai bien bien peur qu'à terme l'armée française, tout comme la Douane française ne deviennent des administrations régaliennes "POTEMKINE". Au plaisir de continuer à vous lire !

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  5. Excellente annalyse, malheureusement je suis très pessimiste sur la capacité du gouvernement (celui là ou un autre) d'avoir un regard lucide sur la situation et non pas simplement céder à la représentation médiatique creuse dans le fond mais visible sur la forme. Comme vous l'avez indiqué dans un article précédent, la priorité devrait être notre mission au Sahel et pas de perdre notre argent et nos forces dans un conflit où nous n'avons aucun impact stratégique. On peut aussi se demander la pertinence d'avoir 7500 militaires qui patrouillent sur le territoire et qui seraient certainement mieux employés en Afrique, au repos ou à l'entrainement.

    Le plus grave, il me semble, c'est que cet emploi des forces ne semble pas vraiment suscité de débat, ni dans la société, ni à l'Assemblée Nationale ou au Sénat (à ma connaissance en tout cas). La défense est le domaine du président mais tout de même, il n'est pas interdit de donner son avis. Quelques personnes, comme vous, essayent d'alerter l'opinion mais j'ai l'impression que vous êtes bien seul (même s'il est important de le faire et que c'est tout à votre honneur de le faire).

    Pour terminer, il me semble que le traité de l'OTAN nous oblige à consacrer 3% de notre PIB à la Défense Nationale, nous en sommes loin...

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