vendredi 21 décembre 2012

Nomadisation en Kapisa-Jean-François Calvez (2/2)


Faire siens les avantages de l’adversaire, l’engager sur son propre terrain

Pouvoir agir dans l’intégralité des zones de combat et au milieu de la population ne constitue pas en soi un défi tactique insurmontable, sur le court terme. L’enjeu est tout autre. Il consiste à conserver l’initiative acquise lors de la phase de conquête et renoncer à abandonner le terrain conquis jusqu’à la prochaine opération. Cette approche, audacieuse de prime abord, produira des effets sur, d’une part, l’insurrection et d’autre part la population. Dans ces deux cas, le contrôle permanent et mobile du milieu permet d’accroître notre connaissance du champ de bataille – et d’en maîtriser les avantages qu’en tirent les insurgés- et de la population, imposer une permanence de notre présence et gagner en réactivité tant à l’intérieur de la zone qu’au profit d’une unité qui souhaiterait l’aborder. En somme, il s’agit de devenir imprévisible et de faire peser une incertitude permanente sur l’insurrection.

1. Connaissance : maîtriser le milieu, renouer le contact avec la population.

Le déploiement permanent d’une unité en zone verte permet d’accroître la maîtrise de l’espace physique et humain. En évoluant pendant des cycles de deux semaines au cœur de la zone bâtie, chacune d’entre elle est capable d’en maîtriser les moindres cheminements, itinéraires d’infiltration et compound. Cette nomadisation, toujours effectuée en ambiance tactique, accroît la capacité des troupes au sol à manœuvrer sur un ennemi engageant le combat à courte distance : les déploiements et débordements sont facilités, les demandes d’appui sont plus précises. Par ailleurs, l’occupation longue durée oblige, après avoir asséché les réseaux logistiques par des opérations de fouille systématique, l’adversaire à se déplacer avec de l’armement. Ceci facilite et autorise son traitement par le feu alors que jusque là, il se déplaçait impunément d’une cache d’armes à l’autre.

Au-delà de l’approche tactique, cette présence  agit indirectement sur la population. Dans un pays où le courage et l’honneur sont des valeurs socialement et culturellement structurantes, il est certain que renoncer à se protéger derrière des FOB et à prendre l’adversaire sur son propre terrain constituent un signe fort lancé en direction de la population. C’est affirmer et afficher que la zone verte a perdu son caractère de citadelle imprenable, zone d’impunité dont seule l’insurrection possède la maîtrise. Plus directement, le maillage effectué sous forme de patrouilles aléatoires, différentes d’un jour à l’autre, permet de se familiariser avec les habitants et ce, au grès de rencontres fortuites, qu’elles aient lieu au sein d’un compound ou sur un marché où les sections allaient s’approvisionner.

Plus directement, une occupation longue durée de la zone produit des effets positifs en termes d’influence su la population. Mise en perspective dans le cadre de l’approche globale, elle permet au commandement d’accroître sa connaissance des mœurs locaux, des réseaux ethniques et sociaux et des luttes d’influence : la connaissance du système humain s’en trouve grandement facilitée. C’est de cette manière, par exemple, que l’on a découvert que les nombreux mouvements nocturnes d’hommes portant des pelles correspondait aux travaux d’irrigation et non pas à la pose d’IED.

Par effet miroir, les contacts permanents entre troupes occidentales et population permettent à cette dernière de se faire une autre idée que celle véhiculée par la propagande insurgée. Il s’agit donc d’une dynamique d’échange qui produit des effets directs et indirects favorisant l’acceptation de la force et la légitimité de l’action

2. Permanence : protection des forces et soutien logistique.

Pour être efficace et produire des effets sur le long terme, à la fois sur la population et l’insurrection, cette occupation doit être permanente. Ce besoin de permanence impose de  prendre en compte deux aspects essentiels : la protection de la force et l’empreinte logistique. Cette capacité à se maintenir dans la zone est en effet un choix quasiment sans retour. Il est en effet certain que les insurgés profiteraient du vide à nouveau créé pour exploiter matériellement et symboliquement un éventuel repli.

Partant du constat que c’est sans doute notre prédictibilité qui est notre principal ennemi, il devient essentiel de maintenir l’adversaire dans une incertitude constante, à gêner ses mouvements, à bouleverser ses habitudes. Devenir imprévisible devient un impératif et contribue indirectement à la protection des unités. C’est donc la mobilité et le renouvellement constant des itinéraires de patrouille qui constituent la meilleure réponse aux risques d’embuscade ou d’attaque IED. Il est ainsi convenu que les unités déployées ne créent aucun point de stationnement fixe à l’intérieur de la zone (compound durci ou COP). Créer une telle zone d’installation reviendrait à reproduire les contraintes du système évoquées supra. Cela permettrait, de plus, à l’adversaire de se concentrer sur un point clairement identifié et ce à l’intérieur d’une zone qu’il maîtrise. Ce sont les raisons pour lesquelles les unités du Battle Group Richelieu déployées de février à juin 2011 en zone verte, s’installaient en fin de journée dans des compounds habités et différents d’un jour à l’autre. L’occupation des compounds a été facilitées par l’action des unités spécialisées en opérations d’influence. A cela s’ajoutait la tradition d’hospitalité afghane et un dédommagement financier. Au final, les patrouilles n’ont quasiment pas été exposées au risque IED, les insurgés ne polluant pas de dispositifs explosifs les zones habitées, et le nombre d’attaques directes et indirectes n’a pas non plus augmenté.

D’un point de vue logistique, il est certain que ce choix présente des contraintes nécessitant des missions de ravitaillement régulières et surtout une réappropriation individuelle et collective de savoir-faire de vie en campagne. Le ravitaillement est assuré par le TC1 de l’unité qui agit à partir d’une FOB avoisinante. Le convoi est recueilli en limite de zone habitée sur un point tenu et reconnu. Le risque d’attaques indirectes ou IED s’en trouve considérablement réduit. D’un point de vue sanitaire, le maintien pendant près de deux semaines d’une unité en zone verte, n’est pas sans conséquences. La maîtrise des savoir-faire de vie en campagne est rapidement apparue comme devenant une priorité dimensionnante. Le risque de pathologies gastriques ou dermatologiques liées à une hygiène aléatoire doit être considéré avec la plus grande attention lors de la préparation individuelle et collective de la mission. L’accès à l’eau devient à ce titre primordial. Outre l’eau fournie lors des phases de ravitaillement, les unités peuvent s’appuyer sur les nombreux puits présents dans les compounds. Après un premier cycle de présence difficile, les compagnies, fortes de leur expérience, ont ainsi considérablement réduit ces risques.

3. Réactivité : retrouver l’initiative.

Etre présent dans la zone permet également de disposer d’un élément réactif capable d’intervenir sur des insurgés détectés à l’intérieur et de fournir un appui à des éléments extérieurs.

La zone est surveillée en permanence par une superposition de capteurs aux capacités diverses et situés pour totalité sur les emprises. Si nous sommes en mesure de pouvoir observer, nous restons cependant extrêmement contraints en termes de capacité d’intervention dans des délais brefs. Compte tenu du caractère fugace et opportuniste, il est illusoire de penser qu’une unité déployée sur une FOB ou un COP puisse intervenir de manière quasi immédiate sur un objectif repéré. Disposer d’un élément mobile prépositionné permet incontestablement de gagner en réactivité et en exploitation d’opportunité. Le BG Richelieu est ainsi parvenu à intercepter un groupe de poseurs d’IED repéré alors qu’il posait un IED.

Cette réactivité peut également être utilisée au profit d’une unité extérieure. Dans la cadre d’opération s’engageant la totalité du bataillon, la phase d’abordage et de pénétration est très largement facilitée par une troupe chargée de l’appui couverture ou de la conduite d’une manœuvre de déception. Alors que la couverture végétale constituait le meilleur rempart de l’adversaire, lui permettant de gêner, voire fixer, toute tentative d’infiltration, celui-ci perd de son intérêt tactique dès lors qu’il est tenu et contrôlé en avance de l’opération. Cette capacité d’appui et d’intervention est également envisageable pour agir sur les arrières d’un groupe d’insurgés engageant un élément ami en approche ou déjà déployé dans la zone.

Enfin, occuper en permanence le terrain contraint l’adverse dans la mise en œuvre de ses modes d’action. Conscient de son rapport de dépendance à la population, celui-ci, contraint à engager le contact au plus près, dans des combats d’imbrication doit prendre en compte la présence des habitants de la zone verte. Il est également nécessaire pour l’insurrection de ménager la population et de préserver leur image et leur perception en évitant des pertes civiles. C’est donc, en développant notre capacité à maintenir l’adversaire dans l’incertitude en développant notre imprévisibilité, que nous retournerons contre lui ce qui constituait initialement sa force, la population.

Au final, cette réactivité, certes acquise au prix de certaines contraintes, permet de gagner en initiative et d’imposer à l’insurrection son rythme en lui présentant en permanence un élément générateur de frictions et d’incertitude.

Si ce mode d’action peut sembler pour certains évident et pour d’autres insensé, il n’en demeure pas moins qu’il a le mérite de proposer un renouvellement de nos schéma tactiques parfaitement connus de l’insurrection. C’est avant tout l’audace qui a conduit le Battle group Richelieu à adopter ce dispositif pendant près de quatre mois. Refusant d’agir uniquement dans un schéma cyclique réaction-contre-réaction, le bataillon a pu constater pendant toute cette période que la présence permanente d’unités, a planté une épine dans le dispositif insurgé. Ce choix a été fait au prix d’une acceptation d’un  risque significatif et d’un investissement physique et moral éprouvant pour les troupes déployées. Mais c’est sans doute la volonté de changer les mentalités, bousculer les logiques qui donne à ce mode d’action toute son originalité et son efficacité ; surprendre, demeurer tenace, agir, en fait, avec le même mode d’action de l’insurgé.

Produire des effets sur le long terme nécessite que ce choix perdure par-delà les relèves entre bataillons et surtout, que les forces afghanes se l’approprient afin de densifier les volumes déployés. A la fin du mandat du BG Richelieu, les unités des deux kandaks déployés dans la zone d’action du GTIA commencent à patrouiller régulièrement sur le terrain.

Finalement, l’acceptation de la prise de risque et des pertes éventuelles a payé puisque le GTIA n’aura pas eu de pertes par tir direct et aura durablement repoussé l’insurrection dans les fonds de vallée.

Chef  de bataillon Jean-François Calvez

2 commentaires:

  1. Merci pour la richesses et le partage de vos expériences!
    Le progrés dit technique est utile s'il permet des avancées tactiques, appropriables et adaptées.
    Vous nous montrez la prégnance, la prépondérance du "tactico-humain".
    Parce que tant que les machines n'auront pas de volonté...

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  2. Mon colonel,
    Si la nécessité de tenir le terrain et votre propos sont séduisants,la réalité est bien différente cependant. Les insurgés n'ont jamais été acculés en fond de vallée et notre présence n'a jamais été plus qu'intermittente. Les effectifs disponibles, le refus politique des pertes, la lourdeur des chaines décisionnaires et de nos combattants, l'absence de postes seuls à même de menacer l'ennemi en permanence, rendaient à mon sens illusoire toute tenue du terrain dans la durée. Quant aux patrouilles des kandaks, elles ont été à l'image de nos opérations limitées dans tous les sens du terme.
    Il ne s'agit pas là pour moi de critiquer le travail accompli, seulement de souligner l'écart souvent abyssal qui a séparé (pour nous comme pour les autres nations,et pour de nombreuses et diverses raisons) les théories de leur mise en oeuvre.
    Finalement peut-être le côté local hypertrophié des insurgés aurait-il du conduire à ne pas aller les chercher dans des vallées à l'intérêt tactique et stratégique limité... Bien peu en seraient sortis, ce qui s'est vérifié cette année.

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