À ce moment-là d’« État
voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang
avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre
autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation
forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique
imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent
et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.
Au début des années 1990, la
première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la
grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations
du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée.
La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie
effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de « faciliter la fin de la
guerre » entre les factions. Armée seulement de bonnes
intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est
relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une
Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais
avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec
l’autorisation d’employer « tous les moyens nécessaires », c’est-à-dire combattre.
La force principale de
l’UNITAF est constituée par les 25 000 soldats américains
de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires
du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations
extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti
ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement
d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec
l’Éthiopie. Avec cette opération, baptisée
Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne
colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans
une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore
incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette
mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans
prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).
Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.
Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF
afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de
désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent
leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.
La France est toujours
présente avec Oryx II, soit 1 100
hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement
(Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à
Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en
juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général
Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200
hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet
engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par
des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour
mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens
d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés
ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid.
C’est un succès dont les Français
n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II
alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en
parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats
du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du
retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre
et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth
dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en
décembre 1993.
Cette fin peu glorieuse calme
les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques
au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté
internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre
80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non
plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au
Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président
burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux
missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le
lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse
sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent
l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de
la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une
nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les
précédentes malgré l’absence des Français.
Ce chaos soudain désempare
la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco
somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience
somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via
l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les
décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis
octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est
même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana,
massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques
bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à
Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.
La France, alors en cohabitation
politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir
pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est
réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à
une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme
d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous
commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la
résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de « manière impartiale et
neutre » afin d’aider autant que possible la population, mais
sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise
voit donc l’engagement de 2 500 soldats français accompagnés de 500 soldats
venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes
françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays.
Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est
transformée en « zone humanitaire sûre » (ZHS) où la population et
les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui
s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.
C’est une mission impossible.
Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour
neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à
côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents
avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également
impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS,
ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les
Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une
grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des
représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient
au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la
frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains
hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.
L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec
ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15 000 personnes et
enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle
est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir
lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo
voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour
autant si l’opération Turquoise est
une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés
immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.
Comment ne pouvait-on
imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser
— non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ?
Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en
place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des
conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu
qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément
accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi
les principaux responsables ?
Associé au fiasco parallèle
en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes
moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors
qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu
en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne,
hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout
pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent
militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ?
Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des
mains ?
À
suivre.
"On est chez les fous" a lâché Macron en pensant aux élites africaines. Ses collègues européens doivent penser que les fous sont plutôt en France.
RépondreSupprimerIl n'est pire tactique de d'y aller sans vouloir y aller. Toujours ce tropisme africain chez les dirigeants français qui se croient "naturellement" impliqués dans les affaires africaines mais ne veulent pas se salir les idées pour les résoudre. Et ce, dans la pire configuration, celle des rivalités ethniques.
RépondreSupprimerPetit aparté : un vieil ami libanais me disait le lendemain de l'explosion des silos "Hezb" de Beyrouth : "qui a sonné Paris ?" Macron s'est invité de manière très cavalière pour faire une prestation télévisée, promettre, toujours promettre, et puis s'en vont ! Dès que le Liban va mal - il va toujours mal - la France arrive comme un visiteur du soir que personne n'attend."
A preuve, trois ans après, rien n'est réglé.
Hutus/Tutsis, Touaregs toujours contre tous les autres, Peuls toujours contre tous les autres etc...
Avec des dirigeants aussi peu capables au plan intérieur, il y a de grandes chances que l'estrade africaine les séduise encore longtemps, même sans y rien comprendre !
Je pense pour ma part que notre président est un tantinet narcissique. C'est à dire qu'il aime tellement s'entendre parler qu'il doit être certain que c'est la même chose pour les autres.
SupprimerDonc pour paraphraser Audiard "C'est curieux chez Macron, ce besoin de faire des phrases"
Le problème c'est que cela engage le pays.