Mitterrand endosse donc allègrement le costume de
pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours
autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle
trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la
crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la
France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule
réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : « Imaginez
l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des
Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains ». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains
choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».
Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne
peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision
de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions
possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A
– ainsi que la présence dissuasive.
On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au
Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène
Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par
les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei,
nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou
au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est
la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant
allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé
et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte
d’intervenir mais sans combattre.
Assez audacieusement, on joue un « piéton
imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante
force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que
le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est
immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous
peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant
le fait accompli.
Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis
en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées
nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps
expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France
depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle
s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la
République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court
qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus.
Bien avant le « caporal stratégique », ce
simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude
dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la
conduite des opérations.
Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée
au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées.
Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses
forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une
manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est
effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens
continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La
France laisse faire.
Les hostilités reprennent en février 1986 avec une
nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle.
La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum
depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un
bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au
retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il
est baptisé Épervier et durera
jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection
du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces
armées nationales tchadiennes (FANT).
Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se
rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en
janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la
France avec les « soldats fantômes » du service Action de la
DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent
successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le
7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction
contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile
antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord
d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre
1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier
au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est
jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la
France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien
faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la
Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et
13 soldats tués, dont 12 par accident.
Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois
ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques
terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion
une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence :
si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le
problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi.
L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes
locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes
structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que
celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.
Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle
dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET,
sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques
années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes.
Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution
du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette
croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans
d’autres pays africains en difficultés.
Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand
a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans
les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une
vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours
est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première
offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal
Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve
impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda
et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana
se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie
une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur
belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également
un petit GTIA, le détachement Noroit.
La mission est une réussite puisqu’effectivement le
FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place
dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus
vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand
a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation
forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de
Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable
depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine
d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui
souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le
schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont
pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans.
Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues,
conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de
l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte)
franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du
FPR.
Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et
Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier
accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe
Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du
FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de
transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est
autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force
française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de
la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance
au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords
et de la sécurité du pays.
On se félicite alors beaucoup à Paris de la
réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans
aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la
démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé,
dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président
Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à
terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une
fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend
immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que
les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un
œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques
locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère
nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle
terrible du Burundi voisin.
À suivre.
Doit être signalé le rôle ambigu des Etats-unis et de Yoweri Museveni dans l'affaire Rwandaise. Gilbert Kagamé est un officier formé aux Etats-Unis.
RépondreSupprimerMerci de cette synthèse qui replace bien nos interventions africaines dans leur contexte intérieur et sur zone.
RépondreSupprimerJ'attends le 3ème volet avec impatience pour finir de comprendre cette stratégie perdante de la Françafrique qui n'en finit plus d'agoniser sous nos yeux, au motif aujourd'hui de la lutte contre les rebelles traditionnels devenus djihadistes.