Stalinisation partielle
Après
deux mois et demi d’avancées rapides dans les provinces de Kharkiv et Kherson,
l’offensive ukrainienne est désormais à l’arrêt, la faute à la météo d’automne avec ses pluies et sa boue qui gênent les manœuvres, la faute surtout à la nouvelle
stratégie russe. Le 11 septembre dernier, on évoquait sur ce blog l’idée que les
Russes ne pourraient jamais éviter une défaite cinglante sans un changement radical de
posture. Ce changement radical a eu lieu.
Passons sur l’annexion des provinces conquises
après un référendum surréaliste. Un tour de magie ne produit un prestige - le
coup de théâtre final - que si l’illusion a été parfaite auparavant. Personne,
sauf peut-être Vladimir Poutine, n’a pensé que transformer des terres conquises
en terres russes allaient changer les perceptions de la population russe devenue, d’un seul coup ardente, à défendre la nouvelle mère patrie ou des ennemis et
leurs soutiens qui auraient été dissuadés de provoquer une escalade en s’y
attaquant. La carte « annexion » a fait pschitt et les choses sont
revenues comme avant. Kherson, a été abandonnée quelques jours après avoir été
déclarée « russe à jamais » et l’artillerie russe n’hésite pas
visiblement à tuer ceux qui sont normalement des concitoyens.
Non, le vrai changement a été la stalinisation de
l’armée russe. Si la mobilisation de 300 000 réservistes, et l’envoi immédiat
de 40 000 d’entre eux sur la ligne de front, en a constitué l’élément le
plus visible, il ne faut pas oublier le durcissement de la discipline avec le
retour de l’interdiction de se constituer prisonnier comme lors de la Grande
Guerre patriotique ou encore l’obligation indéfinie de service une fois
déployés en Ukraine. Les commissaires politiques sont déjà là depuis plusieurs
années, mais la société privée Wagner a réintroduit récemment les détachements
de barrage en deuxième échelon (la mort certaine si on recule contre la mort
possible si on avance). Ce n’est pas encore la mobilisation générale, mais
personne n’est dupe. Le Rubicon a été franchi.
La formation militaire russe s’effectue directement
dans les unités de combat, or les unités et leurs cadres sont presque entièrement
en Ukraine, laissant en arrière des conscrits jouant aux cartes ou astiquant le
peu de matériel qui reste. Il aurait été logique lorsque l’Ukraine conquise est
devenue russe de les envoyer sur place rejoindre leurs unités d’origine. Cela n’a
pas été le cas et c’est très étonnant. Peut-être qu’envoyer au combat ces très
jeunes hommes était plus délicat qu’envoyer des « vieux »
réservistes. Ce non-engagement reste à ce jour un mystère. Maintenant, si on
n’avait plus les moyens de former les classes de 130-160 000 conscrits, on
en avait encore moins pour 300 000 réservistes. Là encore, peut-être
croyait on que ces anciens militaires, en théorie, n’en avaient pas besoin.
Tout s'est fait dans le plus grand désordre, et, à la
guerre, le désordre se paie avec du sang. C’est avec du sang et de lourdes pertes
que la ligne Surovikine est tenue, mais elle l'est t le test
est plutôt réussi politiquement. La « stalinisation partielle » a provoqué
un grand exode extérieur ou intérieur, de nombreux incidents, des plaintes sur
les conditions d’emploi mais toujours pas de révolte. Pourquoi s’arrêter là maintenant
que la vie des soldats ne compte plus du tout ? Le sacrifice de la
première tranche de mobilisés a sauvé la situation, l’arrivée de la seconde –
les 150 000 hommes encore en formation en Biélorussie et en Russie - permettra
soit de geler définitivement la situation, soit de reprendre l’initiative. Et
si cela ne suffit pas, il sera toujours possible d’en envoyer plusieurs centaines
de milliers de plus. Le pot des cartes « poitrines » est encore
plein, même s’il y a sans doute une carte « seuil critique de mécontentement »
qui peut surgir à tout moment, une carte qui peut devenir explosive si elle est
posée sur un fond de défaites et de difficultés économiques.
Mais les hommes ne sont pas tout. L’armée russe
est toujours « artillo-centrée » et ce d’autant plus qu’il faut compenser
la médiocrité constante de la gamme tactique des bataillons par plus d’obus. Au
mois de juin, on évoquait le point oméga, ce moment où il n’est plus possible
d’attaquer à grande échelle faute d’obus, la consommation (et les destructions) dépassant
alors largement la production. Nouveau problème pour l'armée russe : on semble s’approcher de
ce point oméga. Les cadences de tir quotidiennes ont déjà été divisées par
trois depuis l’été, tandis qu’on voit des vidéos de soldats réclamer des obus et
des images de grands dépôts vides en Russie. Il est vrai que l’Ukraine éprouve
les mêmes difficultés et comme c’était également annoncé, s’approche aussi du
point oméga. Cela a contribué aussi à limiter les manœuvres ukrainiennes qui se
seraient trouvées en bien meilleure position si elles avaient pu conserver les
cadences de tir de l’été. De part et d’autre, on cherche partout des cartes « obus ».
Celui qui en trouvera aura un avantage majeur sur son adversaire. Y
Du sang et des armes
Le plus étonnant, dans ce contexte, est que les
Russes maintiennent une attitude très agressive en multipliant les attaques,
forcément petites, le long du Donbass comme si l’objectif de conquête complète
annoncée le 25 mars n’avait pas été abandonné. Les Russes n’ont visiblement pas
encore admis qu’ils cherchaient systématiquement à atteindre des objectifs démesurés
pour leur main et qu’ils y épuisaient à chaque fois leur armée. La bataille
de Kiev en février-mars (le fameux « leurre ») a cassé une première
fois leur force terrestre. Les pertes matérielles russes documentées et donc sans
doute également humaines de ce premier mois de guerre représentent au moins un quart
du total des pertes à ce jour. C’est l’extrême érosion des quatre armées engagées autour
de Kiev qui a imposé leur repli rapide. Les trois mois suivants de la bataille
du Donbass ont à nouveau épuisé l’armée russe et l’ont rendu à nouveau vulnérable.
Ne pouvant plus attaquer à grande échelle, ni même tout défendre avec des forces
réduites, les Russes ont été obligés de faire l’impasse dans la province de
Kharkiv, en partie pour défendre la tête de pont de Kherson. Ils ont fini par exploser
à Kharkiv et au bout du compte à devoir abandonner aussi la tête de pont.
Ils viennent maintenant de sauver la situation et
pourtant ils attaquent dans des conditions difficiles le long de zones
fortifiées et sans espoir de disloquer l’ennemi, mais seulement de dégager la
ville de Donetsk ou de s’emparer de Bakhmut, pour la plus grande gloire d’Evgueni
Prigojine, à la tête de Wagner. D’une certaine façon, les Russes se créent eux-mêmes des problèmes
en s’usant dans des attaques impossibles.
En attaquant à tout va, les Russes s’usent effectivement, mais ils espèrent aussi sans doute faire de même avec les Ukrainiens qui acceptent ce combat. Peut-être s’agit-il pour ces derniers de refuser à tout prix de céder du terrain, ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Peut-être choisissent ils aussi ces combats justement pour à nouveau saigner à blanc l’armée russe afin de pouvoir également attaquer ensuite à grande échelle. Chercher simplement à tuer le maximum d’ennemis est le niveau zéro de la tactique, sauf si les pertes infligées sont suffisamment importantes pour empêcher l’ennemi de progresser par l’expérience. Compte tenu de l’actuelle structure de fabrication de soldats toujours aussi médiocre du côté russe et en tout cas inférieure à celle des Ukrainiens, c’est peut-être une bonne carte, sanglante, à jouer.
Créer des problèmes chez l’ennemi
Ce n’est tout de résoudre ses propres problèmes, encore
faut-il en créer chez l’ennemi en fonction des cartes dont on dispose dans sa main.
Depuis octobre, les Russes dilapident leur arsenal de missiles à longue portée
pour ravager le réseau électrique ukrainien, en espérant entraver l’effort de
guerre ukrainien, augmenter le coût du soutien occidental et affecter le moral de
la population en la plongeant dans le noir et le froid. C’est l’exemple type de
carte faible jouée par défaut, parce qu’il n’y en a pas beaucoup d’autres en
main et sans trop croire à sa réussite. Là encore, cette campagne de missiles approche
de son point oméga, probablement dans deux ou trois mois et là encore on
cherche des cartes « drones et missiles », notamment du côté de l’Iran
afin de pouvoir continuer les frappes.
Mais cette action a aussi pour effet de provoquer un
renforcement de la défense aérienne ukrainienne par la livraison occidentale de
systèmes à moyenne et longue portée. Ce renforcement est lent, car ces systèmes
sont rares, mais inexorables. La mise en place d’une batterie Patriot Pac-2
permettra de protéger efficacement une grande partie du pays contre les
missiles. Deux batteries protégeaient presque tout le pays. Le risque pour les Russes
est de se voir interdire totalement le ciel dans la profondeur, mais aussi
également de plus en plus sur la ligne de front. Associé à des moyens de neutralisation
de défense aérienne russes, et à la livraison d’avions d’attaque comme les A-10
Thunderbolt que les Américains avaient refusé, cela peut changer la donne sur le
front et compenser l’affaiblissement de l’artillerie.
Autre carte relativement simple à jouer : la
diversion biélorusse. L’entrée en guerre de la Biélorussie est l’Arlésienne du
conflit. Le président Loukachenko freine des quatre fers cette entrée en guerre
dont il sait qu’elle provoquerait immanquablement des troubles dans son pays et
peut-être sa chute. Il est cependant toujours possible de maintenir
une menace en direction de Kiev afin au moins de fixer des forces ukrainiennes
dans le nord. L’état-major de la 2e armée combinée a été déployé en
Biélorussie avec plusieurs milliers d’hommes, l’équipement lourd de quelques
bataillons et quelques lanceurs de missiles Iskander et des batteries S-400,
peut-être à destination de l’OTAN. Dans les faits, la carte biélorusse est
faible. L’armée biélorusse est très faible et sert surtout de stocks de
matériels et de munitions pour les Russes. Quant aux milliers de soldats
russes, il s’agit surtout de mobilisés utilisant la structure de formation biélorusse.
Dans le pire des cas, une nouvelle offensive russe ou russo-biélorusse, forcément
limitée par le terrain aux abords du Dniepr, aurait sans doute encore moins de
chance de réussir que celle du 24 février.
Côté ukrainien, on joue la carte des frappes de
drones en profondeur sur le territoire russe et en particulier par deux fois sur
la base de bombardiers d’Engels, sur la Volga. Plusieurs TU-95 ont été
endommagés, ce qui est loin d’être négligeable, mais les effets de cette
mini-campagne sont encore plus symboliques que matériels. Si les Ukrainiens
parvenaient seuls ou avec l’aide d’un allié à fabriquer en série ces nouveaux projectiles
(drones TU-141 améliorés ou missile made in Ukraine) pourrait avoir une
influence stratégique. Mais, méfiance, ces bombardements peuvent à leur tour alimenter
le discours victimaire du gouvernement russe et la population se sentir réellement
menacée. Il faut toujours se méfier des effets secondaires de ses actions.
Nous sommes actuellement dans un temps faible, faible au niveau stratégique parce qu’au niveau tactique les choses restent toujours aussi fortes pour ceux qui combattent. Il reste cependant des cartes à tirer au pot et des problèmes à créer jusqu’au moment où aucun des deux camps ne pourra plus les résoudre ou que le pot à cartes soit vide des deux côtés. Actuellement, les paris sont plutôt contre Poutine, avec l’inconnue de sa réaction et de celle de son entourage lorsqu’il ne pourra plus résoudre les problèmes de son armée.