Commençons par quelques nouvelles du ciel.
Machines
volantes et petite stratégie
Le plus visible
dans l’évolution de la situation est la transformation de la campagne aérienne
russe de frappes de théâtre (théâtre aussi au sens de scène) de ponctuelle à
systématique. Il ne s’agit plus depuis le 10 octobre de frapper de manière
irrégulière des objectifs fixes décelée dans la profondeur mais de produire d’abord
un effet de masse avec l’emploi de plusieurs dizaines de missiles balistiques
ou de croisière, accompagnés de drones-projectiles en plus grand nombre encore.
Dans cet avatar de la théorie des cercles de Warden, ces 400 millions d’euros
de projectiles quotidiens sont utilisés officiellement pour frapper les
infrastructures du « système de vie » ukrainien et plus
particulièrement son réseau énergétique.
En cela, cette
campagne, menée uniquement avec des projectiles inanimés, rappelle immanquablement
celle des armes « V » comme « vengeance » lancées par l’Allemagne
nazie sur l’Angleterre puis les pays libérés à l’Ouest à partir de juin 1944. Comme
à l’époque, ce sont des dizaines de projectiles qui sont lancés chaque jour sur
les villes sans que l’on sache s’il s’agit vraiment d’une véritable stratégie
de paralysie, de représailles après une série d’humiliations ou d’un acte de simple
communication à l’usage des faucons du régime, de sa propre population ou de ses
troupes que l’on tente ainsi de rassurer. On constatera d’abord qu’il est
étrange de prétendre vouloir libérer une population d’un joug néonazi en frappant
directement ou indirectement la vie de cette population. On rappellera surtout
la vanité d’une telle approche.
Si l’objectif
est d’obtenir la capitulation des peuples ou leur révolte contre des dirigeants
incapables de les protéger, c’est-à-dire la même stratégie que les
organisations terroristes, c’est aussi inhumain que stupide. Si les peuples entiers
peuvent craquer et obliger leurs dirigeants à demander grâce, le phénomène est
assez rare et semble même se limiter aux exemples russes et allemands de la fin
de la Première Guerre mondiale après des années de privations, souffrances et surtout
du spectacle de désastres sur le front. On notera que dans ces deux cas, ce n’est
pas certainement pas parce que les civils allemands et russes ont reçu des
projectiles venus du ciel - rares à l’époque – qu’ils se sont révoltés, mais
bien parce que les sacrifices consentis ne s’accompagnaient plus d’un espoir
que cela serve à quoi que ce soit. Les
peuples ne se rebellent éventuellement contre leur gouvernement que lorsqu’il n’y
a plus d’espoir de victoire militaire.
On en est loin
des deux côtés dans la guerre actuelle en Ukraine et quand on espère encore la
victoire, c’est surtout aux agresseurs du ciel que l’on en veut, un contexte propice
à l’escalade. Il n’y a aucune raison que ceux que l’on frappe en représailles
réagissent différemment que soi mais on le fait quand même. Les Ukrainiens frappent
aussi les villes tenues par les Russes et même à Belgorod en Russie. C’est pour
l’instant très ponctuel, cela pourrait devenir aussi une campagne systématique satisfaisant
ainsi un désir de vengeance. Ce serait une grande erreur au profit du gouvernement
russe qui cherche désespérément à mobiliser psychologiquement sa population
avant de le faire réellement.
Les campagnes
aériennes sur les infrastructures peuvent avoir plus d’intérêt en entravant la
production de guerre, surtout en frappant sur certains secteurs clés. Cela a
été le cas sur l’Allemagne, pendant la Seconde Guerre mondiale. Encore faut-il
qu’il y ait quelque chose d’important à détruire. Quand on ravage des pays aussi
peu industrialisés que la Corée du Nord ou le Nord-Vietnam, alors que leurs approvisionnements
militaires viennent d’un étranger intouchable, cela ne sert pas à grand-chose
sinon à ralentir un peu la manœuvre ennemie. Encore faut-il aussi déployer beaucoup
de moyens. Les missiles russes font effectivement beaucoup de dégâts, mais ils
sont peu nombreux à chaque fois et leur stock n’est pas illimité. Au moins 2 000
d’entre eux ont déjà été utilisés, soit une valeur totale de l’ordre de dix
milliards d’euros, et ils en produisent très peu. Le fait que les Russes en soient
réduits à utiliser aussi de vieux missiles anti-navires ou des missiles anti-aériens
dans ce rôle témoigne déjà d’une crainte de dilapidation de cette précieuse force
de frappe.
La fourniture
par l’Iran ou la Corée du Nord de missiles balistiques pourrait peut-être changer
la donne en permettant de prolonger la campagne V. Ces armes étant plutôt de
faible précision, cette campagne dériverait donc de plus en plus vers une pure campagne
anti-cités, à la manière du « bombardement de zone » cher au général britannique
« Bomber » Harris. À défaut, seul l’engagement dans la profondeur de
l’aviation russe pourrait permettre de continuer la campagne avec d’ailleurs
plus d’efficacité et d’ampleur mais sans aucun doute au prix de pertes intolérables
dans un environnement anti-aérien aussi dense. On est loin des flottes de
milliers d’avions de la Seconde Guerre mondiale, une force aérienne de quelques
centaines d’appareils vulnérables à une défense anti-aérienne moderne peut être
détruite en quelques semaines.
En attendant,
l’emploi des drones-projectiles Shahed-131 ou surtout 136, rebaptisés Geran (Géranium)
2 pour faire croire qu’ils sont russes, présentent l’intérêt d’être peu coûteux
et donc nombreux. Mais avec une charge explosive de quelques dizaines de kilos
d’explosif, il faut les considérer comme des obus de gros calibre semblables à
ceux lancés par milliers chaque jour sur la ligne de front, mais avec une très
grande portée. Ils seraient sans doute très utiles pour frapper des objectifs fixes
dans la profondeur du champ de bataille, mais les Russes préfèrent les utiliser
pour frapper les villes où ils produisent surtout du stress, ce qui renvoie à
la question de l’objectif premier de cette campagne. Finalement, le seul
intérêt militaire de l’emploi de ces drones contre les villes est de
contraindre les Ukrainiens à consacrer des moyens matériels importants, comme des
canons mitrailleurs, à la traque de ces V1 low cost.
Vers un Stalingrad
sur Dniepr ?
Sur la ligne
de front, la zone la plus critique actuellement se trouve du côté de Kherson où
malgré un black out informationnel inédit plusieurs indices, comme le repli
d’une partie de la population de la ville mais aussi semble-t-il de soldats
russes, semblent indiquer une nouvelle phase active après deux semaines de
préparation.
Les forces d’appui,
air et surtout artillerie, doivent être sensiblement équivalentes de part et d’autre
pour harceler le dispositif ennemi et ses arrières, et ponctuellement appuyer
une attaque ukrainienne ou au contraire lui faire barrage. La méthode
ukrainienne est très classique dans un tel contexte de camp retranché à ciel
ouvert et consiste en attaques de bataillon sur de petits espaces afin de « cabosser »
le front et former de petites poches obligeant les Russes à un repli sur une
nouvelle ligne. C’était la méthode utilisée par les Russes dans le Donbass. On
parle donc maintenant d’un nouveau cabossage avec une seconde avance le long du
fleuve, cette fois en direction de Mylove à 30 km au nord du point de passage
de Nova Kakhovka, associée à une attaque latérale depuis Davidyv Brid. Si ces
succès sont avérés, les Russes n’auront pas d’autre choix que de se replier à
nouveau.
À ce stade, si
on exclut la possibilité pour les Russes, par manque de moyens, de contre-attaquer
et de reprendre le terrain perdu, il n’y a que deux options possibles pour eux.
Le premier est le recul pied à pied vers le fleuve, au risque d’un effondrement
soudain ou d’une prise au piège si les Ukrainiens continuent à progresser rapidement
le long du fleuve et/ou s’ils progressent à nouveau directement vers Kherson. Le
second est le repli rapide derrière la protection du fleuve, à la manière du
repli des armées autour de Kiev fin mars. Reste la question de la ville même de
Kherson, dont on imagine mal qu’elle soit abandonnée sans combat par les
Russes. Il faut donc s’attendre à une grande bataille, un Stalingrad sur le Dniepr,
qui pourrait commencer dans les prochains jours, les prochaines semaines ou
peut-être jamais si la ville est évacuée.
Les forces ukrainiennes
se trouveront ensuite devant le Dniepr et il est peu probable qu’elles puissent
aller au-delà, au moins dans l’immédiat, ce franchissement devant prendre l’allure
d’une opération amphibie tant le fleuve est large. En fait, le Dniepr marque
déjà la ligne de démarcation entre les deux camps sur plusieurs centaines de
kilomètres. Il est plus probable que les Ukrainiens déplacent la majeure partie
de leurs brigades sur une autre partie du front.
Le front des
accusations réciproques
La bataille de
la poche de Kherson s’accompagne d’une nouvelle menace réciproque sur une grande
infrastructure civile sur la ligne de contact, en l’occurrence le grand barrage
de Kakhovka. Comme pour le cas de la centrale nucléaire de Zaporijjia personne
n’a intérêt à la catastrophe mais tout le monde a intérêt à présenter l’autre
comme voulant la provoquer.
La destruction
du barrage et la libération des 18 milliards de tonnes d’eau retenue provoqueraient
une inondation gigantesque et dévastatrice en aval. On rappellera qu’un ouvrage
civil de cette importance, de 30 mètres de haut et quelques mètres de large sur
3 km de long ne peut être détruit avec quelques obus d’artillerie, mais avec des
tonnes d’explosifs bien placées. En d’autres termes, la destruction par les
Ukrainiens nécessiterait une série de frappes aériennes très visibles, et il
serait difficile dans ce cas pour eux d’accuser les Russes. Inversement, s’il n’y
a qu’une seule grande explosion, le coupable sera forcément la Russie, seule à
même de placer la charge, qui ne manquerait pas pour autant d’accuser les
Ukrainiens du méfait. On ne voit pas en réalité qu’elle serait l’intérêt de
dévaster ce qui pour chacun constitue son propre territoire. S’il s’agit de
bloquer les troupes de l’autre camp, le Dniepr constitue déjà un obstacle majeur
sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter.
Le principal
intérêt de cette accusation, comme celle d’emploi envisagé par les Ukrainiens d’une
« bombe sale » (c’est-à-dire d’une munition lourde associée à des éléments
radioactifs afin d’irradier toute une région) relève de la communication. Il s’agit de décrire l’autre comme un affreux prêt aux pires ignominies, y compris sur son
propre territoire et son propre peuple. Cela permet de détourner l'attention, de légitimer un peu plus la
guerre et de fournir des arguments à tous les sympathisants étrangers, qui
reprendront intégralement les éléments de langage. Au pire, cela peut constituer
une justification a priori à une escalade qui dans ce cas serait préventive. Au
pire du pire, cela peut annoncer une opération réelle dont la responsabilité serait
attribuée à l’adversaire, un exercice aussi cynique que délicat tant l’indignation
obligatoire provoquée par de tels actes peut se retourner. Il est vrai que,
comme après le massacre de Katyn en mars 1940 où l’arme de destruction massive
(4 500 morts) s’appelait Vassili Blokhine, l’attribution du méfait à un
autre, la négation forcenée devant les évidences et le soutien inconditionnel des
militants peuvent permettre d’entretenir pendant très longtemps un doute salvateur.
Donetsk, Louhansk
et X
Du côté de la
province de Louhansk, où réside leur deuxième effort après Kherson, les Ukrainiens
ont réuni 13 brigades de mêlée de la frontière russe jusqu’à la zone forestière
de la rivière Donets. En face, les Russes ont constitué un ensemble disparate de groupements tactiques issus de neuf divisions différentes (ils en ont quatorze)
qui s’efforce de former une ligne solide. Il est très difficile d’évaluer la
capacité de résistance de cet ensemble hétérogène qui reçoit prioritairement l’afflux
des mobilisés, autant source de problèmes que renforcement. Les Ukrainiens
disposant d’une supériorité de moyens dans la zone, on se trouve dans une phase
de préparation, avec des reconnaissances offensives le long de la ligne en particulier
dans le nord où la densité des forces est encore faible et où chacun essaie de
déborder l’autre.
Cette phase de
préparation est plus longue qu’anticipée mais on peut néanmoins considérer que
les Ukrainiens vont reprendre des attaques de plus grande envergure soit vers
Kreminna, une zone néanmoins difficile à prendre, soit plus probablement vers Svatove,
directement ou par le nord. Avec Svatove entre leurs mains, Starobilsk, le
point clé de tout le nord-ouest deviendrait accessible et tout le complexe
urbain Kreminna - Roubijné – Severodonetsk – Lyssytchansk serait
abordable par le nord.
Mais on peut imaginer aussi que les Ukrainiens décident aussi de basculer complètement leur effort sur la zone entre le Dniepr et Vouhledar (ligne DV) au sud-ouest de la ville de Donetsk, une zone plutôt calme jusqu’à présent. C’est la bataille X évoquée il y a un mois.
Les Ukrainiens disposent d’une soixantaine de brigades de mêlée. On peut en identifier 42 le long de la ligne de front. Où sont les autres ? Certaines sont en protection de Kharkiv et au nord de Kiev alors que les Russes procèdent à des gesticulations le long de la frontière russe et en Biélorussie pour en fixer un maximum. D’autres sont au repos. Il en reste cependant sans doute assez pour compléter les six déjà présentes sur la ligne DV.
Une opération importante nécessite un état-major pour la planifier et la conduire. L’état-major de la zone Sud conduit la bataille de Kherson et celui de la zone Nord s’occupe de la bataille du Donbass. Il n’est pas évident que ce dernier ait la capacité de gérer une nouvelle offensive. Auquel cas, on peut concevoir l’appel à un autre état-major, celui de la zone ouest par exemple inactif depuis des mois. Il faut considérer aussi toute la logistique nécessaire à une troisième offensive. Il n’est pas évident que les Ukrainiens aient toutes ces ressources, et il sera peut-être nécessaire d’attendre l’arrêt d’une des deux offensives en cours, mais s’ils en disposent ils ont effectivement tout intérêt à attaquer entre Orikhiv, Houliaïpole et Vouhledar, prioritairement sur les deux premiers, car ce sont les points qui offrent le plus de possibilités. La prise de Tokmak serait déjà un grand succès, celle de Mélitopol marquerait le glas de la présence russe dans les provinces de Kherson et Zaporajjia et presque le retour aux lignes du 24 février, premier seuil stratégique.
Cartes de : War Mapper @War_Mapper