lundi 27 septembre 2021

Pour le caporal-chef Maxime Blasco

Publié dans Le Figaro, ce jour.

Nous sommes dans la nuit du 14 juin 2019 au Mali. Ils sont trois dans l’hélicoptère Gazelle, Kevin et Adrien dans le cockpit et Maxime, le tireur d’élite, à l’arrière les pieds sur les patins. Tous les trois sont engagés dans un combat qui a déjà commencé depuis plusieurs heures contre une quarantaine de combattants djihadistes. Cela se passe mal. Dès son arrivée dans la zone, l’hélicoptère est accroché, percé et chute. Le crash est très rude et tous se retrouvent brisés à l’intérieur alors qu’un incendie menace de tout faire exploser. N’écoutant que son courage, qui lui disait beaucoup, Paco, le chef de bord de l’hélicoptère Tigre évoluant à proximité, décide de se poser à une cinquantaine de mètres de là pour tenter de récupérer ses camarades au milieu de la zone de combat. Voyant cela et les flammes qui montent, Maxime surmonte ses douleurs et va chercher ses deux camarades encastrés dans le cockpit. Ils sont incapables de marcher. Qu’à cela ne tienne, Maxime les traîne jusqu’au Tigre. Petit détail : l’hélicoptère Tigre n’a aucune capacité de transport. Les trois hommes s’accrochent donc comme ils peuvent au train d’atterrissage et tiennent à la force des bras pendant les cinq minutes de vol jusqu’à un lieu plus sûr. En tout, du crash au posé du Tigre, douze minutes de courage pur.

Vous en avez entendu parler? Il est probable que non, même si un petit reportage a été fait et bien fait. Éternel problème : la France a des hommes et des femmes ordinaires qui font régulièrement des choses extraordinaires loin de chez eux, mais peu le savent. Et quand par chance, on les voit sur le petit écran, on ne cite que rarement leur nom complet.

Maxime est tombé le 24 septembre dernier. Pour l’honorer complètement, on peut donc enfin dire son nom complet : Maxime Blasco. Pas sorti d’une grande école, pas riche héritier, pas joueur au Paris–Saint-Germain, pas influenceur sur Instagram, Maxime n’avait pas de chance de faire la une, sauf peut-être en passant par le Meilleur Pâtissier, son premier métier. En fait, la pâtisserie ce n’était pas son truc, son truc, comme beaucoup d’hommes et de femmes qui s’engagent dans un régiment de combat c’était justement le combat. Il a voulu une vie forte en échange du risque qu’elle soit brève et comme il était des Alpes, il s’est engagé au 7e bataillon de chasseurs alpins où il a trouvé ce qu’il cherchait. Dès sa première opération, en Centrafrique, Maxime a participé au combat de Batangafo au nord du pays les 4 et 5 août 2014. Ce combat très violent a fait au moins 70 morts parmi ceux qui avaient attaqué les soldats français qui n’avaient alors eu que deux blessés, sans doute pas assez pour que cela intéresse plus les médias que les fausses accusations de pédophilie dans la même région. Mais si on ne veut pas les voir et si l’armée ne sait pas les montrer, les bons combattants sont au moins reconnus en interne. Maxime Blasco, alors tireur d’élite, a reçu là la Croix de la Valeur militaire et sa première citation. Pour les non-initiés, c’est la version de temps de paix de la Croix de guerre, qui récompense de la même façon le courage au combat. Pour dévoiler la suite, Maxime Blasco en recevra quatre en sept ans.

Car bien entendu cela ne s’est pas arrêté là. Comme il était très bon, il a rapidement rejoint le Groupement de commandos montagne, ce qui se fait de mieux à la 27e brigade d’infanterie de montagne. À partir de là, il a rejoint tous les ans à partir de septembre 2016 et pour quatre mois à chaque fois, l’unité d’intervention aéromobile au camp de Gao au Mali. Il a donc enchaîné aussi les combats à terre ou depuis l’hélicoptère où il servait comme tireur d’élite, un rôle d’autant plus lourd que l’on voit qui on tue et qui est également essentiel dans des engagements où il faut à tout prix éviter de tuer des innocents. L’importance des tireurs d’élite est considérable dans notre armée, quasi stratégique quand on considère le poids d’une seule erreur. Clint Eastwood a fait un film sur l’un d’entre eux, mais Clint Eastwood est américain et Maxime Blasco était infiniment plus humble que Chris Kyle, mais tout aussi accroché à sa mission et à ses potes, refusant tout poste «tranquille» après ses blessures pour les rejoindre plus vite.

Plein de combats donc, dont un où il a stoppé un convoi ennemi à lui tout seul et cette fameuse nuit de juin 2019. Au bout du compte, Maxime Blasco est un des Français qui a fait le plus de mal à nos ennemis djihadistes. Le président de la République l’a même décoré de la Médaille militaire, il y a quelques mois seulement. Il faudra qu’on arrête un jour cette distinction aristocratique entre la Légion d’honneur pour les officiers et la Médaille militaire pour les autres, mais il faut que les Français se rendent compte que recevoir la Médaille militaire comme caporal-chef après neuf ans de service, c’est très exceptionnel. C’est recevoir une médaille d’or aux Jeux olympiques, mais discrètement.

Mais le combat est aussi forcément un risque. Pénétrer dans une zone de danger, c’est lancer un dé. Selon le résultat, on en sort le plus souvent indemne, on est parfois blessé dans son corps et son âme, on y perd aussi de temps en temps la vie. Le 24 septembre dernier, dans cette mission de reconnaissance près de la frontière burkinabé, le dé est mal tombé. L’ennemi n’était pas détruit après le passage des Tigre et il restait encore un homme pour tirer à bout portant sur Maxime, qui n’a sans doute et comme souvent, même pas vu qui lui tirait dessus. Comme les héros de l’Illiade, le puissant destin s’est emparé de ses yeux et son âme s’est envolée sans souffrir. Celle de son ennemi n’a pas tardé à le rejoindre.

Ce n’est pas parce que nos soldats tombent que nous perdons les guerres. Si nos soldats tombent, c’est parce que nous acceptons comme nation qu’ils prennent des risques, ce qui reste à ce jour le seul moyen de vaincre nos ennemis. Pour autant, ils sont peu nombreux ceux qui acceptent de pénétrer volontairement dans ces bulles de violence, quelques dizaines de milliers tout au plus. Ils constituent un trésor national qui mérite sans doute plus, plus de moyens, d’attention, de considération. À tout le moins, le minimum est de ne pas attendre qu’ils soient tombés pour voir qu’ils sont grands.

jeudi 23 septembre 2021

La malédiction de l'indicateur vert

Comme presque tout le monde, j’ai été surpris par l’effondrement soudain du château de cartes patiemment et coûteusement mis en place pendant des années par la Coalition menée par les Américains en Afghanistan. Je n’aurais pas dû, tant le décalage entre la peinture qui est faite d’une situation stratégique et la réalité est souvent très grand. Il ne s’agit pas forcément d’un mensonge délibéré, mais plutôt d’un processus collectif plus ou moins conscient de production d’une vision tellement simplifiée et optimiste des choses qu’elle finit par ne correspondre à la réalité que par hasard. Or, le hasard, ici synonyme de ce que l’on ne comprend pas vraiment, finit toujours par se retourner.

Beaucoup de crises stratégiques modernes ressemblent en fait à la crise des subprimes en 2007. Des gens vendent des produits financiers auxquels personne ne comprend rien, y compris les vendeurs, mais qui sont étiquetés fiables par des institutions qui ont intérêt à minimiser le risque. D’autres gens les achètent en ne comprenant rien, mais en faisant d’autant plus confiance aux indicateurs de fiabilité qu’ils gagnent de l’argent. Les achats massifs confortent alors les vendeurs dans l’idée qu’ils doivent continuer. Tout le monde est content puisque tout le monde est apparemment gagnant jusqu’à ce qu’on découvre que le roi est nu. On appelle cela aussi le «moment de Minsky». L’optimisme fait alors place à une dépression brutale. Quelques illustrations sur les vingt dernières années.

Green Lantern

Nous sommes au mois de mars 2004 en Irak, le général Swannack commandant la 82e division aéroportée américaine rend public son rapport de fin de mission dans la province irakienne d’Anbar. En lisant le résumé pour le lecteur pressé, on comprend qu’il est très content de lui. En lisant la suite, on s’aperçoit qu’il s’agit surtout d’un bilan comptable, avec des inputs d’un côté : nombre de patrouilles, de soldats et policiers irakiens formés, d’argent dépensé dans les actions auprès de la population, etc., et des outputs de l’autre qui font office de résultats : nombre d’ennemis neutralisés, nombre d’attaques contre les troupes américaines et pertes américaines. Pour rendre le tout plus sexy, on trouve quelques photos de raids héliportés et les cartes à jouer représentant les dignitaires du régime de Saddam Hussein qui ont été éliminés.

Pour relier tout cela une explication simple : les résultats sont passés du rouge au vert grâce à ce que nous avons fait. Logiquement, tous les gens qui lisent ce rapport, commandement militaire, décideurs politiques, membres du Congrès, journalistes, n’importe qui en fait, ont tendance à faire, comme le propose le général Swannack, de la corrélation entre les inputs et les outputs une causalité. Qui plus est, ce que dit le général est corroboré par les rapports de fin de mission, très semblables, des trois autres commandants de division. L’un d’entre eux, le général Odierno déclare au même moment qu’après la capture de Saddam Hussein en décembre 2003, la rébellion est en à genoux et qu’il n’y a aura plus de problème en Irak dans quelques mois. La très puissante preuve sociale, tout le monde dit pareil = vrai, renforce donc la première impression. Pire, elle s’autoalimente. Les discours premiers sont repris et souvent encore simplifiés par tous ceux, politiques et médias, réseaux divers, qui ont envie et intérêt à ce que cela soit vrai. Ils deviennent donc encore plus vrais, et d’autant plus que l’expression publique d’une opinion est une colle forte. Il est très difficile de s’en détacher ensuite.

Il se dégage de tout cela l’idée que l’on peut envisager la suite des évènements avec confiance. Les successeurs de ce premier contingent américain n’auront plus qu’à gérer la transition politique de l’autorité provisoire de la Coalition avec un nouveau gouvernement irakien et militaire avec les nouvelles forces de sécurité locale. Ce n’est pas du tout ce qui va se passer.

Petit retour en arrière. D’abord, pourquoi présenter des bilans militaires avec des indicateurs chiffrés? Tout dépend de la manière dont on combat.

Dans les opérations de conquête ou séquentielles, il suffit de regarder le déplacement des drapeaux sur une carte pour comprendre qui est dans le sens de l’histoire. C’est le plus souvent le cas dans les combats terrestres entre armées étatiques répartis le long d’une ligne de front. Le mouvement de la ligne donne alors la tendance. Mais cela peut être le cas contre une organisation armée, comme lors de l’opération militaire Serval au Mali au début de 2013. Les objectifs sont alors des points géographiques, villes à libérer et bases à détruire, et lorsqu’ils sont tous atteints la campagne est terminée.

Dans les opérations de pression, ou cumulatives, il s’agit cette fois de multiplier les petites actions afin de faire émerger d’un coup un effet stratégique, généralement une soumission. Cela peut être le cas dans des conflits entre États, comme lorsqu’on bombarde la Serbie en 1999, mais c’est surtout le cas dans les conflits contre des adversaires irréguliers dissimulés dans le milieu local et combattant de manière fragmentée, ce que l’on appelle aussi la «guérilla» et la «contre-guérilla». C’est toute la différence entre Serval et l’opération Barkhane. Il est beaucoup plus difficile dans ce contexte de voir qui est dans le sens de l’Histoire. On peut multiplier les coups, les frappes, les raids, les éliminations, les distributions d’argent, les stages de formation, etc., et ne rien voir venir. On introduit des inputs dans une boîte, souvent noire parce que les choses sont compliquées à l’intérieur, et on attend.

Le problème est qu’il n’y a pas que les militaires qui attendent. Il y a aussi des politiques nationaux qui ont des comptes à rendre, surtout à l’approche d’élections, mais aussi des Alliés locaux ou simplement plein de gens qui regardent leur télévision, Internet ou qui lisent des journaux. Une des difficultés des opérations militaires modernes est donc qu’il faut obtenir des effets sur plusieurs publics différents et parfois contradictoires. Face au public «ennemi» il faut prendre des risques pour avoir des effets importants sur lui, mais dans le même temps le public «politique» n’aime pas trop les risques, car il est persuadé que le public «opinion» est très sensible aux pertes.

Bref, au bout d’un certain temps, lorsque rien de décisif n’émerge de la boîte noire, on finit par chercher des indices que l’on va dans le bon sens et des indices que l’on peut aussi montrer aux publics prioritaires. Sans drapeau à déplacer sur une carte, la tentation est forte de s’en remettre à des indicateurs chiffrés pour déterminer si on progresse vers la victoire. Encore faut-il choisir les bons. Les indicateurs choisis en 2003 par les Américains en Irak sont les 55 cartes des dignitaires du régime baasiste encore en fuite et quelques chiffres clés très américano-centrés comme la quantité d’argent américain dépensé ou le nombre d’agressions contre les Américains et les pertes américaines. On forme ainsi un discours sur l’évolution de la guerre destiné avant tout à des Américains : l’institution militaire elle-même, l’opinion publique et les parlementaires qui votent les crédits, c’est-à-dire tous ceux qui jugent, accordent les promotions et les ressources.

Point particulier : lorsque ceux présentent les résultats sont également jugés sur ces mêmes résultats, il est assez rare que ces derniers soient mauvais, quitte à tirer parfois les estimations du bon côté et surtout s’ils sont difficilement contestables. Les interventions extérieures sont en effet le plus souvent en périphérie ou à la surface de réalités locales complexes. Pour tenter d’y voir clair, il faut travailler, se documenter longuement, interroger, si possible aller sur place. Peu de gens font en réalité cet effort, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent autre chose à faire en même temps. On lit donc quelques fiches, on écoute quelques exposés, et ça suffit. La réalité présentée par les militaires aux politiques, les politiques aux médias, les médias au public, les gens entre uns dans les réseaux sociaux est ainsi très souvent une réalité outrageusement simplifiée et donc aussi fausse que l’Irak dans le American sniper de Clint Eastwood. Qui fait l’effort de spéculer en France sur les politiques particulières des 30 et quelques groupes armés présents au Mali? On préfère les regrouper par les étiquettes, dont les fameux «groupes armés terroristes» où tout est dit en trois mots, voire trois lettres «GAT». Les mots sont des abstractions de la réalité, les acronymes sont des abstractions d’abstractions. T = méchant sans doute psychopathe qu’il faut détruire, fin de l’analyse. On y revient : quand les idées sont simples au-dessus de choses compliquées, leur justesse relève le plus souvent du hasard.

Bien entendu si les indicateurs à verdir sont l’alpha et l’omega de ceux qui sont sur le terrain, ils seront privilégiés parfois au détriment de tout le reste. Les pertes deviennent sensibles, qu’à cela ne tienne on ne prendra plus de risques, on ne fera plus de patrouilles et on restera dans les bases. Spoiler : c’est ce qui explique en grande partie le bon bilan du général Swannack au printemps 2004 qui oublie de préciser que les rebelles ont eu tôt fait de réoccuper le vide.

Autre effet pervers : une fois que l’on a établi une norme qui répond aux indicateurs choisis, il est difficile pour les acteurs sur le terrain de s’en écarter. Au début des années 2000, l’économiste David Romer a montré que la plupart des stratégies des coaches d’équipes de la National Football League étaient sous-optimales. Non que ces coaches soient mauvais, mais ils avaient tendance à suivre la norme des styles de jeu. Pourquoi? Parce qu’ils ont une carrière et qu’ils ont vite compris qu’ils seront excusés plus facilement s’ils échouent dans la norme plutôt qu’en essayant quelque chose de nouveau. Les généraux américains déployés en Irak n’ont pas à gagner la guerre contre les rebelles, la plupart n’iront pas jusqu’au bout, mais feront seulement une période. Ils seront jugés sur cette période et la plupart seront donc tentés de faire comme tout le monde avant et à côté, même s’ils sentent que ce n’est pas forcément la meilleure chose à faire. Pour être juste, dans le cas irakien, le général Petraeus, commandant la 101e division d’assaut aérien affectée dans le nord de l’Irak en 2003-2004, a effectivement tenté des choses différentes de ses trois collègues, mais il est vrai que la période était encore fluide que la norme dominante n’était pas complètement établie.

Toujours est-il qu’avec toutes ces bonnes nouvelles remontant du terrain au printemps 2004, on décide au niveau politico-stratégique de réduire la voilure. Au lieu de quatre divisions, trois suffiront, et ces divisions se préparent plus à faire de la stabilisation et à passer le témoin aux nouvelles forces de sécurité locales plutôt qu’à combattre. Personne ne se souvient visiblement qu’un an plus tôt, le 1er mai 2003 le président Bush avait annoncé la fin des combats en Irak sur fond de bannière «Mission Accomplished» accrochée sur la tour du porte-avions Abraham Lincoln. À ce moment-là, 97 % des pertes américaines en Irak sont encore à venir et les combats reprennent de l’ampleur sous forme de guérilla quelques jours après ce discours.

Opérations Sisyphe

Le même schéma se reproduit en avril 2004. Ce qui sort de la boîte noire après l’arrivée de la relève n’est pas du tout ce qui était prévu. À peine arrivés en remplacement de la 82e aéroportée, les Marines de la 1ère division sont engagés à Falloujah pour venger la mort filmée de quatre contractors de Blackwater à Falloujah. Les Marines ont alors la surprise de voir que la ville désertée par les forces américaines est tenue solidement par des bandes armées et qu’il va falloir livrer un siège. Ils constatent aussi à l’occasion l’extrême faiblesse des nouvelles forces de sécurité irakiennes créées sous l’égide de la coalition et qui disparaissent presque complètement au cours du mois. Ils ont la surprise enfin de voir leur propre gouvernement finir par imposer la levée du siège à nouveau sous la pression de l’émotion suscitée par les images de la bataille sur CNN, en décalage net avec la réalité des combats. Entre-temps, ils ont eu le temps de voir également sur tous les écrans de télévision les révélations sur ce qui s’était passé quelque temps plus tôt dans la prison d’Abou Ghraïb. C’était l’époque où leurs prédécesseurs voulaient des résultats rapides pour mettre leurs indicateurs de résultats au vert et que la torture leur a paru une idée intéressante pour cela.

Pendant ce temps, les provinces chiites du Sud irakien étaient occupées plusieurs dizaines de contingents militaires nationaux aux objectifs, perceptions, moyens et méthodes très différents. Cette collection n’a pas vraiment eu de prise sur le terrain et un mouvement comme l’Armée du Mahdi a pu s’implanter sans grande difficulté dans les milieux populaires. Lorsqu’on la Coalition envisage d’arrêter son leader Moqtada al-Sadr avant la relève, il suffit à ce dernier de déclencher une insurrection qui surprend tout le monde, paralyse une partie de Bagdad et presque toutes les villes du sud. Les autres secteurs ne valent pas mieux. Plusieurs organisations rebelles, notamment celle qui n’allait pas tarder à devenir Al-Qaïda en Irak puis l’État islamique en Irak en 2006 (avec la bienveillance de la Syrie de Bachar al-Assad ne l’oublions pas) ont profité du retrait partiel américain pour, comme à Falloujah, se réimplanter discrètement dans les villes sur le Tigre et l’Euphrate. Si le mois de février avait été le moins meurtrier pour les Américains depuis leur entrée en Irak, avec 19 soldats tués, celui d’avril est de loin le plus violent avec 136 morts.

Tout est à refaire. Au prix d’un an d’effort et de 1000 soldats tués, la rébellion mahdiste est matée provisoirement, à la place de la plupart des contingents alliés qui ne veulent pas combattre, et les forces américaines ont repris un contrôle apparent des villes sunnites. Au tournant de l’année 2005-2006, les indicateurs sont à nouveau au vert ou du moins fait-on tout pour qu’ils soient au vert avant les élections de Midterm aux États-Unis. Non seulement les divisions américaines ont repris pied dans toutes les villes, des élections ont eu lieu, un gouvernement démocratiquement élu se met en place et une «nouvelle» nouvelle armée de plus 150000 hommes a été formée.

C’est donc le moment, croit-on à nouveau, de diminuer un peu les coûts en se retirant à nouveau des villes pour se regrouper dans de grandes bases extérieures en attendant la relève par les forces locales. Et là, nouvelle catastrophe. En février 2006, le pays bascule dans la guerre civile. Les provinces sunnites et la capitale sont un grand champ de bataille entre l’État islamique en Irak, les organisations sunnites nationalistes et les différentes milices chiites, dont certaines dirigées par le gouvernement et surtout l’armée du Mahdi.

On est passé ainsi de choc en choc succédant à des points de situation élogieux jusqu’à ce que les Américains parviennent enfin à s’en sortir en 2007-2008. On notera au passage que le changement de stratégie n’est survenu qu’après un constat général qui fin 2006 ne pouvait être que négatif. Pour le général Petraeus, alors commandant en chef, tout est à cause de lui. Ce n’est pas complètement faux, mais en y regardant de plus près il omet le rôle essentiel du retournement de la plupart des organisations nationalistes et des tribus sunnites contre l’État islamique en Irak. Nommé par la suite également commandant en chef en Afghanistan, les mêmes inputs ne produiront par les mêmes outputs, car il n'y a pas de cette fois de retournement d'une grande partie de l'ennemi. On y rebascule donc sur une politique du chiffre baptisée «contre-terrorisme» pour faire croire à du neuf et où les drones et les Forces spéciales sont les principaux pourvoyeurs d'indicateurs vers.  Après 2014 et le départ du gros des forces de la coalition,  c’est le Commandement américain des opérations spéciales qui a le «lead» sur les opérations et en profite pour bien faire et surtout le faire savoir. Il fournit de bons chiffres d’élimination, quelques têtes de leader, de belles images d’«opérateurs» en action qui vont inspirer plein de monde, y compris les polices. Tout cela contribue à la réputation et aux récompenses, places et budgets, mais au bout du compte maintient une illusion de solidité pour un ensemble de plus en plus creux.

J’ai beaucoup parlé des Américains, car ils occupent l’espace et sont d’autant plus visibles qu’il y a besoin chez eux et plus qu’ailleurs de montrer absolument beaucoup de choses à court terme, comme ces bilans trimestriels d’entreprises qui doivent absolument plaire aux actionnaires. Mais le phénomène est général dans toutes les nations modernes qui pratiquent la contre-insurrection (ou pour faire croire que l’on fait quelque chose de différent). On peut s’interroger par exemple sur le fait que l’on ait été surpris par l’attaque djihadiste de janvier 2013, le retour de la guérilla à partir de 2015, son implantation dans le centre du Mali, l’apparition de nouveaux groupes djihadistes, le développement des milices d’autodéfense, les coups d’État à Bamako, l’assassinat d’Idris Déby, etc. alors que dans le même temps on n’a jamais cessé d’aligner de bons chiffres, du nombre de soldats locaux formés aux rebelles éliminés en passant par l’argent investi dans l’aide à la population. L’engagement français et européen au Sahel c’est quand même là aussi beaucoup d’agitation au-dessus d’une grande boîte noire d’où sortent parfois des résultats heureux, mais aussi très souvent de mauvaises surprises.

La solution? En premier lieu, l’acceptation de l’analyse critique. Tout est dans les termes : «acceptation» signifie que l’on tolère, comme dans toute bonne démocratie, que ce qui est fait soit «critiqué» dans l’intérêt du pays et sur la base de vraies «analyses», c’est-à-dire de travaux en profondeur de militaires, de représentants de la nation, de chercheurs, de simples citoyens, et des travaux qui aient une chance d’être entendus. Autant de lumières pour des stratégies forcément myopes. Et puis ensuite si vous voulez maitrisez la boite noire, il faut y aller vraiment, y vivre et combattre sur le terrain. Il faut laisser aussi un chef commander avec un effet politique à obtenir sur la longue durée et pas des chiffres.

Les exemples des subprimes et du SOCOM en Afghanistan sont tirés de Cole Livieratos, The Subprime Strategy Crisis: Failed Strategic Assessment in Afghanistan, warontherocks.com

mardi 7 septembre 2021

Le jour d’après la grande attaque

Publié le 25 octobre 2015

C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir. 

Cette grande attaque, sous la forme d’un commando venant de Libye ou de Syrie éclatant en cellules autonomes de massacre au cœur de Marseille ou d’une équipe de snipers frappant les foules parisiennes une nuit du Nouvel An… ou tout autre procédé pourvu qu’il soit stupéfiant, sera sans doute finalement bien traitée, c’est-à-dire contenue et réprimée, par les services de police. Le dispositif de l’opération Sentinelle, aura peut-être même cette fois une autre utilité que psychologique. Cela limitera les effets, mais n’empêchera pas des dizaines, voire des centaines, de victimes et un immense choc. Tout cela a été parfaitement décrit par ailleurs, en particulier ici et ici.

Il reste à savoir ce qui se passera le jour d’après. Quelle sera la réponse à ce qui, bien plus qu’en janvier, ressemblera vraiment aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? La France faisant partie des ennemis privilégiés de plusieurs organisations djihadistes, il est probable que tout cela a déjà été anticipé. Les discours forts sont déjà écrits, les actions diplomatiques, les plans de mobilisation des forces de réserve, ainsi que les plans d’engagement des forces déjà prêts pour vaincre l’ennemi…

C’est de l’ironie. Il est probable qu’il n’en est rien. S’il y a bien un message que la France a envoyé après les attentats de janvier c’est bien qu’elle avait été surprise et qu’elle le serait encore plus en cas événements particulièrement graves. Car il ne faut pas confondre les réactions qui ont suivi, le déploiement précipité des militaires dans les rues de métropole comme on injecte une forte dose d’antidépresseur, la légère inflexion dans la réduction des budgets et des effectifs, l’engagement momentané du groupe aéronaval dans le Golfe, la nième loi sur la sécurité, comme des signes d’une réelle stratégie. Une stratégie suppose en effet la définition d’un chemin vers la victoire et la fin de la guerre, et ce chemin on ne le voit guère. Pourtant, quand on cumule tous les moyens engagés dans la « guerre » annoncée par le Premier ministre en janvier, nous sommes au niveau de l’« engagement majeur » (une expression pour justement éviter le mot « guerre ») prévu par le Livre blanc de 2013 et certainement contre l’ennemi prévu par ce même document, tout simplement parce qu’il n’y en a aucun (juste toujours la même liste de menaces). La confusion n’est d’ailleurs toujours pas dissipée, le même Premier ministre qui déclarait la « guerre » annonce maintenant de fait des actions de « police » en Syrie.

L’épée est donc déjà sortie, mais pour quel effet ? Nous avons engagé deux brigades dans les rues de métropole afin de rassurer un peu les Français, nous tentons d’endiguer les organisations armées nord-africaines avec 3 000 hommes et quelques aéronefs en limite d’un sous-continent très fragile et de la taille de l’Europe. Quant à nos 12 avions de combat au Proche-Orient, ils réalisent 3 % d’une campagne de frappes qui n’obtient que des résultats mitigés contre l’État islamique. Le moins que l’on peut dire est que vu de Raqqa notre contre-djihad manque singulièrement de punch et nous sommes pourtant à notre maximum.

Quelle sera alors la réponse stratégique si un commando de l’État islamique ou d’al-Mourabitoune parvient à tuer d’un seul coup à tuer autant de civils que le Lashkar-e-Toiba à Mumbai en 2008, soit dix fois plus qu’à Paris en janvier dernier ?

Il faudra alors d’abord expliquer aux Français, pourquoi dans ce pays qui produit 2 200 milliards d’euros de richesse chaque année, l’État a la plus grande difficulté à en dégager 62 (99 si on avait continué le même effort qu’en 1990) pour assurer ses missions régaliennes, celles qui assurent la sécurité des Français avec une armée, une police, un système judiciaire et pénitentiaire, une diplomatie. Pire encore, il faudra expliquer pourquoi on a diminué en permanence ces moyens, pourquoi on a baissé la garde alors qu’on ne cessait de dire, y compris dans les documents officiels, que le monde qui nous entourait était toujours plus dangereux. Il sera alors difficile à la même classe politique qui a initié et organisé cette baisse de la garde depuis plus de vingt ans de persuader qu’elle est capable de porter le fer avec fermeté et efficacité contre l’ennemi. Que ceux qui ont provoqué le phénomène avec légèreté soient en mesure de le traiter avec gravité. Que ceux qui ont invoqué des contraintes extérieures pour ne pas agir, notamment européennes, soit capables d’un seul coup de s’y soustraire. Que ceux qui faisaient des affaires avec les monarchies du Golfe, y compris un ancien président de la République et un ancien chef d’état-major des armées, n’ont pas fermé les yeux sur leur prosélytisme salafiste dévastateur.

La grande attaque sera peut-être le coup grâce, non pas de la France qui a résisté à bien plus, mais d’une certaine France. Le balancier permanent entre l’ouverture et la sécurité, pour l’instant oscillant, basculera largement du côté cette dernière dans un pays à cran. Les conséquences politiques internes en seront sans doute considérables, en particulier en période électorale. Les conséquences sociétales le seraient aussi, ce serait d’ailleurs peut-être un des objectifs de l’attaque. Il faudra gérer la crise autrement que par des slogans, des numéros verts et la désignation de « référents » antiracistes. Il faudra gérer des colères de tous côtés et on ne voit pas très bien comment cela évoluera.

Il y aura des conséquences aussi sur la vie internationale. Il sera difficile de ne pas réagir autrement que par des gestes symboliques ou de faible volume. Le problème est que nous n’avons pas vraiment les moyens de vaincre seuls une grande organisation armée comme l’État islamique. Non seulement nous avons réduit notre effort budgétaire, mais, en nous contentant de gérer, difficilement, le modèle de forces hérité de la guerre froide, et en raisonnant en termes de listes de menaces (« le terrorisme ») au lieu d’ennemis sur lequel nous modeler, nous avons un outil de défense apte à tout, mais bon à ne vaincre aucun ennemi un peu important. À cet égard, la victoire au Mali ne doit pas faire illusion. Non seulement les groupes ennemis sur place ne disposaient que de 3 000 hommes et si nous avons détruit leurs bases locales, nous ne les avons pas vaincus définitivement. Le combat continuait d’ailleurs, avant que nous décidions de nous en prendre aussi à l’État islamique, au moins vingt fois plus important en effectifs. Au final, nous tenterons bien des choses, mais avec des moyens insuffisants en attendant, il faut l’espérer, ceux de la mobilisation, mais qui viendront des années plus tard. En attendant, il faudra faire preuve d’intelligence, de ruse, et mener aussi une guerre implacable avec des moyens limités. On ne sent pas cependant l’imagination au pouvoir pour l’instant. 

La direction de la France est aujourd’hui dans un entre-deux, en paix, mais déjà — à force de petites réactions — dans un « engagement majeur », inhibée devant la qualification de l’ennemi (toujours « terroristes » jamais « djihadistes »), bloquée même devant la notion même d’ennemi préférant parler de criminels, coincée devant le mot « guerre » tel un gouvernement de 1939, soucieuse de ne pas déplaire à ses gros clients, acceptant — malgré les événements — la dégradation de ses instruments de puissance, s’avouant impuissante à trouver des moyens supplémentaires pour protéger les Français (sa mission première). 

Ce brouillard ne durera pas. La grande attaque sera une épreuve terrible, mais elle soulèvera le couvercle et permettra de constater, si nous sommes encore vivants ou déjà morts.

vendredi 3 septembre 2021

13 novembre


Publié le 07/07/2018

Quand on a été victime ou que l’on a perdu des proches dans une attaque comme celles du 13 novembre 2015, on est en droit de demander des comptes à celui qui était chargé de sa protection, l’Etat, et plus particulièrement son instrument premier sur le territoire national : le ministère de l’Intérieur. Au niveau le plus élevé la réponse aux interrogations n’a pas été, c’est le moins que l’on puisse dire, à la hauteur du courage de l’échelon le plus bas, faisant de l’ « aucune faille n’est survenue » un mantra dont on espérait alors que par répétition il puisse devenir une vérité. Cette petite attitude n’est hélas pas nouvelle.

C’est la raison pour laquelle on fait parfois appel directement aux représentants de la nation, issus des différents courants politiques, pour qu’ils mènent une enquête indépendante. Une commission d’enquête « relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter  contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 » a ainsi rendu un rapport, et des propositions, en juillet 2016. Il faut en saluer le travail d’une grande exhaustivité et j’avoue mon interrogation sur le fait que l’on en soit encore à demander des explications, alors qu’il en existe des centaines de pages et publiques. 

Je m’interroge aussi, et m’inquiète surtout, que l’on demande désormais ces explications à la Justice. Peut-être fait-on plus confiance à celle-ci qu’à ses propres représentants. Plus probablement, le travail d’investigation de la commission abordant un sujet complexe comportait-t-il trop de choses pour le cubisme fragmenté des médias ou trop de points délicats pour certains acteurs politiques concernés pour qu’il en fut fait une exposition suffisante. Tout y est pourtant.

Sentinelle le 13 novembre

Le plus surprenant dans ce nouvel épisode est que l’on s’en prenne surtout aux militaires. Là encore, il est vrai ce n’est pas nouveau, les militaires ayant la faculté d’être visibles (c’est d’ailleurs la raison principale de l’existence de Vigipirate-Sentinelle) et de ne jamais se plaindre. Ils constituent donc une cible facile. Disons-le tout de suite, dans l’attaque du Bataclan, c’est totalement injuste, au moins pour les soldats qui ont engagés ce soir-là. 

Rappelons d’abord une première évidence : le soir du 13 novembre 2015, comme depuis vingt ans que des militaires sont engagés à Paris, Sentinelle n’a rien empêché, en grande partie parce que ce n’est pas possible. Il est possible bien sûr de protéger quelques points précis, de riposter contre les attaques contre soi (et on notera que ce sont les soldats eux-mêmes et non ce qu’ils protégeaient qui ont toujours été les cibles) ou, avec la chance d’être à proximité, d’intervenir très vite, comme à Marseille en octobre 2017, mais l’empêchement ne peut venir que du hasard heureux du terrorisme visiblement armé qui tombe nez-à-nez avec un patrouille inattendue. Notons au passage que cette probabilité est d’autant plus faible que les soldats sont plus visibles mais si on les cache on ne pourra plus les utiliser pour illustrer tous les articles sur la lutte anti-terroriste en France.

Le dispositif Sentinelle a au moins le mérite d’être souple et plutôt bien organisé, en grande partie parce qu’il est proche d’une organisation permanente de combat. Le 13 novembre 2015, le chef de la BRI a été mis en alerte à 21h20, c’est le seul parmi les unités d’intervention à l’avoir été officiellement. Toutes les autres unités, ainsi que Sentinelle, se sont « auto-alertées », en fonction des bruits, parfois au sens premier, entendus. Dans les faits, elles l’ont toutes été pratiquement au même moment et se sont toutes mobilisées.

Du côté de Sentinelle, le colonel commandant le groupement de Paris intra muros a installé en quelques minutes son poste de commandement tactique et son petit état-major permanent Place Bastille, de manière à coordonner toutes les unités militaires dans la « zone de contact » du 11e arrondissement, 500 soldats engagés au total, qui ont à chaque fois contribué à organiser les points attaqués, les sécuriser avec des moyens « forts », et pour le coup la visibilité a été utile pour rassurer, puis surtout faciliter les secours, en particulier aux abords de la Belle équipe grâce à l’initiative d’un sous-officier en quartier libre non loin de là.

Avant toute chose, rappelons donc que si les soldats de Sentinelle n’ont pas empêché les attaques, ils ont malgré tout contribué, avec beaucoup d'autres, à sauver de nombreuses vies. En périphérie de la zone d'action, un autre PC a envoyé 500 autres soldats prendre en compte immédiatement la surveillance de quatre nouveaux points sensibles, Matignon, l’Assemblée et le Sénat, l’hôpital Necker, pour y relever des forces de police ou parce que ces sites pouvaient être attaqués.

De 22h à 22h15 au Bataclan

Concentrons-nous sur le Bataclan. L’arrivée sur place d’un groupe de combat est aussi une initiative d’un sous-officier qui se rendait avec son groupe en véhicule pour prendre sa mission de garde boulevard Voltaire. Voyant des civils s’enfuir d’une zone non loin, il décide d’y aller, et rend compte à son chef, qui approuve, par téléphone portable.  Il arrive sur place juste après 22 heures. L’attaque sur place a commencé vingt minutes plus tôt. Le commissaire adjoint commandant la BAC 75 Nuit, rentrant de service, est déjà intervenu de sa propre initiative, « au son du canon et des infos radio » et à abattu un terroriste à 30 mètres au pistolet, avant d'être pris sous le feu des deux autres et obligé de sortir. 

Quatre policiers de la BAC 94 arrivent à ce moment-là et donc presque tout de suite après le groupe SentinelleLe massacre a déjà eu lieu, les coups de feu ont cessé à l’intérieur et les terroristes encore vivants sont à l’étage avec des otages. Le maréchal des logis (MDL) fait débarquer ses hommes entre le square à côté et la façade du Bataclan et leur fait prendre les dispositions de combat. Les soldats ne savent alors strictement rien de la situation et le MDL se met à la disposition de la BAC, selon le vieux principe qui veut que le « premier arrivé commande » et de toute façon, la mission générale est d'appuyer les forces de sécurité intérieure.

Une rafale de fusil d’assaut survient alors immédiatement du côté du passage Saint-Pierre Amelot à l’arrière du Bataclan sans pouvoir en déterminer l’origine, probablement un tireur depuis l’arrière d’une fenêtre. Un deuxième tir surviendra de la même façon quelques minutes plus tard, puis un troisième, toujours un balayage au hasard, après l’ouverture de la porte de secours. Entre temps, le MDL a demandé à son chef la possibilité d’ouvrir le feu, qui lui est accordée. On reviendra sur cette exigence de toujours demander des autorisations de faire alors qu’en l’occurrence ce n’est pas nécessaire.

Avec les policiers présents, il n’y a alors que deux options : pénétrer ensemble à nouveau dans la grande salle, l’évacuer et la fouiller, et s’en prendre à l’étage en même temps ou successivement, ou alors, deuxième option, sécuriser la zone autour du Bataclan en attendant l’arrivée d’une unité d’intervention de la Police. La décision en revient aux policiers, qui sont prêt à entrer mais demandent d'abord au centre opérationnel de la Préfecture de Paris. Les militaires sont prêts à les aider dans les deux cas, quoique dans le deuxième il aurait sans doute fallu demander une nouvelle autorisation à la chaîne de commandement. C’est à cette occasion qu’un des policiers de la BAC aurait demandé qu’on lui prête un Famas au cas où il irait sans les militaires, ce qui témoigne que ce n’était pas si évident. Au passage, le militaire refuse, ce qu’on ne peut lui reprocher mais personnellement cela ne m’aurait pas choqué qu'il prête son arme.

De toute façon, le centre opérationnel de la Préfecture coupe court très vite aux supputations en interdisant de faire quoi que ce soit à l’intérieur et notamment l’engagement des militaires (« nous ne sommes pas en guerre » aurait, paraît-il, été la justification) et d'attendre l’arrivée de la BRI. Un de mes chefs me disait : « tu as l’initiative tant que tu n’as pas rendu compte ». Il est probable et assurément heureux que le commissaire qui est entré dans le Bataclan pendant quelques minutes et a fait cesser le massacre en tuant un des terroristes n’ait pas demandé l’autorisation d’intervenir. Il serait sinon probablement toujours devant la porte. 

Après l’appel au CO, de la même façon que lorsque le 7 janvier il avait ordonné à la BAC de boucler Charlie-Hebdo mais pas d’intervenir, la situation est réglementairement gelée. Comme l’expliquera Christophe Molmy, chef de la BRI, devant la commission : « Ils [les policiers présents] avaient cessé leur intervention puisque les tirs avaient cessé. Dans l’hypothèse où les tirs cessent leur travail n’est pas en effet d’entrer et de progresser-les risques de la présence d’explosifs ou de terroristes embusqués et le risque de sur-attentat sont importants-mais de figer la situation, ce qu’ils ont d’ailleurs très bien fait ».

Du côté de Sentinelle, le groupe de soldat est alors séparé en deux. Une équipe de 4 est postée du côté du square, dans l’axe de tir des terroristes, pour en interdire la zone, aux journalistes notamment, et aider à l’organisation des secours à proximité. Une autre est placée en couverture avec des policiers face au passage Saint-Pierre Amelot. Précisons que l’accès au Bataclan, par une porte de secours blindée ou par les fenêtres, est alors techniquement impossible par ce côté. Personne ne dispose des moyens de forçage ou d’escalade qui permettrait éventuellement de tenter une pénétration, avec par ailleurs très peu de chances de succès. 

Le passage est alors une zone de feux asymétrique. Les deux terroristes peuvent y tirer facilement depuis les fenêtres ou même la porte d’accès en l’ouvrant subitement. Inversement, et hormis le cas, très improbable, de l’ennemi qui se présente pleinement à la fenêtre pendant au moins une seconde, il est difficile, même avec un fusil d’assaut, de toucher ces mêmes tireurs. On ne les voit pas sauf un avant-bras apparu furtivement, on est presque certains qu’ils sont entourés d’otages et ils sont par ailleurs bardés d’explosifs. La seule possibilité est de couvrir la zone, c’est-à-dire concrètement d’empêcher de fuir les terroristes de ce côté. Quelques minutes plus tard, cela aidera une équipe du RAID de venir récupérer des blessés dans le passage avec un véhicule blindé.

BRI-RAID-FIPN-GIGN-PP-DGPN-DGGN

C’est à ce moment-là, à 22h15-20, qu’arrive l’ unité d’intervention rapide de la BRI depuis le 36, quai des orfèvres. Nous sommes dix à quinze minutes après le blocage des six premiers policiers qui pensaient probablement que la BRI arriverait dans la minute. Devant la commission, Christophe Molmy justifie cette vitesse relative (le « 36 » n’est qu’à 1 500 mètres à vol d’oiseau) par la nécessité de se reconfigurer au dernier moment en « version lourde » après avoir appris l’usage d’explosifs par les terroristes. Il faut rappeler aussi, comme l’a fait Jean-Michel Fauvergue, patron du RAID, devant la même commission, que les fonctionnaires de police en alerte le sont chez eux et, même équipés partiellement à leur domicile, il faut toujours prévoir un temps de regroupement. Pour autant, au mieux l’unité aurait peut-être pu arriver au Bataclan dix minutes plus tôt, un quart d’heure grand maximum, mais une éternité pour ceux qui sont à l'intérieur. Comme toutes les autres unités d’intervention, qui par principe sont forcément en retard sur les événements, cela n’aurait pu empêcher l’attaque du Bataclan.

Arrivée donc de la BRI, et dix minutes plus tard d’un détachement du RAID auto-alerté. Commence alors en arrière fond une nouvelle guerre de périmètre des polices qui se traduit en arrangements aigre-doux forcés sur le lieu de l’action. Le 13 novembre, la Préfecture de police de Paris, de fait, la troisième composante du ministère avec la Police nationale et la Gendarmerie au sein du ministère, a justifié de sa souveraineté territoriale pour ne pas activer autre chose que sa propre unité d’intervention. Est-ce que l’activation de la Force d’intervention de la Police nationale (FIPN), chargée de coordonner l’action de tous les services d’intervention de police, aurait changé les choses ? Le chef du RAID qui arrive aussi très vite au Bataclan en est apparemment persuadé considérant que les moyens, sinon les compétences mais cela affleure dans les propos, déployés tout de suite par la BRI sont trop faibles. Le chef de la BRI est évidemment d’un avis opposé et dément tous les chiffres cités par son collègue. Dans les faits, il n’est certain que l’activation de la FIPN aurait permis de faire mieux. Cela aurait fait simplement du chef du RAID le patron de l’opération. Là, c’est plutôt celui de la BRI qui décide et pénètre dans le Bataclan à 22h20.

Que faire alors ? Tout en évacuant quelques premiers blessés proches, la première équipe considère la situation  : la salle de concert avec son spectacle épouvantable de centaines de morts, blessés, sidérés, valides, mais aussi ses menaces éventuelles cachées déjà évoquées ; puis il y a l’étage avec les derniers terroristes et des otages en très grand danger. La décision est prise, avec les hommes de la BRI et du RAID ensemble, de boucler et sécuriser le rez-de-chaussée puis d’évacuer valides et blessés après les avoir fouillés. L’évacuation prend fin vers 22H40. 

A ce moment-là le GIGN arrive à la caserne des Célestins, près de la place Bastille. Il est placé en réserve d'intervention. C'est un choix logique, sa présence serait alors inutile au Bataclandéjà pris en compte et on ne sait alors pas encore si les attaques sont terminées. Cet ordre opérationnel vient...du cabinet du ministre. Le spécialiste en organisation notera qu'on se trouve donc désormais avec deux centres parallèles donnant des ordres aux mêmes unités mais toujours pas, comme les militaires, deux niveaux différents : un pour la conduite tactique sur place et un pour la gestion au-dessus et autour (organiser le bouclage de Paris, etc.). Tout se fait en même temps et selon des voies parallèles. Il n'est pas évident que la place du décideur opérationnel, a priori le Préfet de Paris, fut alors d'être collé au chef de la BRI mais je m'avance sans doute.

L’étage supérieur du Bataclan est abordé à 23h par la BRI, pendant que le RAID prend en compte le rez-de-chaussée et les abords où il incorpore d’ailleurs l’équipe de Sentinelle. Une colonne d’assaut de la BRI trouve les deux derniers  terroristes retranchés avec une vingtaine d’otages dans un couloir fermé. Après quelques tentatives de dialogue qui permettent surtout de se préparer à l’assaut, celui-ci est lancé avec succès à 00h18. Foued Mohamed-Aggad, et Ismaël Omar Mostefaï sont tués et les otages libérés sains et saufs.

Est-ce que cette intervention de la police aurait pu mieux se passer ? Les chefs ont fait les choix qui leur paraissaient les plus justes, ou les moins mauvais, en fonction des informations, limitées et confuses dont ils disposaient et des risques possibles. Terroristes cachés ou pièges ne sont pas apparus, ce qui rétrospectivement peut induire l’idée d’une trop grande prudence alors que des dizaines de blessés demandaient des soins. Oui mais voilà, les décisions ne se font jamais en direction du passé connu, elles se font en direction de l’inconnu et elles sont prises dans le feu, la confusion et l’urgence. Si effectivement, ce qui était possible, une attaque dissimulée avait été déjouée, le jugement rétrospectif serait différent. Cela incite à une grande prudence et à une grande modestie quand on analyse techniquement l’action d'une force  armée sans contredire toutefois son absolue et transparente nécessité…mais surtout pas par le biais d’un Juge. Le plus sûr effet que l’on peut attendre de l'appel à la Justice est d’introduire des gouttes supplémentaires d’inhibition chez les futurs décideurs de vie et de mort. Or dans ce type de contexte l’inhibition fait généralement plus de morts qu’elle n’en sauve.

Obéir..ou pas ?

Le procès qui (re)pointe contre les militaires de l’opération Sentinelle est un mauvais procès. Le sous-officier arrivé au Bataclan a obéi à tout le monde, depuis le ministre de l’Intérieur pour qui, devant la commission « Une intervention pour sauver des vies n’est possible que dès lors qu’il y une maîtrise totale du lieu et des conditions de l’intervention » (il ne pense pas alors aux militaires dont la présence dans son périmètre ministériel l’énerve profondément) jusqu’au Gouverneur militaire de Paris (GMP), le général Le Ray, qui affirme de son côté qu’ « on n’entre pas dans une bouteille d’encre » et pour qui « il était exclu que je fasse intervenir mes soldats sans savoir ce qui se passait à l’intérieur du bâtiment ».

Le sous-officier aurait pu envoyer balader tout le monde comme le commissaire de la BAC 75 N avant lui. Après tout, quoiqu’en dise le GMP (dont l'incroyable « Il est impensable de mettre des soldats en danger dans l’espoir hypothétique de sauver d’autres personnes ») qui visiblement n’aurait jamais pris, lui, l’initiative de ce commissaire, les soldats ont été inventés pour justement « entrer dans des bouteilles d’encre ». C’est même souvent pour cela que l’on s’engage dans une unité de combat. 

Il aurait donc pu désobéir à tout le monde, y compris un peu à lui-même (« Nous [tankistes] ne sommes pas entraînés à discriminer dans les conditions d’une attaque terroriste effectuée en milieu urbain »). Après tout, il est venu au Bataclan de sa propre initiative.

Détail significatif, les soldats de Sentinelle, dont on a toujours peur qu’ils fassent des bêtises, sont alors équipés d’un « témoin d’obturation de chambre » (TOC) dans la chambre de leur Famas et qui empêche tout tir intempestif. Ce TOC doit normalement être dégagé en armant le fusil. Dans ce cas précis devant le Bataclan, en prenant les dispositions de combat, trois armes sur huit ont été bloquées et sont donc devenues inutilisables. C’est un symbole de la manière dont, à force de méfiance et de contrôle, on finit par bloquer et sous-employer son potentiel.

Envoyer balader d’accord mais ensuite pour quoi faire ? La principale plus-value des soldats lorsqu’ils arrivent au  Bataclan est qu’avec leurs fusils d’assaut ils peuvent interdire la sortie, et donc la fuite, par l’arrière du bâtiment sans avoir à pénétrer dans le passage Saint-Pierre Amelot. Avec leurs armes de poing et les calibres 12, les policiers de la BAC sont un peu courts en portée pratique pour y parvenir. Cette mission indispensable de couverture, qui aurait été assurée ensuite par la BRI ou le RAID, a été prise en compte tout de suite par les soldats. 

Et ensuite ? A ce moment-là tout le monde est persuadé que la BRI arrive dans la minute mais admettons que le MDL passe outre. Admettons aussi que les policiers présents ne s'y opposent pas et qu'avec les quelques soldats restants ou même avec tous en faisant l’impasse sur la couverture il se lance dans le bâtiment. Le voici donc avec quatre ou six soldats dans la salle (au passage, le patron du RAID accuse la BRI de n’être venu qu’à 7, chiffre jugé insuffisant par lui pour assurer la mission, la BRI dément tout). Avec ça, il peut effectivement commencer à fouiller la zone, en deux petites équipes de part et d’autre de la salle…pendant trois à cinq minutes, le temps que le chef de la BRI n’arrive, furieux, et exige leur départ. Suivra ensuite l’opprobre de ce dernier puis celle du chef du RAID, du Préfet de police arrivé sur place, puis de ses chefs pour avoir agi sans ordre, outrepassé la mission de Sentinelle et sans doute d’avoir créé un incident avec le ministère de l’Intérieur. Beaucoup d’ennuis donc en perspective, et on n’imagine même pas l’hypothèse où ayant abandonné la couverture du passage, les deux terroristes seraient parvenus à s’enfuir du Bataclan. 

Le choix de l'embarras

S’en prendre aux acteurs des différents services sur le terrain, dont on notera au passage qu’ils s’entendent tous et s’accordent bien, c’est comme s’en prendre à un gardien de foot parce qu’on a pris un but, en oubliant que si le gardien est sollicité c’est que tout le système défensif avant lui a échoué. Le vrai scandale des attaques du 13 novembre est qu’au niveau plus le plus élevé, on n’y était pas préparé malgré les évidences, et tous ceux qui disent qu’il était impossible de prévoir une telle combinaison d’attaques sont des menteurs et des lâches devant leurs responsabilités.

Le ministère de la Défense a pu justifier de la « militarisation »  (lire « l’emploi d’un AK-47 par un homme ») des attaques le 7 janvier pour introduire Sentinelle, extension en volume de la déjà permanente Vigipirate. Ce magnifique moyen d’ « agir sans agir » et de se montrer sans risques arrangeait tout le monde, sauf les soldats et le ministre de l’Intérieur.

Depuis vingt ans, début de Vigipirate qui correspond par ailleurs sensiblement à l'apparition des procédés des attaques terroristes multiples « militarisées », personne n’a cependant visiblement imaginé que l’on pouvait engager des soldats au combat en France au delà d'un accrochage en autodéfense et surtout pas à prendre d'assaut l’intérieur d’un bâtiment en France. 

Pourtant, je connais des groupes de combat d'infanterie, et pas forcément de Forces spéciales, qui auraient pu intervenir efficacement dès le début du massacre au Bataclan. Avec des équipements spécifiques de pénétration, il aurait peut-être été même possible de forcer les retranchements avec les otages. Cela aurait été très délicat, mais possible. L'opération suivante, le 18 novembre à Saint-Denis, était par exemple largement à la portée d'une section d'infanterie renforcée d'un bon sapeur-artificier. 

Avec les tankistes, comme ceux qui étaient là le 13 novembre au Bataclan, ou des artilleurs ou d'autres dont par définition le combat d'infanterie n'est pas le métier premier, les choses auraient été techniquement plus difficiles mais en arrivant en premier, il aurait fallu y aller quand même et sans avoir à demander d'autorisation, surtout pas au GMP. Cela aurait été sans doute plus maladroit qu'avec des fantassins, mais malgré tout préférable à ne rien faire. 

Dans ce genre de situation, il faut arbitrer entre la vitesse d'intervention et sa qualité en fonction de l'ampleur et de l'imminence du danger pour les civils. Un adage militaire dit qu'il vaut souvent mieux une solution correcte qu'une solution excellente une demi-heure plus tard et trop tard. Dans le cadre d'un massacre, j'ai personnellement tendance à penser que la solution rapide, disons avec l'intervention d'un groupe de soldats proches plutôt qu'avec le RAID une demi-heure plus tard, est préférable. En fait, l'intervention d'un individu seul armé et compétent, même en tenue civile ou même civil tout court suffirait déjà à mon soulagement si j'étais à l'intérieur du groupe attaqué par des terroristes.

L'hypothèse que des militaires arrivés les premiers devant un lieu de massacre fermé interviennent à l'intérieur  a-t-elle seulement été sérieusement envisagée ? En écoutant les auditions, et notamment celle du GMP, le général Le Ray, j'en doute fort. Il est vrai que cela ne faisait que vingt ans que des militaires étaient dans les rues de France. En 2015, l'attaque d'un commando à Louxor datait déjà de dix-huit ans, celle du théâtre Dubrovka de Moscou de treize, de Beslan de onze, de Bombay de cinq, de Nairobi de deux, de Charlie-Hebdo et de l'Hypercacher de onze mois seulement, compte-à-rebours sinistre que certaines unités spécialisées ont pris en compte tactiquement mais clairement pas les armées et ceux qui leur donnaient des ordres.

On revient toujours à ce besoin de visibilité mais...à basse violence et surtout sans imaginer que les choses puissent changer. L'équation se résumait à des missions normales de vigiles (avec légitime défense restreinte, TOC et demandes d'autorisation) et à un appui aux forces de sécurité intérieure en cas de coup dur. 

Au passage, notons que les interventions les plus rapides de toute l’opération Sentinelle le 13 novembre ont été le fait de deux sous-officiers qui n’étaient pas encore ou plus de service. Si l’un d’eux alors en train de boire un verre, avait choisi le bar un peu plus loin et s’il avait conservé une arme de service, un massacre aurait peut-être été évité, arrêté ou enrayé. L'attaque terroriste multiple la plus vite stoppée à eu lieu au Mali l'an dernier, lorsque le commando terroriste s'est retrouvé nez-à-nez avec un militaire français en maillot de bain et tongs...mais armé.

En fait, le soir du 13 novembre, le dispositif Sentinelle le plus efficace aurait été de placer en alerte les groupes de combat d'infanterie (pas chez eux comme les policiers mais déjà groupés et équipés, avec des véhicules), de mettre les autres en patrouille de zone et d'accorder à ceux qui sont en quartier libre, le droit de porter une arme de poing. Bien entendu tous auraient déjà disposé du droit de légitime défense élargie à la « menace réitérée », ce qui n'était pas encore le casIl s’en serait trouvé mécaniquement dans tous les bars qui ont été attaqués et au concert du Bataclan. Ils seraient donc intervenus tout de suite avant d’être rejoint par des camarades bien plus rapidement que n’importe quelle unité d’intervention à 30 minutes « après rassemblement ». Mais rappelons-le, le but de Sentinelle n’est pas d’empêcher les attaques terroristes contre la population, sinon ce serait un piteux échec, mais de protéger des points particuliers, comme des vigiles, travail qui peut être effectué aussi bien par...des vigiles adéquatement formés.

Du côté de l’Intérieur, un mot juste pour souligner la misère de voir un ministre freiner toute enquête et toute critique, comme si les critiques étaient des traîtres à la Patrie. Les renvois de balle, les luttes de périmètre qui transpirent dans certaines auditions ("mais que faisait le RAID à l’Hypercacher ?", "Mais que faisait la BRI à Saint-Denis ?", "Quel est le con de préfet qui a fait appel aux militaires ?") ne sont pas d’une excessive noblesse. Chacun de ses services a travaillé pour s’adapter mais à l’échelon supérieur quelle pitié de voir un ministère, dont c’est pourtant le rôle, s’interroger après le 13 novembre 2015 sur le fonctionnement « non optimal » du centre opérationnel de Paris, et sur la manière d’y « intégrer les militaires de la force Sentinelle ou les médecins civils ».

Toujours après ! (devise des grandes organisations rigides)

Au bout du compte, ce qui fait le plus mal c’est de voir que depuis trois ans, et on pourrait même dire depuis 2012, si les acteurs à la base se débrouillent avec énergie et abnégation, il faut au sommet des « cygnes noirs », un terme élégant pour « grosses claques et grandes souffrances », pour vraiment faire évoluer les choses, au-delà de la communication s’entend. Toutes les grandes inflexions de la politique de Défense ou de sécurité, des budgets, de l’organisation ont été prises après l’action violente des salopards, jamais avant et notamment lors de l’exposé des gens honnêtes, sans doute parce que l’émotion provoquée par les premiers est toujours plus forte que l’exposé rationnel des seconds. Tout était clair depuis longtemps pourtant dans la stratégie et les modes d’action de l’ennemi. Répétons-le, comme dans une tragédie grecque nombreux sont ceux qui ont assisté à la mécanique implacable et sans surprise vers les attaques terroristes de 2015. 

Il aurait peut-être fallu considérer aussi nos ennemis pour ceux qu’ils sont, c’est-à-dire justement des ennemis et non des criminels, des politiques rationnels dans un cadre idéologique particulier et non de simples psychopathes. Cela aurait peut-être aidé à privilégier l’action en profondeur et sur la durée, ce que l’on appelle une stratégie, à la réaction gesticulatoire. Beaucoup de progrès ont été accomplis mais à quel prix.

Valeurs, vertus et vainqueurs-Inflexions n°48 septembre 2021

La guerre est chose importante et le combat chose risquée. On ne peut s’y engager sans y être poussé ou tiré par quelque chose de plus fort que le danger. On ne part pas se battre sans des valeurs à défendre et des vertus à honorer, le tout dans le cadre d’une vision particulière de la guerre. La bataille est ainsi d’abord une confrontation entre un rôle que l’on croit devoir jouer, voire que l’on aimerait jouer, et la réalité de ce qui est demandé. 

Dans l’absolu, il devrait y avoir correspondance. Le cadre mental, à la fois guide et moteur de l’action, devrait logiquement partir des missions que l’on aura à mener afin de s’y préparer et s’y conformer au mieux. C’est parfois le cas, lorsque la forme de la guerre est bien connue, évolue peu et qu’elle se déroule entre adversaires qui se ressemblent. Le fils combattra alors comme son père et sera initié très tôt dans ce qu’il est convenable et même recommandé de faire pour être honoré dans un tel contexte.

Mais dès que l’on sort de ce cadre précis et que l’on introduit quelques différences ou turbulences et l’accord entre ce qui est prévu et ce qui advient réellement disparaît très vite. De fait, comme ces changements sont plutôt fréquents et que les codes de comportement sont inversement des choses plutôt rigides, la rencontre entre le prévu et le réel tient le plus souvent du hasard, parfois heureux, parfois dramatique, mais presque toujours surprenant. Cette rencontre entraine en fait très souvent une tension entre le souhaitable, pour être vainqueur, et le souhaité, pour respecter les exigences de son milieu, qui ne s’apaise que lorsque survient un nouvel équilibre précaire.

Pas plus de quatre pas en arrière

Le 16 novembre 1351, le roi de France Jean II dit le Bon fonde l’ordre de l’Étoile, un ordre de chevalerie destiné à rivaliser celui de la Jarretière qui attire depuis trois ans les meilleurs chevaliers de son temps au service du roi d’Angleterre Édouard III. Empreint de l’esprit des Demandes pour la joute, les tournois et la guerre de Geoffroi de Charny, Jean le Bon se veut lui-même héros, mais aussi vainqueur dans le conflit permanent qui l’oppose aux prétendants au trône de France, Édouard III et Charles de Navarre. L’ordre de l’Étoile, dont il est le grand-maître est ainsi conçu aussi pour régénérer une armée royale profondément affectée par le désastre de Crécy cinq ans plus tôt.

La bataille de Crécy a en effet beaucoup marqué les esprits, car les chevaliers y sont morts en nombre, sans doute plus de 1500 dont onze de haute noblesse. Une immense surprise dans une époque où les chevaliers meurent finalement assez peu sur le champ de bataille à la fois protégé par leurs armures et les conventions qui autorisent le paiement d’une rançon en échange de la vie sauve. Cette fois, les chevaliers français sont morts fauchés par les archers puis par les fantassins ou chevaliers anglais à pied qui, pressés par le temps et dans l’incapacité d’amener avec eux des prisonniers, n’ont eu aucune pitié envers les hommes à terre.

La surprise est donc autant sociale que tactique. Certes, quelques années plus tôt, en 1302, une autre armée de chevaliers français s’était engluée dans la boue en chargeant à Courtrai et plusieurs centaines de comtes, barons et chevaliers, avaient été massacrés par des miliciens flamands, mais on pouvait accorder à ces gueux chanceux l’excuse de l’ignorance de la bonne conduite sur le champ de bataille. La bataille de Courtrai avait donc été classée comme une anomalie, puisque ce n’était pas l’issue «normale» d’un affrontement. Cette fois à Crécy on se trouvait entre gens du même milieu culturel et les Anglais n’ont pas joué le jeu. Non seulement ils ont beaucoup trop abusé des armes de jet, ces armes si viles par rapport au vrai combat au corps à corps, mais en plus ils ont tué les nobles.

Les cités grecques de l’époque préclassique (800-500 av. J.-C.) avaient également mis beaucoup de temps mettre en place un ensemble de normes et de règles très précises pour régler leurs différends. La guerre se limitait à une ou deux batailles d’hoplites, grands chocs très ritualisés de guerriers-agriculteurs qui pouvaient l’espace de quelques heures acquérir de la gloire, le kydos, avant de repartir travailler aux champs. Bien entendu lorsque des étrangers à ce cadre commun survenaient, comme les Barbares perses, il n’y avait plus aucune convention, ni de fait aucune limite à la violence. Et puis à l’intérieur même de ce cadre, certaines cités elles-mêmes n’ont plus joué le jeu. En devenant invincible sur le champ de bataille, l’armée spartiate ne donnait plus du tout envie de l’y rencontrer. Comment acquérir de la gloire en effet si on est forcément vaincu? D’un autre côté, en ne dépendant plus de l’agriculture pour vivre, la cité d’Athènes se moquait que le roi spartiate Archidamos vienne en 431 av. J.-C. détruire les récoltes pour l’obliger au combat. En écrasant la flotte perse à Salamine, les Athéniens avaient par ailleurs donné des lettres de noblesse a une autre forme de guerre, aussi pouvaient-ils dans l’honneur refuser la grande bataille hoplitique pour privilégier des expéditions navales.

Au moins y avait-il eu du côté athénien, une réflexion préalable à la guerre. Rien de tel en France au début de la guerre de Cent Ans. En 1346, le conflit a déjà commencé depuis six ans, par un autre désastre, celui de la flotte française à l’Écluse, et on a eu tout loisir de voir comme l’armée du roi Édouard III combattait. Il n’y a pas eu pour autant la moindre adaptation de la pratique française avant le choc de Crécy. Après celui-ci, on fut quand même obligé de s’interroger. Une analyse froide et rationnelle de la bataille aurait montré que le désastre français avait été le résultat d’un système tactique anglais très supérieur à celui du roi de France, en grande partie grâce aux barrages de milliers d’archers équipés du redoutable arc gallois. Mais l’analyse ne fut pas rationnelle et même largement biaisée.

Dans l’image qui se dégagea de la bataille, l’analyse tactique compta peu au détriment de la comparaison des vertus. On retint la «lâcheté» du contingent d’arbalétriers génois et qu’il fut engagé à la hâte, épuisé, sans protection des pavois, sous une pluie qui rendait délicat l’emploi des arbalètes et sous les milliers de flèches anglaises ne comptait pas. La bataille a même commencé par l’engagement de la chevalerie française contre ces lâches génois, alliés sur le terrain, mais si éloignés socialement et culturellement. Les survivants seront même exécutés par la suite. Elle s’est poursuivie ensuite par plus de quinze charges désordonnées et impuissantes, presque toutes brisées par les milliers de flèches anglaises. Une seule parvint à franchir les pièges, mettre en fuite quelques archers pour se retrouver finalement arrêtée par les chevaliers anglais à pied et les fantassins disciplinés. Bien au-delà des gens de peu munis d’un arc, qui sont à peine évoqués dans les récits, c’est bien la discipline des «homologues» chevaliers anglais à pied qui est retenue.

Aussi Jean le Bon croit pouvoir retrouver le chemin de la victoire, non pas en créant à son tour un corps d’archers, mais en disciplinant sa chevalerie. Soldés par le roi de France, les chevaliers membres, de l’ordre de l’Étoile doivent jurer de ne jamais tourner le dos à l’ennemi. Lors de leur première réunion, ils jurent même de ne pas reculer de plus de quatre pas face à l’adversaire.

Dans le délicat arbitrage entre virtus, le courage physique et homérique, et disciplina, le courage stoïcien du combattant aligné, que décrit Jon E. Lendon dans Soldats et fantômes, le chevalier peut donc toujours témoigner de sa prouesse dans les duels, mais ceux-ci se feront à pied et en ligne à côté de ses pairs. On connaît la suite. Dix ans après Crécy, l’armée du roi de France rencontre celle du Prince de Galles près de Poitiers. Tactiquement, la bataille est une réplique de Crécy, les masses françaises désordonnées se faisant à nouveau étriller par les archers anglais, à pied plutôt qu’à cheval cette fois, mais les résultats stratégiques sont encore plus désastreux, puisque le roi, à la tête de ses chevaliers de l’Étoile, refuse de reculer conformément au code d’honneur. Tous sont donc tués, comme Geoffroi de Charny, ou capturés, comme Jean le Bon, ce qui conduira à une profonde crise dans le pays, au paiement d’une énorme rançon et à la perte du tiers du territoire au profit du roi d’Angleterre. L’attachement forcené d’un homme et d’une catégorie sociomilitaire à une forme précise de démonstration du courage homérique, en décalage avec les nécessités du réel, aura ruiné le pays. Pour autant, le courage et l’infortune du roi provoquent une grande sympathie dans le royaume et le «Père, gardez-vous à droite; Père, gardez-vous à gauche», de son fils cadet de Jean, Philippe le Hardi, a été ensuite pieusement conservé dans le roman national.

Moins flamboyant, Charles V, d’abord dauphin et régent puis successeur de Jean, n’apparaît par la suite jamais sur le champ de bataille, mais il considère la défense du royaume comme une valeur supérieure à la démonstration de ses propres vertus guerrières, par ailleurs réduites. Charles V a aussi l’intelligence en 1370 de désigner Bertrand du Guesclin comme Connétable de France, c’est-à-dire chef des armées. Du Guesclin est l’antithèse d’un Jean de Luxembourg, grand noble chargeant à Crécy aveuglément, au sens premier comme au figuré. Du Guesclin est même un des rares grands chefs français à utiliser la ruse, une qualité jugée plutôt vile par la noblesse. Mais nécessité fait alors loi et, à la manière athénienne et avec plus de succès, la ruse d’un du Guesclin permet d’obtenir finalement bien plus de résultats stratégiques que les folles charges droit sur l’ennemi.

L’affaiblissement du royaume avec la folie de Charles VI consacre pourtant leur retour. Il y a d’abord la victoire sur les Flamands à Roosebeke en 1382, revanche de Courtrai où on s’empresse de massacrer impitoyablement ceux dont les ancêtres avaient trahi les conventions humanitaires de la noblesse. La noblesse refait enfin de la «vraie guerre» et les choses semblent rentrer dans l’ordre après une parenthèse malheureuse, jusqu’à ce que les mêmes causes produisant les mêmes effets, les charges de chevaliers viennent à nouveau se briser sur les lignes anglaises, à Azincourt cette fois en 1415.

Épées et machines

La leçon porta, non pas dans l’esprit de la noblesse française, mais dans ceux du Roi de France Charles VII et du connétable de Richemont qui purent ainsi, non sans mal, imposer leur autorité et créer un nouveau modèle d’armée. On instaura, presque définitivement, un nouveau contrat social où la bourgeoisie acceptait d’échanger l’impôt contre la sécurité assurée par l’État détenteur du monopole d’emploi de la force. Dans une sorte de partenariat public-privé, le Roi finançait ainsi une armée encadrée par ordonnances où coexistaient l’aristocratie et ses valeurs avec l’armée du Roi faite de mercenaires et d’entrepreneurs en particulier dans l’artillerie et les armes à feu. La fougue, plus ou moins contrôlée, côtoyait la science et l’esprit de géométrie des jardins à la française, selon des dosages qui allaient varier selon les époques.

À ce moment-là, au milieu du XVe siècle, cet équilibre du Yin et du Yang est plutôt bon et l’armée du Roi de France est irrésistible. Elle écrase les Anglais en quelques années, puis à la fin du siècle pénètre en Italie pour la première fois sous la conduite de Charles VIII. Le pays est voisin et pourtant l’apparition des Français y est aussi bouleversante que celle des Turcs dans les Balkans et presqu’autant que celle des Espagnols face aux Aztèques. La guerre entre les cités italiennes est confiée à des entrepreneurs guerriers, les condottieres, qui prennent soin du capital humain dont ils ont le commandement, un peu par humanité, beaucoup par intérêt économique. À l’instar des cités grecques, la guerre s’y déroule selon des règles communes mais la forme y est inverse, toute de manœuvres et de sièges savants, avec le moins de risques possibles.

L’arrivée des Français bouscule ces équilibres. L’artillerie française met à bas les châteaux avec une grande facilité et les compagnies de gendarmes, la chevalerie soldée et encadrée, ne font pas de quartier. La première guerre d’Italie est, au moins initialement, une guerre éclair pour les Français dont le roi, très chevalier, poursuit le rêve de libérer Jérusalem des mahométans. Et puis, les adversaires des Français imitent leur modèle et les châteaux, très hauts jusque-là deviennent au contraire très plats. Les batailles redeviennent indécises, on en fait donc moins, et les sièges plus difficiles, on y passe à nouveau plus de temps.

On assiste alors à un basculement de valeurs. La conjonction du développement de l’esprit scientifique et des techniques nouvelles, sur terre ou sur mer, transforme les troupes et les navires en grandes machines, où le soldat n’est qu’un rouage. La fougue, incarnée par le Prince de Condé, vainqueur de la bataille de Rocroi en 1643, reste une valeur sûre, mais la mode est plutôt passée aux beaux ordonnancements. Pour savoir ce qui est prestigieux en France, il faut considérer où se montre le roi. Or, le «grand roi» Louis XIV n’apparaît que dans les sièges. Les batailles sont confuses et donc déplaisantes à l’esprit du temps. Les sièges en revanche surtout conduits par Vauban, membre de l’Académie des sciences, sont sûrs et donc beaux. Significativement, lorsqu’on invente les premières décorations, comme l’ordre de Saint Louis, elles ressemblent étrangement à des forteresses en étoiles.

Dans ce grand basculement, l’imaginaire est pourtant longtemps réticent. Plus les batailles échappaient au code de chevalerie, plus on demandait de la discipline, et plus on développait les joutes et les tournois pour montrer sa virtus, son courage individuel. Ce qui était au départ une manière de s’entraîner au combat réel devient une guerre idéale de substitution. Les choses y sont alors parfaites, puisqu’on s’affronte entre pairs selon des codes bien précis et sous le regard des dames de la noblesse, avant de se retrouver tous à banqueter. Lorsque le roi Henri II est tué des suites d’une joute en 1559, la schizophrénie est alors totale. Les tournois ne sont plus qu’un sport, forme très abstraite et aseptisée quoique toujours violente, des vrais combats que le roi a lui-même conduits en Italie. Il faut ce choc pour éteindre cette lumière résiduelle d’une étoile disparue. La reine Catherine de Médicis interdit tous les tournois et les joutes sur le sol français.

Ils persistent pourtant sous la forme des duels individuels ou collectifs, bien plus excitants pour l’imagination que la laborieuse guerre de siège ou même les batailles à tirs de ligne sous la fumée des poudres. Ce sont des duels que décrit Alexandre Dumas dans Les trois mousquetaires pas des batailles rangées. Par un étrange effet de décalage, duels et joutes sont remplacés dans les cérémonies par des parades et des manœuvres en ordre serré, désormais et depuis longtemps encore moins réalistes que les tournois de l’époque d’Henri II. Peut-être en est-il toujours ainsi. La guerre réelle produit une imagerie qui perdure souvent bien au-delà de sa disparition, dans les démonstrations, les films, les sports ou les jeux d’enfants et notamment de ceux qui envisagent d’être soldats et qui pour le coup sont souvent surpris lorsqu’ils le deviennent.

Turbulences

La réalité du combat change à la fin du XVIIIe siècle avec la transformation de leur contexte. Ce n’est alors pas tant une évolution des techniques qui change tout qu’un changement de regard. En prenant modèle sur les cités antiques grecques et romaine, les nouvelles républiques américaine et française considèrent chaque citoyen comme soldat potentiel capable d’initiative et de courage, des vertus que s’arrogeait seule l’aristocratie.

Outre que cela permet d’enrôler des masses inédites de combattants par conscription, la forme des combats change. Les armées de la guerre en dentelles étaient étroitement contrôlées et encadrées, car on y craignait la désertion. On était donc réticent à l’emploi des tirailleurs, ces soldats combattant seuls en avant des troupes, et surtout à poursuivre l’ennemi en repli de peur de disloquer son propre dispositif. Toutes ces réticences disparaissent dans les armées de la Révolution et de l’Empire, et les combats deviennent d’un seul coup plus décisifs. Avec en plus le développement des routes et de la cartographie, l’heure n’est plus aux sièges savants, mais aux manœuvres et aux grandes batailles. Avec de surcroît le génie de Napoléon, un homme qui n’aurait jamais accédé à de hautes fonctions dans un autre système politique, les petites armées professionnelles des monarchies, où le soldat rare et cher est à la fois préservé et contrôlé, sont balayées par les armées françaises avant, une nouvelle fois, de les imiter.

Vient ensuite la transformation des conditions matérielles de combattre dans une révolution technique militaire qui s’étend sur cent ans des années 1840 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sa première poussée est une augmentation phénoménale de la puissance de feu. Les fusils à âme rayés tirent toujours plus loin, plus vite et plus précisément, suivis des canons et des armes automatiques, et pendant ce temps on se déplace toujours à pied ou à cheval et on commande avec des messagers. Cela place les penseurs militaires dans la perplexité. Que va-t-on demander aux soldats pour s’adapter au nouveau contexte? Faut-il combattre de manière dispersée pour échapper aux feux? C’est l’esprit des bataillons de Chasseurs, mais cela suscite de nombreuses réticences. Combattre caché, camouflé voire couché et qui plus est en tenue terne, est qualifié de «combat d’Indiens» par les adeptes du combat debout, en ligne et en bel uniforme, qui constatent aussi plus sérieusement que les soldats non contrôlés ne parviennent pas à s’emparer d’une position et se contentent de «tirailler». Il y a donc une autre tendance qui considère qu’il faut surmonter le blocage par un surcroit d’énergie et d’esprit de sacrifice par des assauts résolus sous la conduite d’officiers ardents.

La nouveauté de l’époque est aussi que l’on sait ce qui se passe ailleurs. On est frappé en France par la victoire des Japonais face à la Russie (1904-1905) et on s’identifie facilement à eux face aux Allemands. Le courant «sacrificiel», soutenu par un renouveau spirituel catholique, s’impose et est connu depuis sous l’appellation de l’«offensive à outrance». L’idée, portée initialement par de jeunes officiers contre leurs anciens, est de terminer la guerre au plus vite, car, croit-on, la France ne peut concurrencer la puissante Allemagne sur la durée, et pour cela il faut faire preuve de la plus grande agressivité possible en portant le maximum de troupes à l’avant et «sauter à la gorge de l’ennemi dès qu’on le rencontrera» selon les mots du colonel de Grandmaison, le représentant le plus connu de cette école de pensée.

La guerre est un révélateur et la confrontation de cette vision avec la réalité montre un décalage catastrophique. À la fin du mois d’août 1914, on compte plusieurs milliers, jusqu’à plus de 20000, de soldats français tués pour la plupart dans des assauts stériles. La figure du soldat qu’il aurait fallu former apparaît ensuite dans l’épreuve : résistant plus qu’ardent, stoïque plus qu’homérique, travailleur, technicien et tacticien précis sur quelques centaines de mètres encombrés. Dans un mépris peu différent de celui des armées d’ancien régime, on ne croyait pas ça possible. Dans ses deux années de service avant-guerre, le conscrit artilleur n’était formé que sur quatre types de tir au canon de 75 mm. On croyait alors avoir atteint sa limite cognitive. Pendant la guerre, le même soldat en fera six fois plus. La contradiction entre la dispersion nécessaire et le contrôle obligatoire des fantassins qui hantait tant les esprits est résolue en faisant confiance aux jeunes sergents à qui on confie le commandement tactique d’un groupe de combat. À l’inverse de la Révolution française où la redéfinition des valeurs et des vertus ou plus exactement la redéfinition de ceux qui pouvaient les porter avait modifié la réalité, c’est cette fois la guerre industrielle qui impose ce qui est désormais vertueux et ceux qui le sont.

Si ce sont les sociétés qui sécrètent ses valeurs à défendre, ce sont surtout les contextes qui modèlent les vertus qui serviront à les défendre. Or ces contextes, que cela vienne des évolutions politiques, idéologiques, techniques ou autres, sont désormais très changeants. Il faut donc régulièrement se demander si ce que le comportement que l’on croit vertueux sur le champ de bataille est vraiment adapté ou s’il ne va pas conduire à une catastrophe.

Le 9 février 1933, à l’issue d’un débat célèbre de l’Oxford Union Society, les membres de la prestigieuse université, marqués par le souvenir des horreurs de la Grande Guerre, votent à une écrasante majorité leur refus de mourir «pour le Roi et la Patrie» si ceux-ci se trouvaient menacés. Six ans plus tard, dès le début de la nouvelle guerre la Royal Air Force vient au même endroit recruter des pilotes parmi les étudiants. Les volontaires affluent en masse. Le contexte avait changé, et il est vrai qu’on ne leur demandait pas alors de mourir de la même façon.