Extrait de Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail
Avec le temps et l’expérience, la peur ne disparaît
jamais complètement, mais elle est atténuée et devient largement inconsciente. Elle
devient la peur utile qui tient sa sensibilité toujours en éveil et déclenche
les actes automatiques salvateurs tout en conservant le libre usage de ses
facultés intellectuelles. L’appréciation du risque est devenue une science.
Paul Lintier, artilleur en 1914 décrit ainsi ce processus d’accoutumance et d’adaptation :
D’abord
le danger est un inconnu… on sue, on tremble… l’imagination l’amplifie. On ne
raisonne pas… par la suite on discerne. La fumée est inoffensive. Le sifflement
de l’obus sert à prévoir sa direction. On ne tend plus le dos vainement ;
on ne s’abrite qu’à bon escient. Le danger ne nous domine plus, on le domine.
Tout est là. […] Chaque
jour nous entraîne au courage. À connaître les mêmes dangers, la bête humaine
se cabre moins. Les nerfs ne trépident plus. L’effort conscient et continu pour
atteindre à la maîtrise de soi agit à la longue. C’est toute la bravoure
militaire. On ne naît pas brave : on le devient.
Cette accoutumance est relativement rapide. Il
suffit, pour ceux qui survivent, d’une vingtaine de jours de combat d’intensité
moyenne. Une analyse statistique réalisée par Herbert Weiss avait montré en
1966 que la probabilité d’être abattu en combat aérien était divisée par deux
après chaque engagement.
Pour autant, l’apprentissage du combat sous le feu
est aussi une accumulation de stress, car ce n’est parce que vous avez à
nouveau peur que les peurs anciennes disparaissent. Durant la campagne de
France en 1944, les unités américaines mettaient en moyenne une vingtaine de
jours pour s’adapter au combat. Les hommes étaient ensuite pleinement efficaces
pendant encore une vingtaine de jours, même si la presque totalité d’entre eux commençait
à présenter des troubles. On assistait même à une période de confiance excessive
pendant quelques jours, le temps de croire que si on a survécu jusque-là on
survivra toujours, et puis sauf pour une petite poignée, peut-être un homme sur
vingt, tout déclinait ensuite rapidement.
Après plusieurs dizaines de jours de pression
continue, le commandement se dégrade. Le capitaine Laffargue avoue ainsi
qu’après plusieurs semaines de combat en 1914, il en était venu à ne plus
commander que par des « suivez-moi ». Les acteurs sont
moins actifs et les figurants de plus en plus nombreux et passifs. Les
évacuations pour trouble psychologique ou épuisement augmentent rapidement. En
1944, après 44 jours d’opérations continues en Italie, 54 % des
évacués de la 2e division blindée américaine l’étaient pour des
causes psychologiques. Après un mois d’affrontement à Diên Biên Phu en 1954, un
cinquième de la garnison avait « déserté sur place »
en attendant la fin des combats le long de la rivière Nam Youn.
Le point de rupture est généralement atteint au
bout de 200 à 240 jours de combat continu. C’est le temps qu’il a fallu à la 14e division
indienne pour être considérée comme entièrement détruite psychologiquement
pendant la campagne birmane de l’Arakan en 1942. Ce fut aussi sensiblement le
sort de beaucoup d’unités françaises en 1915 jusqu’à l’échec de l’offensive de
Champagne en septembre, et l’épuisement général qui s’ensuivit. Cela a conduit
le commandement français a organiser l’équivalent des 3 x 8 en faisant tourner
les hommes selon un cycle combat-repos et instruction-secteur calme. La
capacité à résister s’en est trouvée d'un seul coup nettement accrue.
L’épuisement peut aller beaucoup plus vite lorsque
vous savez que vous avez moins d’une chance sur vingt de revenir de missions de
combat qui vont s’enchainer les unes après les autres. Après la bataille
d’Angleterre, les pilotes de chasse britanniques, qui ont perdu un tiers des
leurs en deux mois, étaient clairement épuisés, ainsi que d’ailleurs beaucoup
de pilotes allemands. En octobre 1942, lors de la bataille de Santa Cruz, les
pilotes de l’aéronavale japonaise ont refusé de partir au combat après une
série de pertes terribles. Dans l’été et l’automne 1943, les pertes de
bombardiers de la 8e armée dépassèrent les 10 % à chaque
raid sur Ratisbonne et Schweinfurt (jusqu’à presque un quart des membres
d’équipage dans la seule journée du 14 octobre). Les refus et les
comportements de « contrebandiers » (largage des bombes
en Mer du Nord et retour) se multiplièrent. Deux tiers des équipages qui
rentrèrent aux États-Unis l’année suivante présentaient des symptômes graves de
troubles psychologiques.
Dans les sous-marins U-boote allemands, à partir de
de l’été 1943 un sur trois ne revient pas de patrouille. Au total, 606
seront perdus au combat sur 780 U-boote avec un seul cas de reddition,
l’U-570, d’ailleurs désemparé et sans liberté de manœuvre. Pour autant, les
volontaires ne manquèrent jamais. Un soin extrême était apporté à la vie des
équipages entre les missions, mis à l’écart des dangers et placés dans
d’excellentes conditions de vie. Ils avaient conscience par ailleurs de faire
partie d’une élite et de bénéficier d’un bon équipement qui s’améliorait en
permanence (type XXI et XXIII). Il est vrai aussi qu’ils faisaient partie
d’une armée où, de toute façon, les pertes étaient terribles quelle que soit
l’unité et qui n’a pas hésité à fusiller au moins 13 000
des siens, ce qui reste un puissant facteur de motivation.
Sur le long temps, avec la croissance de
l’expérience collective, les pertes diminuent alors que paradoxalement les
machines à découper et trouer les hommes ont tendance à augmenter en nombre et
en puissance au fur et à mesure de l’avancée des guerres. C’est typiquement le
cas de la Grande Guerre où les pertes françaises sont survenues pour moitié dans
les 13 premiers mois. Puis, avec le temps, les vétérans sont devenus de
plus en plus difficiles à tuer. Ils se sont adaptés à ce monde d’une hostilité
extrême, comme les Inuits aux conditions du Grand Nord.
Cette accoutumance sur la longue durée n’est pas
forcément synonyme de renforcement psychologique, car elle se conjugue aussi
avec un phénomène d’usure. L’approche d’un nouveau combat fait resurgir des
souvenirs refoulés et accroît la tension. Pour Jünger, « c’est une erreur de croire qu’au
cours d’une guerre le soldat s’endurcit et devient plus brave. Ce qu’on gagne
dans le domaine de la technique, dans l’art d’aborder l’adversaire, on le perd
de l’autre côté en force nerveuse. »
En 1918, lui-même se sent « entièrement
saturé d’expériences et de sang. Et j’ai alors l’impression qu’on nous en a
vraiment trop demandé. » Dans l’autre
camp, pour Charles Delvert
Cette
guerre effroyable, où le feu ne cesse pas un seul instant, tend à tel point les
nerfs que, loin de diminuer, l’appréhension ne fait qu’augmenter chez les
combattants. Et tous sont ainsi. Sans doute, on arrive à ne plus faire
attention à un obus qui passe ou une balle qui siffle. Mais à chaque nouveau
départ pour les tranchées, je vois les visages un peu plus contractés ».
Lord Moran compare l’usure des équipages de bombardiers
soumis à un état permanent de peur lors des missions au cycle des saisons. « Le pilote passe par une période
d’été, période de confiance et de succès. Mais les mois d’été passent et quand
l’automne survient, l’image de la détresse du pilote est peu différente de
celle du soldat». À la question : « si vous aviez le choix,
retourneriez-vous en Afghanistan ? » posée
en 2010 à des soldats revenant de six mois d’opérations en Kapisa-Surobi, 75 %
répondirent oui. Les (relativement) moins volontaires étaient apparemment
paradoxalement ceux qui avaient occupé des postes de soutien, a priori les
moins risqués, mais aussi ceux qui avaient participé à plus de 11 actions de
combat (soit 18 % des hommes engagés en Kapisa).
Lors des événements de novembre 2004 en Côte
d’Ivoire, outre les témoins de l’attaque aérienne ivoirienne qui a tué neuf de
leurs camarades, les soldats français qui ont présenté des troubles
psychologiques pouvaient être classés en deux catégories. Il y avait les « bleus »
qui se rendaient compte que, contrairement aux campagnes de recrutement qui
n’évoquaient jamais cet aspect, la vie militaire pouvait être dangereuse et les
« anciens »
qui revivaient d'un seul coup des expériences similaires vécues sur d’autres théâtres
d’opérations. Au même moment, lors des combats pour la reconquête de Falloujah,
la cellule de soutien psychologique des Marines recevait deux flots
distincts : celui des jeunes d’abord et, quelques jours plus tard, celui
des plus anciens.
En bons managers, les Américains ont été les
premiers pendant la Seconde Guerre mondiale à gérer le « compte en banque du courage »
en proposant aux combattants un horizon visible de fin de guerre en fonction du
nombre de missions aériennes ou de présences au front. Cette gestion individuelle est alors entrée en conflit avec l’efficacité collective de l’ensemble des
unités en les privant de leurs meilleurs éléments, dont beaucoup d’acteurs, et
en réduisant encore leur cohésion en augmentant leur turn over. Au bilan, ce système a peut-être tué plus de soldats
américains qu’il n’en a sauvés. Il aurait sans doute mieux valu avoir plus
d’unités de combat pour pouvoir effectuer des rotations et des mises au repos afin d'éviter de maintenir les rares qui existaient sous une
pression permanente.
Et puis il y a ceux qui ne connaissent pas ce point
de rupture et qui continuent, piégés par l’ivresse de l’adrénaline. Sur les
quarante meilleurs As de la chasse française de la Grande Guerre, dix ont été
tués avant la fin des hostilités et trois très grièvement blessés. Sur les
vingt-sept autres, dix moururent encore dans un avion dans les neuf ans qui
suivirent, dans des exhibitions diverses ou des tentatives de record. Des Icare
qui avaient survécu, mais qui ne pouvaient plus s’empêcher d’aller vers le
Soleil.