8 mai 2017
Intervention aux Mardis de l'innovation
Intervention aux Mardis de l'innovation
sur le thème du "soldat du futur".
Dans le
numéro de novembre 1956 de la revue militaire américaine Army, le lieutenant-colonel Robert Rigg faisait une description de
ce que serait selon lui le soldat américain du futur. Dans son esprit, le futur
c’était l’année 1974, à peine 18 ans plus tard, ce qui dénote déjà l’idée d’une
évolution très rapide des choses, et le soldat était associé au fantassin.
Vous noterez que c’est également l’idée implicite exprimée par l’affiche qui annonçait cette séance : quand on parle du soldat du futur, on ne pense visiblement pas au pilote de chasse, au tankiste ou au sapeur du futur qui sont pourtant aussi des soldats mais à celui qui combat au plus près, les yeux dans les yeux (ce qui arrive très rarement en fait) et qui mériterait donc, depuis les duellistes de l’Illiade, en priorité ce titre. Admettons donc cette limitation du propos, qui m’arrange parce que finalement c’est ce que je connais le mieux, et qui n'est pas si fausse. La proportion des fantassins, réguliers, irréguliers, mercenaires ou amateurs intermittents n'a sans doute jamais été aussi importante dans le monde parmi les combattants. Il est probable qu'il en sera encore ainsi assez longtemps.
Vous noterez que c’est également l’idée implicite exprimée par l’affiche qui annonçait cette séance : quand on parle du soldat du futur, on ne pense visiblement pas au pilote de chasse, au tankiste ou au sapeur du futur qui sont pourtant aussi des soldats mais à celui qui combat au plus près, les yeux dans les yeux (ce qui arrive très rarement en fait) et qui mériterait donc, depuis les duellistes de l’Illiade, en priorité ce titre. Admettons donc cette limitation du propos, qui m’arrange parce que finalement c’est ce que je connais le mieux, et qui n'est pas si fausse. La proportion des fantassins, réguliers, irréguliers, mercenaires ou amateurs intermittents n'a sans doute jamais été aussi importante dans le monde parmi les combattants. Il est probable qu'il en sera encore ainsi assez longtemps.
Le
lieutenant-colonel Rigg, revenons à lui, décrit dans son article un homme bardé
d’une armure et d’un casque fait d’un mélange d’acier et de plastique. Ce
soldat dispose d’un masque à gaz, il est protégé des flashs des explosions
atomiques par des lunettes noires qui se mettent en place avec un bouton sur
son casque intégral et ne craint pas les pluies radioactives grâce un
imperméable en plastique transparent. Il peut creuser des trous pour se
protéger avec un « petit bazooka ». Il est capable de communiquer
avec ses voisins avec une radio intégrée à son casque et peut voir la nuit
grâce à des lunettes à infrarouge. Détail intéressant, l’auteur ajoute que
grâce à cette vision nocturne « ce
sera le coup de grâce pour la guérilla communiste dans la jungle » comme
s’il s’agissait seulement d’un problème de camouflage. Son armement est
étrangement peu décrit mais ressemble à un fusil d’assaut à longue portée. Il
se nourrit de pilules et comprimés mais fume toujours, une petite poche est
même prévue dans la tenue pour y mettre un paquet de cigarettes. Ce combattant
du futur est projeté à grande distance grâce à des plateformes géantes à
propulsion atomique, hélicoptères ou avions géants qui servent aussi de
bases aériennes d’où décolleraient des engins divers, transport de troupes,
engins de surveillance ou d’appui pour mener des opérations qui ressemblent
encore beaucoup aux opérations aéroportées de la Seconde Guerre mondiale.
Cette
image du combattant futur, très partagée à l’époque et dont on retrouve des
échos dans la science-fiction (Starship
troopers de Heinlein qui date de 1959) puis dans les films et feuilletons
d’espionnage des années 1960, est éclairante. Evidemment, rétrospectivement on
en mesure toutes les naïvetés. En réalité, le fantassin américain de 1970 n’a finalement
guère été différent de celui de 1956 hormis qu’il était doté depuis peu d’un
fusil d’assaut, le M-16, et éventuellement des premiers gilets de protection. Il faut attendre en
réalité les années récentes, quarante ans après l’article, pour voir apparaître
l’esquisse de ce « super-fantassin » « augmenté » par Félin ou
autre système, mais on est encore bien loin du fantassin volant.
Comment
expliquer ces erreurs grossières de la part de très certainement un bon
officier ? Les erreurs de prévision sont en réalité extrêmement communes et pas
seulement dans le domaine militaire. Dans les missions militaires on décrit
toujours ce qui relève de la zone de responsabilité, celle où on agit, et la
zone d’intérêt, celle où normalement on ne met pas les pieds mais qu’il est
indispensable de surveiller car ce qui s’y passe a une influence sur ce que
l’on fait. Un biais commun est de se concentrer sur cette zone de responsabilité que
l’on connaît bien tout en ignorant son environnement. Depuis la rédaction d’un livre blanc jusqu’à la réalisation d’une loi de programmation militaire, on peut donc
prévoir les choses en considérant au mieux l’aléa des inconnues connues (le
résultat d’un lancer de dés) jusqu’à ce que survienne l’inconnue inconnue
(celle que l’on ne pouvait anticiper) venue de l’extérieur, qui finit sur la
durée par forcément survenir et qui vient tout perturber.
Maintenant,
ce n’est pas parce qu’on connait bien sa zone de responsabilité que l’on n’est
pas non plus victime de biais, comme par exemple les effets de mode. Rigg voit
de l’énergie atomique partout. Un moteur atomique a été mis en service en 1953 dans
un sous-marin et on ne voit pas à l’époque ce qui pourrait empêcher d’en mettre
dans tout engin volumineux ; la fusée de Tintin dans Objectif Lune est mue, en 1950, par un moteur atomique. La mode est
aussi aux armes atomiques dites tactiques. A partir du milieu des années 1950,
l’US Army se dote de tout un arsenal de milliers de missiles, obus et même
roquettes (les Davy Crockett d’une portée de 4 km) atomiques et se prépare à
combattre en ambiance nucléaire. Il faut quelques années pour comprendre que ce
n’est pas forcément une bonne idée, et qu’il serait à la fois incroyablement
meurtrier et compliqué de combattre dans un théâtre d’opérations où pleuvrait
des munitions atomiques. Dès la fin des années 1950, les Américains font des
exercices à grande échelle qui démontrent cette folie mais on persiste quand
même, un peu par l'inertie des grands programmes industriels, au prix de plusieurs milliards de dollars.
Gardons cela en tête, ce n’est pas parce que c’est dans l’air du temps, que cela a l’air séduisant, que cela va être efficace. La grande majorité des inventions ne deviennent pas des innovations, et on peut s’enticher pour des choses qui au bout du compte s’avèrent peu utiles voire contre-productives par leurs effets secondaires ou, plus subtilement, par ce qu’on a sacrifié en allant dans cette voie. Dans les années 1960, les Soviétiques ont développé le premier engin transporteur de troupes capables de franchir les rivières en flottant. Dans la foulée, l’armée de terre française et d’autres se sont dotées de leurs propres modèles amphibies avant de s’apercevoir qu’on ne pouvait franchir, au mieux, qu’à partir de 15 à 20 % des rives et qu’on avait considérablement réduit le blindage des engins pour finalement une fonction peu utile.
D’une manière générale, les anticipations, qu’elles proviennent des organes institutionnels ou des écrivains, ont beaucoup de mal à estimer la « vitesse des choses ». Très empiriquement on peut constater qu’environ 80 % des phénomènes se déroulent plus lentement que prévu et que 20% vont en revanche vite et qu’une poignée seulement va très vite. Le début du XXIe siècle que nous vivons ressemble peu à ce qui était imaginé au siècle précédent. Nous vivons actuellement à l'époque décrite dans les films Soleil Vert, Blade Runner ou de Retour vers le futur n°2. On ne se nourrit pas de pilules et on n’utilise pas de voitures ou de skateboards volants. On dispose presque tous en revanche d’un smartphone et d’un ordinateur portable reliés à Internet, ce que personne n’avait vu venir, ou presque. Il y a toujours statistiquement des gens qui voient juste mais comme on ne sait jamais qui c’est sur le moment, c’est peu utile. Les choses évoluent d’autant plus lentement dans une armée que l’on n’y dispose que de ressources finies (je serai curieux au passage de connaître le coût des hélicoptères et des bases volantes atomiques décrit par Rigg). Il faut arbitrer entre l’investissement et le maintien en état de l’ancien. Il est rare aussi que l’on puisse investir dans tous les possibles, avec ce problème particulier que les délais de conception et d’acquisition puis ceux de possession sont très importants. Un matériel moderne important se conçoit en vingt ans et s’utilise pendant quarante. Les choix engagent donc très lourdement l’avenir.
Gardons cela en tête, ce n’est pas parce que c’est dans l’air du temps, que cela a l’air séduisant, que cela va être efficace. La grande majorité des inventions ne deviennent pas des innovations, et on peut s’enticher pour des choses qui au bout du compte s’avèrent peu utiles voire contre-productives par leurs effets secondaires ou, plus subtilement, par ce qu’on a sacrifié en allant dans cette voie. Dans les années 1960, les Soviétiques ont développé le premier engin transporteur de troupes capables de franchir les rivières en flottant. Dans la foulée, l’armée de terre française et d’autres se sont dotées de leurs propres modèles amphibies avant de s’apercevoir qu’on ne pouvait franchir, au mieux, qu’à partir de 15 à 20 % des rives et qu’on avait considérablement réduit le blindage des engins pour finalement une fonction peu utile.
D’une manière générale, les anticipations, qu’elles proviennent des organes institutionnels ou des écrivains, ont beaucoup de mal à estimer la « vitesse des choses ». Très empiriquement on peut constater qu’environ 80 % des phénomènes se déroulent plus lentement que prévu et que 20% vont en revanche vite et qu’une poignée seulement va très vite. Le début du XXIe siècle que nous vivons ressemble peu à ce qui était imaginé au siècle précédent. Nous vivons actuellement à l'époque décrite dans les films Soleil Vert, Blade Runner ou de Retour vers le futur n°2. On ne se nourrit pas de pilules et on n’utilise pas de voitures ou de skateboards volants. On dispose presque tous en revanche d’un smartphone et d’un ordinateur portable reliés à Internet, ce que personne n’avait vu venir, ou presque. Il y a toujours statistiquement des gens qui voient juste mais comme on ne sait jamais qui c’est sur le moment, c’est peu utile. Les choses évoluent d’autant plus lentement dans une armée que l’on n’y dispose que de ressources finies (je serai curieux au passage de connaître le coût des hélicoptères et des bases volantes atomiques décrit par Rigg). Il faut arbitrer entre l’investissement et le maintien en état de l’ancien. Il est rare aussi que l’on puisse investir dans tous les possibles, avec ce problème particulier que les délais de conception et d’acquisition puis ceux de possession sont très importants. Un matériel moderne important se conçoit en vingt ans et s’utilise pendant quarante. Les choix engagent donc très lourdement l’avenir.
Dans
l’infanterie française, on a fait le choix dans les années 1970 de privilégier la
capacité de lutte antichars plutôt que la capacité de lutte contre les autres
fantassins. On s’est donc doté de la fin des années 1970 au début des années
1990 d’une panoplie de missiles et de lance-roquettes très performants, à ce
détail près que les cibles prévues pour ces munitions ont disparu en 1991 avec la fin de l’URSS, ce fameux environnement qui a
tendance à changer plus vite que les programmes. Il a fallu malgré tout faire
avec cet arsenal et on fait toujours largement avec.
De la même façon, l’infanterie française reste encore largement équipée de véhicules, d’hélicoptères, de fusils, de canons des années 1970, parfois même avant. Le véhicule de l’avant blindé, le transport de troupes à tout faire de l’armée française, est contemporain de la Renault 16. Le renouvellement s’effectue à partir d’équipements conçus dans les années 1980 dont on a, réduction budgétaire oblige, étalé le développement et l’acquisition jusqu’à aujourd’hui. Nous nous équipons donc encore de matériels prévus pour lutter en Allemagne contre le Pacte de Varsovie, comme s’ils venaient d’une machine à remonter le temps. L’armée de terre française, comme la plupart des autres, c’est encore de l’ancien, un peu d’années 1980 et une pincée de XXIe siècle. Cette part la plus moderne tend bien sûr à augmenter avec de nouveaux programmes, comme le nouveau fusil d’assaut et les véhicules tactiques du programme Scorpion, tous numérisés, mais on peut d’ores et déjà décrire à quoi ressemblera l’infanterie française en 2050…si rien d’important dans l’environnement des armées. Or, il se passe toujours des choses dans cet environnement.
De la même façon, l’infanterie française reste encore largement équipée de véhicules, d’hélicoptères, de fusils, de canons des années 1970, parfois même avant. Le véhicule de l’avant blindé, le transport de troupes à tout faire de l’armée française, est contemporain de la Renault 16. Le renouvellement s’effectue à partir d’équipements conçus dans les années 1980 dont on a, réduction budgétaire oblige, étalé le développement et l’acquisition jusqu’à aujourd’hui. Nous nous équipons donc encore de matériels prévus pour lutter en Allemagne contre le Pacte de Varsovie, comme s’ils venaient d’une machine à remonter le temps. L’armée de terre française, comme la plupart des autres, c’est encore de l’ancien, un peu d’années 1980 et une pincée de XXIe siècle. Cette part la plus moderne tend bien sûr à augmenter avec de nouveaux programmes, comme le nouveau fusil d’assaut et les véhicules tactiques du programme Scorpion, tous numérisés, mais on peut d’ores et déjà décrire à quoi ressemblera l’infanterie française en 2050…si rien d’important dans l’environnement des armées. Or, il se passe toujours des choses dans cet environnement.
Quand on fait le bilan de l’emploi des forces
armées françaises depuis 1815, on s’aperçoit que celles-ci changent de mission
principale tous les dix-quinze ans, entre guerre interétatiques, guerres contre
des groupes irréguliers, sécurisation intérieure et sécurisation extérieure
(interposition, stabilisation). Quand j’ai commencé ma carrière comme
sous-officier, je me préparais tous les jours à un affrontement apocalyptique
contre les divisions blindées-mécanisées du Pacte de Varsovie, puis cet ennemi
a disparu, et ce sont finalement, de manière totalement imprévue, des divisions
irakiennes que nous avons affronté, avant de passer à la période du
« soldat de la paix » puis de celle de la contre-insurrection contre
des organisations islamistes. A chaque fois, le contexte changeait, l'acceptation du risque également depuis le sacrifice de masse en Allemagne jusqu’au zéro mort. Et il fallait faire cela avec le même outil militaire. Cela
avait deux conséquences.
La première est que cette succession de défis,
souvent inattendus, à impliqué aussi des adaptations qui ressemblaient souvent
à des improvisations. En quatre ans, de 1914 à 1918, la physionomie du
combattant s’est radicalement transformée. Une section d’infanterie française
de 1918 aurait été capable d’écraser n’importe quelle section d’infanterie de
1914. On n’a pas connu depuis d’évolution d’une telle ampleur, résultat de la
combinaison d’une très forte incitation à innover mais aussi d’un grand
potentiel inexploité, de voies non explorées. La quasi-totalité des nouveaux
équipements mis en place pendant la Grande Guerre dans l’infanterie
(fusil-mitrailleur, grenades à main ou à fusil, casque d’acier, masque à gaz,
fusils à lunettes, lance-flammes, mortiers, etc.) existaient déjà à l’état de
prototypes avant-guerre ou pouvaient être fabriqués très vite. Mais il ne
s’agit là que d’une partie des potentialités.
La plupart des innovations sont en réalité des changements de structure, de méthode ou de manière de voir les choses. L’innovation majeure de la Grande guerre en termes de combat d’infanterie a sans doute été le groupe de combat, c’est-à-dire une cellule tactique d’une dizaine d’hommes confiée à un jeune sous-officier à partir de 1917. Cette innovation impliquait simplement d’accepter que des sergents soient capables de prendre seuls des décisions tactiques. On introduisait ainsi une souplesse tactique qui n’existait pas avec les tirailleurs individuels dispersés ou inversement les lourdes sections à 40 hommes évoluant d’un bloc, on résolvait ainsi un problème vieux de soixante ans avec l’apparition en nombre des fusils à âmes rayées qui avaient multiplié d’un coup par quatre la zone mortelle entre les combattants ennemis.
L’infanterie française a connu d’autres bouffées d’innovations improvisées. Personne au milieu des années 1930 n’aurait imaginé l’infanterie de la guerre d’Algérie vingt ans plus tard, débarquant d’hélicoptères en tenues camouflées et avec un armement léger complètement renouvelé. Au début des 1990, nouvelle adaptation au contexte changeant, on a improvisé une infanterie mieux protégée avec quelques armements et équipements nouveaux. J’ai connu cette transformation en quelques jours seulement avant d’être engagé à Sarajevo en 1993. L’engagement dans les provinces afghanes de Kapisa-Surobi en 2008 a été aussi à l’origine d’une nouvelle adaptation dans l’urgence. A chaque fois, rappelons-le, ces adaptations ne sont pas seulement techniques, les sections ne sont plus organisées de la même façon et surtout les méthodes évoluent considérablement.
La plupart des innovations sont en réalité des changements de structure, de méthode ou de manière de voir les choses. L’innovation majeure de la Grande guerre en termes de combat d’infanterie a sans doute été le groupe de combat, c’est-à-dire une cellule tactique d’une dizaine d’hommes confiée à un jeune sous-officier à partir de 1917. Cette innovation impliquait simplement d’accepter que des sergents soient capables de prendre seuls des décisions tactiques. On introduisait ainsi une souplesse tactique qui n’existait pas avec les tirailleurs individuels dispersés ou inversement les lourdes sections à 40 hommes évoluant d’un bloc, on résolvait ainsi un problème vieux de soixante ans avec l’apparition en nombre des fusils à âmes rayées qui avaient multiplié d’un coup par quatre la zone mortelle entre les combattants ennemis.
L’infanterie française a connu d’autres bouffées d’innovations improvisées. Personne au milieu des années 1930 n’aurait imaginé l’infanterie de la guerre d’Algérie vingt ans plus tard, débarquant d’hélicoptères en tenues camouflées et avec un armement léger complètement renouvelé. Au début des 1990, nouvelle adaptation au contexte changeant, on a improvisé une infanterie mieux protégée avec quelques armements et équipements nouveaux. J’ai connu cette transformation en quelques jours seulement avant d’être engagé à Sarajevo en 1993. L’engagement dans les provinces afghanes de Kapisa-Surobi en 2008 a été aussi à l’origine d’une nouvelle adaptation dans l’urgence. A chaque fois, rappelons-le, ces adaptations ne sont pas seulement techniques, les sections ne sont plus organisées de la même façon et surtout les méthodes évoluent considérablement.
On
peut connaître aussi des désadaptations et des dégradations. Les sections et
groupes d’infanterie de 1918 étaient des structures complexes à commander. Après la guerre,
avec la disparition des vétérans et la réduction du service militaire, les
sergents, chefs d’orchestre du système, ont eu de plus en plus de mal à
conserver le niveau de compétence nécessaire. Malgré quelques évolutions
techniques, l’infanterie française du début des années 1930 est moins performante que celle de 1918. Le soldat américain de 1970 n’est pas le parachutiste high
tech combattant en ambiance nucléaire, c’est globalement un soldat
démoralisé réfugié dans une base au Vietnam qui se drogue et répugne à
combattre. La plupart des bataillons de l’infanterie américaine de 1970 étaient moins efficaces qu’en 1956.
L’environnement
militaire comprend aussi un paramètre particulier qui s’appelle l’ennemi. Cet
ennemi cherche d’abord à vous tuer, ce qui a tendance à forcément induire une forte
dose de stress dans les actions de combat, actions qui s’obstinent du coup à être
toujours différentes des laboratoires ou des champs de tir. Vue du fantassin,
le combat c’est d’abord un management de la peur.
Cette
peur inévitable transforme les individus. L’homme au combat n’est plus tout à
fait le même que sur un champ de tir ou dans un salon de démonstration. C’est
un homme naturellement augmenté par les réactions organiques du corps qui, sur
l’alerte de l’amygdale, va mobiliser des ressources organiques par une série
d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques comme celle de
l’adrénaline. En quelques instants, on devient plus fort et plus résistant à la
douleur. L’augmentation du rythme cardiaque permet des efforts physiques
intenses. Oui mais voilà, le cerveau aussi s’en mêle et l’appréciation qui est
faite par le néo-cortex de la capacité à assurer la survie peut permettre de
contrôler cet emballement ou au contraire l’amplifier. Dans ce cas-là le
processus mobilisation peut devenir contre-productif et l’homme augmenté
devenir un homme diminué. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se
dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut
devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se déforment
puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus
difficile, puis impossible, de prendre une décision cohérente. Au mieux, on
obéira aux ordres ou on imitera son voisin, à condition d’en avoir. Au stade
ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la
survie. Même doté des équipements les plus sophistiqués, il peut rester ainsi
totalement prostré et souvent incontinent face à quelqu’un qui va le tuer.
C’est
ainsi qu’entre un champ de tir et un combat réel, on assiste à des décalages
énormes de performances, même avec des équipements qui tiennent leurs
promesses. Dans un contexte de combat, les facteurs psychologiques, la
formation (qui permet notamment de déceler plus vite le danger et surtout d’en
faire une appréciation plus juste) sont bien plus importants que les aspects
matériels avec qui ils sont cependant en interaction. Les armes puissantes, les
mitrailleuses par exemple, ont tendance à plus rassurer que les armes légères
par exemple. La combinaison soldat-mitrailleuse sera donc sans doute un peu
plus efficace que prévue à partir simplement à partir des résultats des champs
de tir. Il n’en sera pas de même avec les armes complexes d’emploi. Sur un
champ de tir, le fusil antichar de 13 mm conçu par les Allemands en 1918 était
très efficace. Dans la réalité, seulement deux chars légers français ont été
détruits par cette arme très délicate et dangereuse à utiliser, surtout à cent
mètres face à des engins ennemis. Car l’ennemi s’obstine aussi à trouver des
parades à toutes les innovations. Au début de la guerre du Kippour en octobre
1973, les équipes antichars égyptiennes utilisant le système soviétique AT-3
Sagger obtenaient 50 % de coups au but sur les chars israéliens, performance
remarquable au regard de la difficulté à guider les missiles sur plusieurs
kilomètres. On annonçait déjà « la mort du char » et le triomphe de
l’infanterie à missiles. Quelques jours plus tard, ce pourcentage tombait
pratiquement à zéro, le guidage devenant impossible sous le déluge de feu
d’artillerie ou de mitrailleuses lourdes qui accompagnait désormais
systématiquement les chars israéliens.
Car on n’évolue pas pour le plaisir d’évoluer mais pour vaincre un
ennemi. Pour combattre, il faut accepter de se rencontrer, ce qui suppose un
minimum de ressemblance. En 1956, au moment des prédictions du
lieutenant-colonel Rigg, l’armée française est engagée en Algérie où elle
s’apercevait qu’elle était trop moderne pour combattre l’ennemi qui lui faisait face.
Après plusieurs échecs, elle procéda donc à une large rétro-évolution : les
pilotes abandonnèrent les jets les plus sophistiqués pour prendre le manche
d’avions à pistons de la Seconde Guerre mondiale, plus lents et donc permettant
de mieux voir ou tirer des cibles terrestres fugitives ; l’infanterie abandonna ses véhicules pour réapprendre à marcher et à traquer l’ennemi sur son terrain
; certaines unités de cavalerie retrouvèrent le cheval. Les moyens modernes,
comme un nouvel armement individuel ou les hélicoptères, ne furent utilisés que lorsqu’ils s’avéraient adaptés au contexte.
L’augmentation de puissance est une chose relative. La recherche
du toujours plus loin dans le même sens est fatalement une impasse, comme lorsque
les armées des diadoques allongeaient sans cesse les sarisses de leurs
phalanges jusqu’à la paralysie. Le coût de l’électronique individuelle et
surtout de la protection a fait monter le prix de l’équipement du fantassin
américain de moins de mille euros pendant la guerre du Vietnam à quinze mille
aujourd’hui. Le système Félin français, lui, coûte maintenant quarante-deux mille euros
pièce, pour un résultat par ailleurs médiocre. On tend ainsi à rejoindre pour les fantassins les principes de la loi
d’Augustine, du nom de l’ancien directeur de Lockheed Martin qui estimait qu’au
rythme d’évolution des coûts des avions de combat, le budget américain de la
défense de 2054 servirait tout entier à payer un seul appareil.
Le soldat augmenté est donc mécaniquement un soldat rare. Pour le
prix d’un seul d’entre eux, l’ennemi local peut payer plusieurs dizaines de
miliciens dont la mort éventuelle aura par ailleurs moins d’effet stratégique
que celle du soldat occidental. Une section d’infanterie française a été
détruite en 2008 dans la vallée afghane d’Uzbeen par des rebelles sans gilets
pare-balles et équipés d’armes des années 1960, mais plus nombreux. Même si
sept d’entre eux sont tombés pour un Français, le combat a été considéré par
tous comme une défaite française. La supériorité supposée rend en effet plus
insupportable l’échec, même relatif. L’emploi de soldats équipés du système
Félin aurait-il permis d’éviter ce sentiment ? Rien n’est moins sûr. Au lieu
d’un « homme toujours plus », d’un chevalier à armures à plates, il serait
peut-être plus utile d’avoir deux hommes. Ils tireront plus ou pourront se
relayer pour maintenir la vigilance sans usage de drogues. Une section un peu
plus nombreuse à Uzbeen et avec un peu plus de munitions aurait sans doute été
plus efficace que la même équipée de Félin.
En réalité, loin de ces projets futuristes encore très aléatoires,
l’élément le plus novateur des dernières années réside plutôt dans
l’élargissement de la capacité à produire des soldats. Dans le cycle de
science-fiction des Princes d’ambre, Roger Zelazny décrit l’affrontement entre
des êtres surhumains dotés de la capacité à se déplacer n’importe où et
d’autres qui ont la possibilité inverse, faire venir à eux ce qu’ils veulent.
Les opérations en cours ressemblent d’une certaine façon à cet affrontement
entre des soldats professionnels, nomades internationaux de plus en plus rares
et sophistiqués, et des combattants locaux amateurs qui bénéficient des flux de
la mondialisation pour faire venir à eux des objets et des connaissances. Comme
l’explique Chris Anderson dans La Longue Traîne, on remarque les efforts de
plus en plus importants des institutionnels pour rester au sommet de la
puissance, mais on néglige les nombreux petits groupes armés dont l’apparition
a été permise par les nouvelles technologies (ou leur association avec des
anciennes) et l’ouverture des frontières de toutes sortes. C’est ainsi que
certains ont pu se multiplier et, associés à une acceptation plus forte du
sacrifice, être capables de tenir tête aux armées les plus modernes. Depuis le
début des années 2000, les armées occidentales et israélienne ont été
incapables de détruire une seule de ces nouvelles organisations armées dans le
grand Moyen-Orient.
Comme l’ont montré les attentats de janvier 2015, il est aussi
possible de former des groupes encore plus petits au sein même des sociétés
occidentales. Un amateur peut s’entraîner physiquement aussi durement qu’un
soldat, acquérir via Internet les mêmes connaissances techniques que lui et
même se préparer psychologiquement très sérieusement. Avec des gilets
pare-balles en vente libre et des smartphones, un groupe d’amateurs sera mieux
protégé et se coordonnera bien mieux qu’un groupe de soldats des années 1980.
L’acquisition de l’armement et des munitions est plus problématique, quoique
facilitée par les flux issus de l’ouverture des arsenaux après la guerre
froide. Sinon, avec des imprimantes 3D, il est déjà possible de fabriquer des
armes rudimentaires chez soi. Le tout peut être financé par un simple crédit à
la consommation. Ainsi, en novembre 2013, avec Abdelhakim Dekhar, et surtout en
janvier 2015, quelques hommes, apparemment venus de nulle part, ont pu défier
des agents de police et il a été nécessaire de faire appel à des unités
d’intervention d’élite pour en venir à bout. Plus que les soldats augmentés,
rares et chers, c’est l’augmentation du nombre de « soldats amateurs » qu’il
faut sans doute anticiper et craindre.
En conclusion, au risque d’être décevant, je ne sais pas à quoi
ressemblera le « soldat du futur ». Il y aura certainement des
percées technologiques, pour l’instant en termes d’électronique, au sens large.
Peut-être aussi dans les matériaux de protection ou les armes. Peut-être que
l’on parviendra enfin à briser ce plafond qui rend pour l’instant les sections
d’infanterie d’aujourd’hui à peine plus efficace que celles de la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Ce dont je suis sûr c’est qu’il y aura beaucoup de
« soldats du futur », pas forcément très différents physiquement de
ce que l’on voit aujourd’hui avec encore certainement pendant longtemps plus
d’hommes en jeans armés d’une variante de kalashnikov que de robocops. Ce qu’il
y aura dans les têtes, la capacité à prendre des risques, la compétence,
la détermination, le nombre aussi tout cela sans doute encore et toujours plus
important que les équipements qu’ils portent, et tout cela est bien plus
changeant.