Version
complète dans le numéro 136 de Défense et sécurité internationale.
Le concept d’antifragilité a été
développé par Nassim Nicholas Taleb afin de désigner une structure non
seulement susceptible de résister aux surprises mais aussi d’y répondre
activement et même éventuellement d’en tirer profit. Dans un cadre stratégique,
au sens de confrontation entre deux intelligences, une organisation fragile
aura toutes les chances de succomber à un choc provoqué par l’ennemi, la structure
robuste résistera tandis que l’antifragile, en plus, contre-attaquera
efficacement.
La force nucléaire française est un
bon exemple de structure nécessairement antifragile puisqu’elle doit résister au pire, une attaque nucléaire massive
déclenchée en quelques minutes, tout en étant capable de lancer en retour une
attaque massive. Comment y parvient-elle ?
En l’état actuel des technologies, la
France ne dispose pas des moyens permettant par un système de défense
quelconque de parer cette attaque sans être touchée. Elle doit donc commencer
par « encaisser » tout en évitant d’être désarmée, ce qui repose sur
deux principes premiers : la redondance et la diversité. Il y a d’emblée
nettement plus de moyens qu’il n’est nécessaire pour obtenir ce qu’on demande à
la force, en l’occurrence être capable de ravager le pays agresseur. Surtout,
ces moyens sont diversifiés de façon à être protégés de manière
différente : le blindage, l’enfouissement et la dispersion pour l’ancienne
composante au sol, le ciel et la mobilité pour la composante aérienne, la
dissimulation des océans pour les sous-marins lanceurs d’engins (SNLE). Les
moyens de communication sont également redondants et diversifiés. On aboutit ainsi
à une structure indestructible puisqu’il est impossible de coordonner une
attaque simultanée contre tous les lanceurs français. Cette « première
frappe » ennemie, même massive, ne peut donc empêcher une riposte
dévastatrice, dite « seconde frappe ». Cette capacité de seconde
frappe est alors suffisamment dissuasive pour éviter l’attaque surprise.
Cette capacité de seconde frappe
correspond à l’ « élément réservé » que tout chef se doit de
maintenir hors des coups pour parer aux surprises ou exploiter une opportunité.
Cet élément réservé peut prendre plusieurs formes. La plus évidente est celle
d’unités de combat retirées du front et placées de manière à pouvoir intervenir
rapidement sur n’importe quel point. Le groupe d’armées de réserve du général
Fayolle en 1918 en constitue un bon exemple, avec cette particularité que les
armées qui le composent sont plus mobiles que les forces allemandes à l’assaut.
Elles parviennent donc toujours à colmater les brèches puis à contre-attaquer.
En mai 1940, ce sont les attaquants qui sont plus mobiles que les réserves françaises,
par ailleurs très faibles. D’antifragile en 1918 l’armée française est devenue
très vulnérable en 1940.
L’élément réservé n’est pas seulement
matériel, il peut être aussi intellectuel. Pour reprendre l’exemple de l’armée
française, en août 1914, les Alliés sont surpris et subjugués par la
supériorité allemande. La situation est finalement sauvée par différents
facteurs dont l’intervention d’une réserve invisible, celle du stock d’idées
accumulées dans les expérimentations réalisées « dans un coin » avant-guerre
ou survenant avec l’arrivée de réservistes avec leurs compétences civiles. Entre
la bataille des frontières et la Marne, elle connaît un bouillonnement
considérable et grâce, là encore, à la mobilité permise par les nouvelles
technologies de l’information de l’époque, les innovations se diffusent et se multiplient.
Une armée subira toujours des chocs. Il
est utile de disposer d’un système d’alerte, c’est même le premier réflexe
lorsqu’on s’aperçoit de sa fragilité (le panneau « attention fragile »
que l’on met devant un vase précieux). La fonction Connaissance-anticipation a
été ajoutée en 2008 aux anciennes fonctions stratégiques de la Défense au
moment même où on accélérait considérablement la fragilisation de l’outil
militaire. Après dix ans d’existence, il serait intéressant de faire le bilan
de cette nouvelle fonction et de lister les surprises qu’elle a pu éviter. Il
est en réalité extrêmement dangereux de considérer qu’il sera possible d’éviter
les surprises de cette façon. Face à des intelligences humaines, celles-ci
surviendront fatalement. Après avoir passé des années à se persuader de leur
supériorité informationnelle et leur capacité à « voir, comprendre, agir
en premier », les forces armées américaines n’ont pas cessé d’être
surprises en Irak, tant au niveau stratégique, avec l’apparition de la guérilla
sunnite en 2003, opérationnel comme en avril 2004 avec la révolte mahdiste, la
résistance de Falloujah ou les révélations des exactions de la prison d’Abou
Ghraïb, et même au niveau tactique où l’ennemi avait l’initiative dans plus de
70 % des combats.
Il est utile également de se barder de
lignes de défense, anti-aérienne, anti-projectiles, anti-pénétration, etc. mais
outre que ces lignes peuvent aussi être contournées, et donc nécessiter en
arrière des « forces de réaction rapide », elles sont souvent
insuffisantes pour imposer sa volonté à l’ennemi. A moins de résister et d’attendre
la disparition ou l’essoufflement de ce dernier, il n’est alors pas d’autre
solution que de disposer de capacités offensives, d’une épée derrière le
bouclier. Encore faut-il que cette épée soit à la fois puissante et agile, donc
également redondante, mobile et diversifiée pour faire face à des situations
multiples.
Sur le principe, les choses sont donc
assez simples. Dans la réalité, une structure anti-fragile présente toujours au
moins deux grandes vulnérabilités internes.
La première est son coût. Dans une
ambiance de recherches d’économies à réaliser rapidement, la redondance est une
cible évidente. Là où le chef opérationnel voit dans l’élément réservé une
assurance, le comptable y voit un stock inutilisé. Pour peu que la probabilité
d’avoir besoin de l’ « élément réservé » se réduise (ou devienne
plus floue) et que la nécessité de réduire les dépenses publiques apparaisse
plus forte et ces « moyens en plus au cas où » sont condamnés. En
1989, il était possible de déployer en quelques jours entre 80 et 100 régiments
de combat complètement équipés aux frontières de la France. Aujourd’hui, à
force de « rationalisations », il serait difficile d’engager
simultanément plus de dix groupements tactiques interarmes (GTIA) avec des
délais plus importants et en provoquant un grand désordre dans une chaîne de
soutien devenue d’une grande rigidité. La force conventionnelle française est
passée au stade fragile.
Seconde vulnérabilité, un système n’est
en effet viable à long terme que si ses composantes sont
« mortelles » et remplaçables de manière à s’adapter en permanence au
contexte stratégique. Il est ainsi nécessaire de changer les SNLE pour des
engins encore plus discrets, de modifier les têtes nucléaires pour les rendre
plus manœuvrables ou plus rapides, de remplacer éventuellement les engins
balistiques par des missiles de croisière si les premiers deviennent trop
vulnérables aux défenses, etc. La capacité d’adaptation est, à côté de la
redondance et de la diversité, le facteur essentiel de l’antifragilité au sein
d’un écosystème stratégique. Le problème est que si l’adaptation est nécessaire
pour faire face aux surprises, elle est elle-même génératrice de surprises. Lorsque
les effets d’une innovation sont supérieurs à ce que l’on attendait, cela ne
pose a priori pas de problème sauf
dans les réactions éventuelles de l’adversaire effrayé par ce développement
inattendu.
Le problème intervient évidemment surtout lorsque la nouveauté
s’avère être un ratage. Pour un système résistant, les effets seront limités,
pour un système fragile ils peuvent être désastreux. Le logiciel de paiement
des soldes Louvois s’est très rapidement
révélé défectueux et les dégâts qu’il a provoqué dans la vie courante et le
moral des soldats français ont été et continuent d’être considérables. Mais le
fiasco a été tel parce qu’avant son adoption, décision très légèrement prise
(et le fait que ces décideurs ne risquaient rien des conséquences de leur choix
n’est sans doute pas étrangère à cette légèreté), on avait fragilisé le système
en supprimant par économie le personnel, les compétences et les outils qui
auraient permis de faire face à un problème. On revient alors au principe de
robustesse, résister à ses propres changements nécessite d’être déjà solide
avant d’innover, puis de pratiquer celle-ci avec précaution, à la mesure des
ressources disponibles et du risque encouru (y compris par les décisionnaires).
Comme une espèce vivante, une
organisation militaire doit pour assurer sa survie et même son développement,
être à la fois conservatrice et progressiste, combiner l’ordinaire (le Cheng de Sun Tzu) et l’extraordinaire
(le Qi), le solide éprouvé et
l’audacieux. Elle doit disposer de ressources à la fois plus que nécessaires et
variées, ce qui impose presque toujours qu’une partie d’entre elles soit
toujours inutiles immédiatement. Son premier combat est donc à mener contre
ceux qui ont plus d’yeux pour les petites économies à court terme que sur les menaces
du long terme. Cette organisation doit aussi être capable d’évoluer et donc de
susciter l’exploration prudente mais bouillonnante d’idées nouvelles. Son
principal élément réservé réside dans les esprits.
Nassim Nicholas Taleb, Antifragile: Les bienfaits du désordre, Les Belles Lettres, 2013.
bonjour et merci pour cette démonstration ,il y a cependant un postulat qui me rend perplexe celui de cette frappe en retour suite a une première attaque et que cette frappe en retour serait suffisemment dissuassive pour dissuader les éventuels agresseurs.Je crains que nos grands amis Us n'y croient plus , du moins certains militaristes , autrement dit ils se sentent tellement forts qu'ils pensent être en mesure d'attaquer les premiers sans risque de destruction par une frappe en retour , malgré les avertissements sans frais de Poutine .Bien entendu ceci ne remet aucunement en cause le reste de votre théorie mais en donne les limites ;la dissuation n'est pas forcément crédible .Bien sincèrement votre
RépondreSupprimerBonjour, le livre Antifragile devrait être le livre de chevet de nombres de decideurs, surtout au niveau éthique: plus on a d'importance dans la hiérarchie, moins les decisions prises ont un impact, c'est à mon sens le point central. Si cela ne change pas, alors nos sociétés ne vont pas aller mieux (exemplarité respect des elites, .)
RépondreSupprimerBonjour, la chaîne du soutien SCA est toute entière dédiée à l'externalisation et à digitaliser sur internet... Il n'y aura plus d'abonnés sur la fréquence, quand il y aura un réel problème. Tous les indicateurs sont verts, puisque de précieuses carrières en dépendent, mais déjà qu'au quotidien c'est la berezina... "Après nous, le déluge" devrait être la devise affichée sur les bureaux bientôt prêter aux cabinets de conseils de tout poil... http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2018/02/27/prestations-de-conseil-au-profit-du-ministere-des-armees-87-19099.html
RépondreSupprimerUne émission très intéressante d'Arte sur l'externalisation des armées:
RépondreSupprimerhttps://www.arte.tv/fr/videos/064510-000-A/patrie-et-profit-le-business-de-la-defense/
Externaliser c'est renoncer à être souverain.
RépondreSupprimerhttp://informatiques-orphelines.fr/index.php/2018/06/16/externaliser-cest-euthanasier/
C'est tellement important que personne ne demande l'avis des peuples sur ces choix. Ceux qui savent font et les autres subissent.