Dans les débats en cours sur le « nouveau service national »,
on oublie souvent un paramètre essentiel : l’ancien service universel et
obligatoire n’a jamais été conçu pour « faire du bien aux jeunes »
mais pour servir la nation toute entière. Les citoyens romains ne se
réunissaient pas en légions ou les soldats de la 1ère République en
demi-brigades pour « créer du lien », « apprendre le vivre ensemble »
ou « se brasser » mais bien pour défendre la cité ou la Patrie en danger.
Ce n’est que secondairement, en France sous la IIIe République, que
l’on s’est préoccupé de donner plus de « contenu » à ce temps
obligatoire passé sous les armes.
N’oublions pas que jusqu’à la loi de 1905 le service n’a été
obligatoire que pour certains, concrètement des hommes tirés au
sort qui ne pouvaient s’en exempter en payant. Ces « mauvais numéros »
venaient de la « France d’en bas », ils étaient peu éduqués et par
principe peu motivés pour faire une carrière militaire de trois à sept ans
selon les époques. On considérait donc qu’on ne pouvait en faire « quelque
chose » qu’en les « dressant » (le terme est d’époque)
longuement et en les surveillant constamment. Ce n’était pas sans vertu. On ne
va pas ensemble au combat sans un minimum de confiance en soi, de
cohésion et d’esprit de corps. Les troupes de semi-professionnels du Second
Empire se sont souvent battues avec un grand courage mais ce n’était pas
suffisant.
Les choses commencent à changer à la fin du siècle. Par obligation tactique d'abord : les armes modernes font que le soldat, qui est
principalement un fantassin, se retrouve de plus en plus isolé sur le champ de
bataille. Il faut donc qu’il ait en lui une motivation forte pour combattre
alors qu’il n’est plus forcément surveillé. Outre les vertus minimales de tout
soldat on va donc s’efforcer de lui inculquer des valeurs comme celle du sacrifice au bénéfice de l’intérêt commun. On appellera cela
les « baïonnettes intelligentes ».
C’est une obligation stratégique ensuite. La Prusse et ses alliés, aux armées organisées selon le principe du service obligatoire, ont écrasé l’armée du Second Empire en un seul mois de 1870. Face à cette menace extérieure la Patrie était en danger mortel en permanence, et il n’était d’autre solution que de « mobiliser en masse ». C’est ainsi que l’on est arrivé au service universel et obligatoire en 1905, avec cette correspondance entre citoyens d’alors (sans les femmes et les militaires, à qui le droit de vote est enlevé jusqu'en 1945) et défenseurs de la Patrie.
C’est une obligation stratégique ensuite. La Prusse et ses alliés, aux armées organisées selon le principe du service obligatoire, ont écrasé l’armée du Second Empire en un seul mois de 1870. Face à cette menace extérieure la Patrie était en danger mortel en permanence, et il n’était d’autre solution que de « mobiliser en masse ». C’est ainsi que l’on est arrivé au service universel et obligatoire en 1905, avec cette correspondance entre citoyens d’alors (sans les femmes et les militaires, à qui le droit de vote est enlevé jusqu'en 1945) et défenseurs de la Patrie.
On s'est trouvé ainsi avec un système qui combinait les avantages du
système antique citoyen = défenseur, c’est-à-dire principalement la masse à bas
coût, et du système professionnel avec une force permanente d’active constituée
de soldats qui effectuent deux (puis trois à partir de 1913) ans de service,
durée jugée (largement à tort mais c’est un héritage de l’époque du dressage)
minimale pour former un combattant acceptable. Avec réticence, la République a reconstitué aussi une force conséquente de professionnels pour les affaires
lointaines, à la place des conscrits qui y mouraient de maladies (15 000
lors de l’expédition de Madagascar en 1894) et là où ils étaient moins susceptibles de
fomenter un coup d’Etat (mais on les fera revenir en France pour mourir quand même). Au total, la France disposait en 1914 d’une armée
permanente de plus de 700 000 hommes et d’au moins quatre millions de réservistes.
Le conscrit était là pour servir la nation et, parce que c’est indissociable, il
était formé aussi à la citoyenneté et au « faire France » (ce qu’on
appellait « patriotisme » à l’époque).
Il ne faut pas imaginer que tout cela s’est imposé facilement, ni que cela a réussi parfaitement. C’est
plutôt l’antimilitarisme qui s'est développé à l’époque de la mise en place du service
universel d’autant plus que celui-ci coïncidait avec l’emploi des forces armées
dans des missions de sécurité intérieure (il est vrai surtout des missions de
répression). Des gens qui pouvaient publier vivaient désormais dans les
casernes et y ont décrit un univers entre celui prôné par le capitaine Lyautey
dans son « rôle social de l’officier » et celui du soldat
« juste milieu entre l’homme et la chose ». Pour autant la chose était globalement acceptée, et de plus en plus avec le temps, car il y avait une menace majeure à nos frontières. Le mal était considéré comme nécessaire.
Faisons un petit bond dans le temps. En 1965, innovation majeure,
la notion de service est élargie et celui-ci devient « national »,
incluant le service militaire mais aussi désormais la coopération, l’aide
technique dans les DOM-TOM, puis dans la gendarmerie, la police nationale et la sécurité civile. Autrement dit, la
notion de service à la nation ne passe plus par le seul service des armes mais
par celui de l’Etat, potentiellement dans toutes ses composantes. Il faut
surtout noter que l’on a commencé à déconnecter ainsi la notion de service de
celle de réponse à une menace militaire.
Dans les faits, cet élargissement existe aussi parce que la
composante « capital » des armées prend le dessus sur le
« travail » et qu’on ne sait plus très bien dans les corps de troupe quoi
faire de 400 000 jeunes hommes. On cherche donc des formes de substitution
jusqu’à même un étrange service national en entreprises privées. Il est vrai
que le service militaire n’est pas non plus extraordinairement populaire à
l’époque (les armes c’est mal ! le patriotisme c’est ringard ! on a autre chose à
faire ! etc.) et beaucoup, dont des défenseurs actuels du SNU,
s’efforcent d’y échapper ou tout au moins d’en effectuer un le moins pénible
possible.
Quand on s’aperçoit qu’un impôt n’est plus universel car beaucoup y échappent par l’évasion, l’acceptation (et la productivité) de cet impôt s’effondre. Pour empêcher cette évasion, il n’y a guère d’autre solution que la « possibilité du gendarme », pour paraphraser Florence Parly, qui semble l’exclure du nouveau projet. S’il n’y a pas de gendarme, il y aura forcément des resquilleurs en nombre croissant jusqu’au moment où celui qui paiera encore cet impôt se verra comme un « pigeon ». Obligation implique donc coercition, ce qui là encore n’apparaît guère dans les débats en cours. Que risquera concrètement celui qui refusera d’effectuer ce nouveau service ? Fera-t-il de la prison alors qu’il refuse un travail forcé ? Devra-t-il payer une amende comme à l’époque du tirage au sort ?
Quand on s’aperçoit qu’un impôt n’est plus universel car beaucoup y échappent par l’évasion, l’acceptation (et la productivité) de cet impôt s’effondre. Pour empêcher cette évasion, il n’y a guère d’autre solution que la « possibilité du gendarme », pour paraphraser Florence Parly, qui semble l’exclure du nouveau projet. S’il n’y a pas de gendarme, il y aura forcément des resquilleurs en nombre croissant jusqu’au moment où celui qui paiera encore cet impôt se verra comme un « pigeon ». Obligation implique donc coercition, ce qui là encore n’apparaît guère dans les débats en cours. Que risquera concrètement celui qui refusera d’effectuer ce nouveau service ? Fera-t-il de la prison alors qu’il refuse un travail forcé ? Devra-t-il payer une amende comme à l’époque du tirage au sort ?
L’ancien service s’est effondré avec une étonnante rapidité
avec la fin de la guerre froide. Le refus d’engager des soldats appelés pendant
la guerre du Golfe a consacré la jurisprudence Madagascar (malgré les progrès
de la médecine tropicale). La fin de l’URSS a consacré de la même façon qu’il
n’y aurait pas d’engagement de conscrits aux frontières avant longtemps (mais
combien de temps ?). Dans ces conditions, personne n’a vraiment défendu le
maintien d'un service militaire devenue peu utile malgré ses vertus supposées et les
attentats islamistes de 1995 ou les troubles au « vivre ensemble »
déjà largement constatés.
On notera au passage que si la raison première du service
militaire avait disparu, celle des autres formes de service national perdurait
quand même, puisque l'action de l’Etat est permanente. Ces autres formes se sont pourtant évanouies également. Bien
entendu avec la fin de la forme active de service a disparu aussi celle de
réserve, celle-ci étant réduite en volume de plus de 98 %. Ce déballonnement
rapide a montré combien tous les discours sur les valeurs étaient finalement
faibles devant le désir d’échapper à la charge du service et celui de faire
des petites économies sur le service public. A cette époque notre élite de
« premiers de cordée » était plutôt la première sur le drap noué qui
permettait de s'échapper de la prison.
Voilà donc revenu l’idée de service universel (dont on rappellera
qu’il a été présenté initialement comme « militaire »). Fort bien
mais pour quoi faire ? Rappelons encore une fois que le service a été
conçu comme un moyen permettant de développer les ressources de l’Etat, non pas
par une taxe supplémentaire mais par un don de temps de travail (et parfois un
don de vie). Remettre en place un service ne peut donc se concevoir que pour
aider l’Etat dans ses missions premières. Or, il se trouve effectivement qu’il en a bien
besoin. L’effort consacré à ces missions premières, les quatre ministères
régaliens, est passé de 4,5 % du PIB au moment de la suspension du service à
2,8 % aujourd’hui. Il n’y a pas de lien mais considérons que pour le même
effort (faible, n’en déplaise aux pourfendeurs de l’affreuse dépense publique),
le maintien du service national aurait peut-être permis de faire plus. En
d’autres termes, le service universel n’est acceptable que s’il apporte plus à
la nation qu’il ne lui retire de ressources.
Ces ressources nécessaires, et qui manqueront donc directement à l’Etat
ou indirectement par tout ce que les appelés ne créeront pas pendant leur
service, peuvent difficilement être anticipées précisément mais elles se
chiffrent en milliards d’euros. Il faut donc que le bénéfice pour la nation,
encore moins mesurable, aille au-delà de cet investissement énorme. Le SNU ne peut
être utile qu’en engageant massivement les 600 000 jeunes d’une classe
d’âge dans tous les services de l’Etat ou les associations d’utilité
publique. Il ne peut être utile que si on y dépasse le stade de
l’apprentissage, qui est un investissement (et donc un affaiblissement
momentanée) de la structure d’accueil, pour celui du retour de cet
investissement par un travail utile et immédiat mais aussi potentiel et futur. Un
service ne sera utile enfin à la nation que s’il est aussi rentable sur la durée,
autrement dit avec une réserve que l’on pourra solliciter en cas de besoin, sur
le modèle des pompiers volontaires par exemple ou des, désormais rares,
réserves militaires.
On aura alors, et seulement alors, quelque chose d’à la fois utile
pour la nation et d’acceptable pour les finances publiques (à condition de
dépasser le bout du nez budgétaire). On s’apercevra ensuite qu’effectivement
cela entraîne quelques bienfaits pour la formation de nos citoyens. On s’apercevra
aussi que si le moi narratif de beaucoup enjolivera les choses quelques années plus tard, ce service sera d'abord ressenti
comme une charge et que beaucoup essaieront d’y échapper. Si rien n’est
prévu pour dissuader cette tentation, rien n’empêchera le délitement du
système.
A partir du moment où il est obligatoire un service est
forcément un « mal nécessaire ». Il ne peut être légitime et donc durable
que tant que le « nécessaire » l’emporte sur le « mal ».