Vous voulez savoir ce pourrait donner un
« gouvernement par les données » ? Le pur pilotage par les
indicateurs ? Le suivisme des chiffres, si scientifiques et si
précis face aux grossiers jugements humains ? Rien de plus simple, reportons-nous
cinquante ans en arrière, trente ans même avant l’apparition (en 1997) du terme
« big data ».
Les managers
s’en vont en guerre
Nous sommes au Vietnam et la guerre qui s’y
déroule trouble les Américains. En fait, il n’y a pas grand monde parmi les
cercles de décision américains, politiques et militaires, qui comprend vraiment
quelque chose à ce qui s’y passe. Il y avait bien des experts de la région aux
Etats-Unis mais soupçonnés de connivence avec l’objet qu’ils étudiaient
(vouloir comprendre, c’est déjà excuser et sans doute aussi sympathiser avec
l’ennemi), ils ont été victimes de l’hystérie maccarthyste. Lorsque Robert Mc
Namara, est mis à la tête du Pentagone en 1963, il ne connaît rien au problème
et l’équipe des « petits sorciers » (whizards kids) qui l’entoure, pas plus. Il l’avouera dans ses
mémoires : « Mes collègues et
moi décidions du destin d’une région dont nous ignorions tout ». Sur le
moment pourtant, il ne s’en inquiète pas beaucoup. Issu de la division de
statistiques de l’armée de l’air, ce technocrate est persuadé que rien ne
résiste aux recettes générales du « management scientifique »,
méthodes qu’il a déjà appliquées avec succès chez Ford et qu’il appliquera
maintenant à la guerre au Vietnam.
Leur vision stratégique se résume alors à un
axiome, qu’ils n’ont pas inventé, baptisé « théorie du domino ».
Cette théorie postule que lorsqu’un pays tombe dans l’orbite communiste, et
dans la région l’orbite est chinoise, les pays voisins ne manquent à leur tour de tomber. Il faut donc stopper l’expansion communiste au
Sud-Vietnam sous peine de voir l’ensemble du sud-est asiatique (présenté alors comme
un pôle de richesses essentiel au monde libre) basculer sous la coupe de Pékin.
La théorie est fumeuse, l’exemple du sort des communistes en Indonésie au même
moment aurait suffi à la discréditer. C’est pourtant sur cette base plus que
faible mais acceptée sans discuter que s’enclenche et se développe l’engagement
américain au Vietnam.
Sur place, au Sud-Vietnam, il n’y pas de lignes de
front qui avance ou recule, pas même de front véritable mais des zones plus ou
moins contrôlées et surtout des forces imbriquées au milieu des populations.
Rien ne distingue vraiment l’ennemi local, le Viêt-Cong, de la population, ce
qui est normal puisqu’il en est issu. On sait juste qu’il est soutenu par le
Nord-Vietnam, qui engage aussi largement ses propres unités de combat, et qui, croit-on, constitue le bras armé du monde communiste. On admet la nécessité d’intervenir
militairement massivement au sud, pour sauver un Etat qui ne parvient pas à s’en
sortir seul, mais aussi l’impossibilité d’envahir le nord, le risque
d’engagement de la Chine étant trop important.
Pour le reste, dans ce cadre stratégique admis, il
suffira d’appliquer une pression suffisamment forte sur l’ennemi pour l’amener
à renoncer par un simple « calcul coûts-bénéfices ». Au Nord et sur la piste Ho Chi
Minh qui court le long de la frontière du sud-Vietnam, on bombardera. Au sud,
on tuera au combat le maximum de combattants de l’armée nord-vietnamienne (ANV) et Viêt-Cong
(VC). Il suffira que le nombre de morts dépasse la production pour que l’ennemi
finisse par céder. Après les premiers combats de la vallée de Ia Drang en 1965,
on s’accorde pour penser qu’avec un kill
ratio de 10 tués ennemis pour seul 1 américain, la guerre sera vite gagnée.
Le piège logique se referme alors sur des forces américaines persuadées, dans l’esprit du libéralisme, que de la somme des actions individuelles positives (micro-victoires) découlera « naturellement » un effet global également positif à long terme et qu’en gagnant toutes les batailles à n’importe quel prix économique, on gagnera forcément la guerre.
L’armée des nombres
Le piège logique se referme alors sur des forces américaines persuadées, dans l’esprit du libéralisme, que de la somme des actions individuelles positives (micro-victoires) découlera « naturellement » un effet global également positif à long terme et qu’en gagnant toutes les batailles à n’importe quel prix économique, on gagnera forcément la guerre.
L’armée des nombres
Obtenir
systématiquement ce ratio minimum n’est possible qu’avec une puissance de feu
considérable et à condition de trouver sur quoi tirer, or, en dépit
d’innovations techniques comme les capteurs acoustiques ou les radars
terrestres, la meilleure façon de trouver un ennemi incrusté dans la jungle ou
les rizières est encore d’aller le chercher avec de l’infanterie. La
« recherche et destruction » prend donc rapidement la forme de
patrouilles que l’on envoie en appâts en s’efforçant de faire suivre le plus
vite possible la prise de contact avec l’ennemi par un déluge d’obus et de
roquettes venus du ciel.
Tout cela entraîne la mise en place d’une immense
machinerie capable tout à la fois de larguer 3 000 tonnes de munitions
chaque jour et d’assurer un niveau de vie au standard américain un corps
expéditionnaire. Le Sud-Vietnam voit donc apparaître de véritables petites
villes américaines en plein cœur de sa pauvreté. Des milliards de dollars
s’écoulent sans retenue qui créent une économie locale aussi artificielle que
corrompue tout en épuisant le budget américain (la seule campagne aérienne
coûte plus de 1% du PIB) et finissant même par avoir des conséquences sur
l’économie mondiale.
Cette machinerie complexe et hétérogène. Le corps expéditionnaire américain au Vietnam est aussi
très fragmenté, entre les « services » (il y a, par exemple, quatre « armées de l’air » américaines à coordonner, de l’US Air force à l’US Navy en passant par le corps des Marines et les milliers d’avions légers et hélicoptères de l’Army), entre l’avant et l’arrière,
entre des spécialités quatre fois plus nombreuses en proportion qu’en 1945,
entre les officiers qui effectuent des tours de six mois et les autres qui font
un an, avec des départs échelonnés sur toute l’année. Or, moins une unité est
cohérente et plus elle a besoin d’informations explicites (notes, fiches,
explications orales, etc.) pour remplacer des habitudes communes inexistantes. Cette
instabilité impose aussi une centralisation du commandement qui aboutit à la
macrocéphalie. Le document décrivant le seul quartier-général américain à
Saïgon fait 200 pages.
Pour gérer cette masse d’informations, les
Américains misent sur les nouvelles technologies de l’information de l’époque
comme les ordinateurs, les postes à transistor ou les photocopieuses. Ils
mettent donc en place une structure sophistiquée de communications qui devient
elle-même gigantesque. La 1ère brigade de transmission, en charge
des transmissions intra-théâtre atteint 23 000 hommes tandis que dans les
divisions de l’US Army un homme sur cinq sert comme opérateur radio. Les lignes
de communications deviennent si encombrées que chaque service tente de
contourner la difficulté en créant son propre réseau et un PC opérations d’un
état-major de division finit ainsi par comprendre pas moins de 35 lignes différentes.
Il y a plus d’hommes qui manipulent de l’information au Vietnam que de
fantassins.
Cet engorgement, associé à la complexité des
structures, a pour première conséquence de ralentir considérablement la
planification. Une opération offensive de 30 000 hommes comme Cedar Falls en 1967 demande quatre mois
de préparation. La deuxième conséquence est que pour comprendre ce qui se
passe, les chefs sont obligés d’aller voir sur place. Il n’est donc pas rare pour un capitaine accroché par l’ennemi de voir apparaître au-dessus de lui l’hélicoptère de son chef et souvent aussi
celui du chef de son chef, qui tous lui demandent des explications et
contribuent encore au ralentissement de la manœuvre et à la perte d’initiative.
Collecte massive d’erreurs
Ce commandement complexe est lui-même fortement
sollicité vers le haut par différentes voies parallèles (commandement du
Pacifique, comité des chefs d’état-major, Conseil national de sécurité, Office of systems analysis du Pentagone)
qui lui demandent toutes de fournir les innombrables indicateurs chiffrés qui
leur servent de substitut à une réelle connaissance du Vietnam. Chaque jour de
la fin de 1967, le Combined intelligence
center de Saïgon produit 500
kg de papier et 60 000 messages transitent entre le
Vietnam et les Etats-Unis. Le Hamlet
Evaluation System (HES) destiné à mesurer le degré de pacification des
12 000 hameaux du Sud-Vietnam produit 90 000 pages de données, soit
4,3 millions de pages en quatre ans d’existence. Et le HES, s’il est sans doute
le plus exigeant, n’est qu’un système de données parmi d’autres.
En réalité, un théâtre de guerre n’est pas une
chaine de montage et l’immense majorité des statistiques que reçoit alors le
Pentagone sont fausses, victimes d’une multitude de biais. Le premier est celui
de la source à la fois non fiable et intéressée que constituaient l’armée et
les autorités sud-vietnamiennes. Comme le relatait un officier sud-vietnamien
dans le documentaire Vietnam de Lynn Novick et Ken Burns : « vous voulez que cela monte, on vous
donnera des chiffres qui montent ; vous voulez que cela descende, on vous
donnera des chiffres qui descendent ». Et lorsque les Américains
commencent à se replier, les données viennent essentiellement des
sud-vietnamiens. Thomas Thayer décrit aussi dans War
Without Front comme le chiffre d’incidents anti-aériens est tombé de
6 800 en 1971 à 800 en 1972, non parce que l’activité ennemie avait
diminué mais au contraire parce qu’elle avait beaucoup augmenté et que les
pilotes américains avaient renoncé à en rendre compte. Quand persiste
l’obligation de donner des chiffres et que ceux-ci deviennent trop difficiles à
obtenir, des chiffres sont quand même donnés et relèvent, au mieux, de
l’estimation.
Le pire est sans aucun doute le « compte des
cadavres », body count, critère premier de réussite et donc impliquant un retour symbolique sur celui qui, à la fois,
agit et fait le compte-rendu de son action. Le
biais est classique et évident qui incite à maximiser ou minimiser les
choses, bref à tordre la réalité, en fonction des retours attendus. Même dans
un combat où beaucoup d’ennemis sont tués à distance et avec des armes
puissantes, la comptabilité des morts est également difficile et implique pour être
honnête de prendre de nouveaux risques en allant au plus près. Le général SLA
Marshall raconte ainsi l’histoire de soldats américains tués en allant compter
les corps. Cette comptabilité a relevé en fait bien souvent de l’estimation
biaisée. Beaucoup de civils tués sont également devenus ennemis dans les
statistiques, échangeant ainsi des bavures contre des victoires.
Entre des forces ennemies, plutôt estimées à la
baisse, et leurs pertes, exagérées, on a abouti ainsi régulièrement à l’idée que
tous les ennemis avaient été éliminés. Harry Summers dans American Strategy in Vietnam: A Critical Analysis prétendcque
l’administration Nixon avait fait une simulation par ordinateur afin de répondre à la question : « Quand aurons-nous
gagné la guerre ? » et qui aboutissait à la réponse « Vous avez
gagné en 1964 ». C’est une légende mais qui témoigne de l’ambiance de
l’époque. Mc Namara et ses « wizards kids » du Pentagone voyaient la
guerre comme des peintres flamands, croyant que la précision du détail rendait
le tableau de la situation plus vrai que la vision impressionniste des
combattants. En interrogeant 110 généraux américains après la guerre, Douglas
Kinnard en a trouvé seulement deux qui estimaient que cette collecte massive des
informations donnait une image correcte de la réalité.
Au début de 1968, à la suite d’un rapport de 300
pages du général Westmoreland, le président Johnson annonce solennellement que
la situation est contrôlée et la victoire prochaine.
Déconnection
Quelques semaines plus tard, avec l’offensive du
Têt, les Communistes imposent le style expressionniste,
tordant la réalité pour susciter l’émotion. En attaquant
simultanément toutes les villes du Sud et en multipliant les actions
symboliques (prise de Hué, attaque de l’ambassade américaine à Saïgon),
Nord-Vietnamiens et Viêt-Cong sont
vaincus partout mais finissent par retourner l’opinion publique. Aveuglé
par sa logique quantitative, le commandement américain se satisfait pourtant de n’avoir
perdu aucune bataille et de voir le
« cours du kill ratio »
remonter avec même des records comme à Khe Sanh où 200 000 obus et 110 000 tonnes de bombes ont tué plus de
10 000 soldats de l’ANV (selon les estimations) contre
« seulement » 205 Marines.
On s’aperçoit cependant au niveau micro-tactique que la
guerre en mode « recherche et destruction » ne se passe pas aussi
bien que prévu et, notamment ,que quelques obus et des bombes ont une fâcheuse
tendance à frapper la population (d’où l’idée de déplacer et regrouper ces
gêneurs) ou encore les troupes amies. Les contrôles, vérifications et
autorisations qui s’accumulent pour éliminer ce 1% de bavures finissent par
faire perdre une grande partie de son efficacité aux 99 % restants. Alors qu’au
début du conflit, la moitié des appuis aériens étaient disponibles en 15
minutes, après deux ans il n’est plus possible de voir tomber une bombe d’un
avion avant une heure. Dans le même temps, Nord-Vietnamiens et Viet-Congs ont
appris à jouer de l’espace-temps disponible entre le contact et les frappes
pour échapper aux coups. En 1968, la moitié des combats sont trop rapides pour
même générer une demande d’appui de la part des Américains.
Cette guerre ne peut plus être gagnée de
cette façon. L’opposition croissante de l’opinion publique américaine et
l’effritement du moral des unités font monter considérablement la sensibilité
aux pertes. En mai 1969, la destruction de deux bataillons VC (écrasés par 1700
tonnes de munitions) sur la colline « Hamburger Hill » au prix de 80
morts en dix jours soulève une grande émotion, là où des résultats similaires
auraient été célébrés comme une victoire deux ans plus tôt. La consommation de
drogue se développe dans le contingent américain (avec 20 % de consommateurs
réguliers d’héroïne) ainsi que le grenadage (fragging) des cadres trop « agressifs ». Plus de 800 officiers et
sous-officiers américains sont ainsi tués ou blessés par leurs propres hommes
de 1969 à 1972.
Dès lors, il n’est plus question de prendre de
risques. Non seulement on n’ose pas expérimenter de nouvelles solutions
tactiques mais on déconnecte même la « recherche » de la
« destruction ». A partir de 1969, la moitié des obus et plus d’un
tiers des munitions aériennes sont
utilisés dans des missions dites de « harcèlement et
interdiction », c’est-à-dire en aveugle. Le moindre contact avec l’ennemi,
même s’il ne s’agit que d’un simple sniper, provoque l’envoi immédiat d’un
« package » de feux terrestres et aériens. Ceux-ci font alors plus
effet de prophylactique pour un moral défaillant que de destructeur d’ennemis.
Une étude sur l’emploi de l’artillerie dans la région centrale du Sud Vietnam
conclut à, au mieux, un ennemi tué pour 1 000 obus tirés.
L’ennemi évite lui aussi le combat rapproché mais
continue à innover. Giap constitue des unités de sapeurs d’assaut pour
s’infiltrer dans les bases américaines et des bataillons de lance-roquettes de 122 mm pour les frapper à
coup sûr. Les pertes américaines par tirs indirects doublent ainsi entre 1967
et 1969 et deviennent leur première cause de mortalité (80 % du total en
incluant les mines et pièges). A ce moment-là, le kill ratio de 1965
a diminué de moitié, voire des deux tiers dans certaines
régions. Giap organise également une campagne contre les bases de feu,
obligeant les Américains à se fortifier et à consacrer une grande partie de
leurs capacités à leur simple protection. Ceux-ci parviennent à repousser
toutes les attaques et donc persister à clamer la victoire, sans voir que la liberté de
manœuvre communiste a augmenté proportionnellement à leur rétractation.
Le piège logique dans lequel les Américains sont
enfermés est si fort qu’ils ne conçoivent pas que l’armée de la république du
Sud-Vietnam (ARVN), qu'ils équipent à grand frais pour prendre tout le combat à leur charge, puisse agir autrement qu’eux-mêmes. Or, si les
Sud-vietnamiens ont pris la mauvaise habitude américaine d’attendre les feux au
moindre contact, ils n’ont pas su développer la capacité à gérer cet orchestre
complexe. Le décalage est tellement énorme entre le prix des équipements
militaires fournis et le niveau de vie local que le soutien logistique tend à
s’évaporer dans un énorme trafic.
Au moment du départ américain, à partir de 1971, l’armée du
Nord Vietnam est plus puissante que jamais. Elle est prête à écraser les armées
du Sud qui ne résisteront que tant qu’elles seront sous perfusion et sous
protection aérienne américaines. Lorsque le 94e Congrès des Etats-Unis vote la suppression de toute aide en 1975, tout s'effondre.
Au bilan, 6 millions de tonnes de bombes aériennes et 20 millions d’obus d’artillerie n’auront que peu changé le résultat final. Trois millions de vietnamiens et 58 000 soldats américains sont morts dans cette guerre sans fondements sérieux et pilotée par les chiffres. Le domino n’est par ailleurs jamais tombé et n’a pas accepté la domination chinoise, ce que la simple lecture d’un livre d’histoire de la région aurait pu permettre de prédire.
Au bilan, 6 millions de tonnes de bombes aériennes et 20 millions d’obus d’artillerie n’auront que peu changé le résultat final. Trois millions de vietnamiens et 58 000 soldats américains sont morts dans cette guerre sans fondements sérieux et pilotée par les chiffres. Le domino n’est par ailleurs jamais tombé et n’a pas accepté la domination chinoise, ce que la simple lecture d’un livre d’histoire de la région aurait pu permettre de prédire.
Douglas
Kinnard, The War Managers, Avery
Publishing Group, 1985.
Martin
Van Creveld, Command in war, Harvard
university press, 1985.
Robert
Scales, Firepower in limited war,
National Defense University Press, 1990.
Jaques Portes, Les
Américains et la guerre, Editions complexe, 1993.
John
Prados, La guerre du Viet Nam,
Perrin, 2011.
Ben
Connable, Embracing The Fog of War,
RAND Corporation, 2012.