Cet article est issu
du cahier de la Revue Défense Nationale :
Penser autrement, pour une approche critique et créative des affaires militaires
« Je compte donc sur vous, non pas pour être de bons élèves, sages,
méticuleux et bien lisses, mais pour être des officiers de caractère, déliés,
incisifs, sans complexe, iconoclastes au besoin.» [1].
La guerre est à la fois une science et un art. A ce
titre elle fait appel à des qualités qui, de prime abord, ne sont pas celles du
guerrier. Parmi elles se trouve l’imagination, une capacité
créatrice qui offre la possibilité de se représenter des objets que l’on
n’a pas perçus ou de faire des combinaisons nouvelles d’images. Elle n’est pas divagation mais bien une forme de connaissance.
Dans le domaine tactique, un chef
militaire doit sans cesse faire preuve d’imagination et souligner
son importance n’a rien d’original. Cependant, des opérations menées dans des milieux de plus
en plus complexes et des contraintes budgétaires fortes nous imposent plus que
jamais de façonner des solutions innovantes. De plus,
nos adversaires semblent avoir pris l’avantage dans le domaine de
l’imagination. Par exemple, au Liban, en 2006, elle était plutôt du côté du Hezbollah [2]. Il est donc nécessaire de passer d’une
capacité d’imagination tactique généralement entendue comme étant l’apanage de
quelques chefs à son institutionnalisation.
L’imagination tactique,
facteur clé de la victoire.
« […], la
tactique c’est avant tout une pratique s’articulant autour de décisions qui
supposent une grande détermination, une imagination nourrie d’une solide
culture et un caractère affirmé. » [3].
L’imagination
est indispensable au tacticien face au « brouillard de la guerre »
que décrit Clausewitz et à la nécessité de devoir « décider dans
l’incertitude ». N’ayant jamais la possibilité de disposer de toutes les
informations, il doit s’attacher à combiner celles dont il dispose afin de
décider d’une manœuvre. L’imagination permet par exemple au chef militaire de « […] se faire promptement une représentation géographique de tout espace de
manœuvre et par conséquent de toujours pouvoir s’y retrouver.» [4]. Il peut ainsi prévoir les adaptations
nécessaires de ses modes d’action.
L’imagination
tactique peut aussi participer à la compensation d’un rapport de force défavorable.
Lors de la
bataille de Bir Hakeim (26 mai-11 juin 1942), le général Koenig ordonne de créer un système défensif dans la profondeur
innovant, couplé à une capacité offensive audacieuse inspirée de méthodes
anglaises : les jock columns.
Cela permet une résistance inespérée de la 1ère division française
libre (DFL), pourtant en infériorité numérique écrasante.
D’autre
part, l’imagination tactique peut permettre d’obtenir la surprise ou la rupture
en offrant des solutions nouvelles ou inattendues. C’est bien ce que
recherchaient les Allemands pendant la première guerre mondiale en développant le concept de sturmtruppen.
Cherchant des solutions pour mettre fin à l’impasse de la guerre de positions,
ils conclurent notamment de leurs études que « les puissants barrages d’artillerie précédant
les assauts avaient des effets pervers sur les offensives car ils rendaient le
terrain impropre à une progression rapide […]» [5]. Ils firent alors évoluer les troupes d’assaut déjà existantes en
modifiant leur doctrine et leurs équipements (mitrailleuses, lance-flammes, etc.).
Enfin, l’imagination tactique est
essentielle pour adapter les modes d’actions à l’arrivée incessante de
nouveautés technologiques souvent multiplicatrices de force mais toujours inefficaces si elles ne sont
pas adossées à une doctrine adaptée : « Le succès,
ce n’est pas la technologie, c’est l’idée asymétrique qui en tire parti»[6]. C’est ainsi que les chars de combat n’ont pas été
d’emblée des catalyseurs de changement.
Institution militaire et
imagination : une relation fluctuante et ambigüe.
« Une armée est une institution, non
seulement conservatrice, mais rétrograde par nature ; une expérience de
plus de 2 000 ans nous prouve qu’il y a seulement une chose plus difficile
que d’introduire une idée nouvelle dans l’esprit militaire, c’est d’en chasser
une vieille. » [7].
Jusqu’au XVIIIe siècle, la fantaisie, attribut
aristocratique, est encouragée chez les officiers 8]. Elle va de
pair avec une imagination développée. D’ailleurs, les deux termes ont longtemps
été synonymes [9]. Cette culture va être dévalorisée à partir du
XIXe siècle et disparaître progressivement avec le développement de
l’administration militaire et la technicisation des armées. Une certaine
culture de l’imagination subsiste cependant dans les armées françaises : le
« système D ». Sa persistance a encore été soulignée en 2014, à
propos de l’opération Serval, par un analyste de la Rand : « Toute fierté française mise à part,
il est vrai que les Français sont bons pour faire plus avec moins […].»[10]. Depuis quelques années, dans le sillage du
monde de l’entreprise, la nécessité d’un esprit imaginatif et créatif est de
nouveau mise en avant. Le chef d’état-major des armées (CEMA), lors de son
discours d’ouverture de la scolarité de la 22e promotion de l’École
de Guerre, n’a pas manqué de le souligner une nouvelle fois: « […], n’oubliez pas que vous travaillez pour ceux
qui sont confrontés à la réalité du terrain. Faites preuve d’imagination,
d’esprit d’innovation, mais aussi de pragmatisme. »
Cependant, les
armées font face à un paradoxe : pour les nécessités de l’action,
elles doivent obtenir l’orthodoxie des comportements tactiques tout en encourageant
l’imagination et donc l’originalité. Cette
rigidité rend parfois difficile l’exercice d’un esprit critique: « Dans notre pays on ne fait pas
suffisamment la différence entre "l'idée du chef" et "le chef
lui-même". Critiquer l'idée devient immédiatement "mettre en cause le
chef". Aux États-Unis par exemple ce mécanisme n'existe pas. On distingue
le débat et la contestation du chef. » [11]. De plus, les appels à l’imagination
s’expriment dans un contexte difficile. La génération actuelle de cadres a été
plus habituée à déconstruire qu’à créer et il existe actuellement une tendance
à l’uniformisation de la pensée militaire française avec celle des Etats-Unis. Le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN en 2009
a beaucoup accéléré ce mouvement.
Par ailleurs, l’utilisation
d’une langue autre que la langue maternelle entraîne une baisse de la
productivité et freine la créativité [12] de la plupart des officiers d’état-major. Or, les armées françaises font
un usage massif de l’anglais, en opérations
comme en exercices. Qui plus est, le vocabulaire militaire anglais utilisé est
bien souvent abscond. Jean-Philippe Immarigeon explique: « Nous mettons le doigt sur la vraie faille du modèle de guerre
américain ; ce n’est pas qu’il a technologisé la guerre, c’est qu’il l’a
modélisée et verrouillée. […] Elle se déploie autour et à partir de cette novlangue
du management qui est devenue la lingua franca des armées otanisées et qui joue parfaitement son rôle de carcan
intellectuel, et empêche de penser out of the box. » [13]. La Comprehensive Operational
Planning Directive (COPD), méthode de planification de l’OTAN adoptée par
les armées françaises depuis 2013, n’échappe pas à certains aspects de cette lingua franca décrite plus haut.
Enfin, dans le cadre des
travaux de réflexion et de préparation de la mission, un outil, massivement utilisé
par les armées tant dans la préparation que le conduite des opérations, a
également tendance à refreiner l’imagination : Powerpoint. Pour Franck
Frommer, « […] la généralisation des bullet points tue
paradoxalement un élément qui devrait être au cœur de toute présentation :
l’enchaînement logique et la fluidité de l’argumentation» [14]. Ces présentations obligent à avoir une posture publicitaire et simplifient
la réalité, notamment par des représentations graphiques abusives. Elles
donnent une impression de maîtrise du monde très éloignée des incertitudes de
la guerre et ne poussent pas à l’imagination créatrice car elles assènent aux
auditeurs une vérité qu’il est difficile de remettre en question.
L’imagination au pouvoir.
« Le
seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers
de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les
yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux
voit, que chacun d’eux est. » [15].
Face à tous ces freins
à l’imagination quelles mesures peuvent être mises en œuvre pour la libérer ?
La formation et
l’instruction ont un rôle majeur à jouer. Tout d’abord, pour penser la tactique
« en dehors de la boîte », il faut avoir une connaissance complète de
ses contours et de ce qu'elle contient. Or, aujourd’hui, la doctrine est méconnue
parce qu’elle est insuffisamment enseignée et qu’une certaine paresse
intellectuelle pousse les cadres à ne pas la lire. Pour servir de base à la
réflexion, il est aussi nécessaire d’acquérir une « bibliothèque
intellectuelle » et de se forger ses propres principes tactiques. Cela
peut passer par l’enseignement de l'histoire militaire, trop peu dense aujourd’hui
dans les écoles militaires, mais aussi par le biais de lectures obligatoires et
commentées. Afin de pouvoir plus aisément déployer sa réflexion et son
imagination, la maîtrise de la méthode de planification doit être renforcée
afin d’être capable de s’en affranchir lorsque cela est nécessaire. L’apprentissage
de l’anglais doit être favorisé afin de faciliter la réflexion lorsque son
utilisation est inévitable. Enfin, l’acquisition de « méthodes de
créativité » pourrait aider à mieux analyser un problème individuellement
et surtout collectivement et à y trouver des solutions innovantes.
Au-delà de ces
indispensables fondations, être imaginatif en tactique exige de disposer de
cinq qualités [16]. à cultiver.
La première est le
questionnement. Cette attitude doit permettre de ne pas se contenter de
l’habituel et de s’interroger sur le problème tactique tel qu’il est. Elle
n’est pas évidente à mettre en œuvre. Notre
culture et notre processus éducatif nous poussent en effet à privilégier des
approches linéaires et standardisées. François Jullien écrit à ce propos :
« Je crois que la façon grecque de
concevoir l’efficacité peut se résumer ainsi : pour être efficace, je
construis une forme modèle, idéale, dont je fais un plan et que je pose en but,
puis je me mets à agir dans ce plan, en fonction de ce but. » [17]. Le concept d’Operational
Design nous conduit par exemple à avoir une vision très balistique de
l’enchaînement des choses. De plus, notre
raisonnement et nos réactions sont sans cesse guidés par des procédures
(procédures opérationnelles permanentes, les doctrines, etc.).
La deuxième qualité
nécessaire est l’observation d’un œil toujours neuf, afin d’être capable de
détecter l’originalité du problème tactique auquel nous faisons face. Or, les
nécessités de l’action compartimentent notre perception : « Avant de philosopher, il faut vivre ; et la
vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non pas à
droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où
nous avons à marcher. ».Tel
l’artiste, le tacticien doit cultiver l’innocence de l’œil. Henri Matisse nous explique
que cela nécessite un courage « indispensable à l’artiste qui doit voir toutes
choses comme s’il les voyait pour la première fois » Il ajoute: « Il faut voir toute la vie comme
lorsqu’on était enfant ; et la perte de cette possibilité vous enlève celle de
vous exprimer de façon originale, c’est-à-dire personnelle. » [19]. Cette volonté de poser un regard nouveau sur toutes choses doit passer
notamment par un usage plus raisonné de Powerpoint.
La
troisième est l’esprit d’expérimentation qui pourrait être porté par l’entraînement.
Malheureusement, les exercices sont très rarement originaux et mettent bien souvent
en œuvre un ennemi générique aux réactions prévisibles. Tout cela conduit à une
certaine orthodoxie des modes d’action utilisés. De véritables expérimentations devraient pouvoir y être menées afin
d’encourager le développement de nouvelles pratiques qui pourront éventuellement
être imposées à tous. Il faudrait pour cela accepter que certains exercices
soient "gâchés" par l’essai d’un mode d'action iconoclaste. Il
pourrait même être bénéfique d’affecter, par rotation, des unités à des expérimentations
tactiques [20].
La quatrième qualité
nécessaire est la capacité à associer dans sa réflexion des domaines à priori
différents afin de sortir de nos schémas habituels. La réflexion tactique se nourrit aussi de connaissances qui n’ont pas de
liens directs avec la tactique. L’amiral Mike Mullen explique à propos de son expérience d’étudiant dans
une école de commerce : « J’ai
beaucoup appris là-bas, et l’une de choses que j’ai apprise est qu’il y a
toujours des idées ailleurs dont vous ne savez rien. Plus j’ai de l’expérience,
plus je recherche ces zones d’opinions diverses pour les incorporer dans ma
propre pensée […]. » [21]. Malheureusement les échanges avec les milieux civils ne sont pas suffisamment
nombreux et l’implication d’experts civils dans les études doctrinales est trop
rare.
Enfin, cinquième qualité
essentielle au développement de l’esprit d’imagination tactique, la capacité de
réseautage, c’est-à-dire savoir consacrer du temps à la découverte et au test
d’idées au travers d’un réseau d’individus. Sa mise en œuvre nécessite de disposer de lieux d’expression et
de débat. Dans le grand « boom intellectuel » militaire français des
années 1870-1914, les revues jouèrent un grand rôle. Il en est de même au plus
fort des débats sur la contre-insurrection aux Etats-Unis avec le rôle
notamment de la Military Review. Aujourd’hui,
en France, trop peu de publications ou de blogs permettent un débat de qualité
dans les domaines de la tactique et de la doctrine. L’adoption d’une nouvelle
doctrine ne fait ainsi quasiment jamais débat. Disposer de lieux d’expression
n’est pas suffisant, il faut aussi, au moins une tolérance et au mieux un
encouragement de la hiérarchie à l’expression pour permettre de développer des
débats, ce qui n’est pas véritablement le cas aujourd’hui.
Conclusion.
« L'imagination
est une qualité lorsqu'elle sert, mais un défaut si elle commande. » [22].
Il n’est pas question ici de prôner une
imagination tactique irréfléchie. Cela représenterait un danger, celui de la
prise de risque inconsidérée ou privilégier la beauté ou l’originalité d’une
manœuvre. Mais l’efficacité tactique ne peut être atteinte que grâce à une
imagination d’abord débridée avant que ses résultats soient passés au tamis
d'une méthode de réflexion.
Ainsi, l’imagination en
tactique est un facteur clé de la victoire. Pour être véritablement efficace, elle
ne doit pas être restreinte à une faculté individuelle innée qui serait la
marque de quelques chefs militaires plus brillants que les autres. Elle doit
être institutionnalisée grâce à un enseignement et un entraînement adapté et à un
contexte favorable à son développement au sein des armées. C’est d’ailleurs
bien le véritable enjeu pour tout chef militaire : obtenir une atmosphère
créative au sein du groupe dont il est responsable et y abolir le sentiment que
toute critique est une critique du chef.
Références
[1] « Ouverture de la session nationale de l’École de guerre,
Allocution du général d’armée Pierre de Villiers », École militaire, 17
septembre 2014.
[2] La Guerre de Juillet, Cahier du RETEX, CDEF, 2006, p.39.
[3] Guy Hubin, Perspectives
tactiques, Economica, 2009, p.158.
[4] Carl von Clausewitz, De
la guerre, Perrin, 1999, p.74.
[5] Frédéric Jordan, « Imagination dans la guerre : la tactique de
l’infiltration allemande », blog L’Echo du champ de bataille, 24 novembre 2011.
[6] Vincent Desportes, La
guerre probable, Economica, 2007, p.161.
[7] Basil Liddell Hart, Thoughts
on War, Spellmount, 1998, V.
[8] Thomas Flichy, La
fantaisie de l’officier, DMM, 2012.
[9] Imagination vient du bas-latin imaginatio, lui-même dérivé du
latin plus classique imago (image, vision, songe). Fantaisie vient du latin
phantasia et signifiait imagination, rêve, songe. En français les deux mots ont
été synonymes jusqu’au XVIIe siècle. Réf : Dictionnaire latin
Gaffiot, Grand Larousse de la langue française.
[10] Micheal Shurkin, France’s
war in Mali. Lessons for an expeditionary army, Rand, 2014, p.58.
[11] Général V. Desportes cité par P. Servent, Le Complexe de l'autruche, Tempus, 2011,
p. 339.
[12] Claude Hagège, Contre
la pensée unique, chapitre 2, Odile Jacob, 2013.
[13] Jean-Philippe
Immarigeon, « Du chemin des dames à Kaboul : la même erreur stratégique. », La Guerre technologique en débat,
l’Harmattan, 2009, p.131-146.
[14] Franck Frommer, La
pensée powerpoint, La Découverte, 2010, p.62.
[15] Marcel Proust, La
Prisonnière, Gallimard, 1925, p. 69.
[16] Nous nous inspirons
ici des qualités soulignées dans : Jeffrey Dyer et ali., « The innovator’s DNA
», Harvard Business Review, décembre 2009.
[17] François Jullien, Conférence
sur l’efficacité, PUF, 2006, p.16.
[18] Henri Bergson, « La
perception du changement », La pensée et
le mouvant, PUF, 1975, p.152.
[1] Henri Matisse, propos recueillis par Régine Pernoud, Le
Courrier de l’Unesco, vol VI, n°10, octobre 1953 In Écrits et propos sur l’art,
Hermann, 1972, p.321.
[19] David Fastabend, « Adapt or die. The imperative for a culture
of innovation in the United States Army », Army magazine, février 2004, p.14.
[20] Geoff Colvin, « Adm Mike Mullen: Debt is still bigger
threat to US security », Fortune, 21 mai 2012.
[21] Agatha Christie, La
mystérieuse affaire de Styles, Editions du Masque, 2012.