Version 16 janvier 2014
L’Etat
islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daech, en arabe) est né en avril 2013,
nouvel avatar de l’Etat islamique en Irak formé en octobre 2006 par la fusion de
l’organisation d’Abou Moussab al-Zarquaoui, adoubé par Al Qaïda, et d’organisations
salafistes radicales moins importantes. Cette première organisation,
largement responsable du basculement de l’Irak dans une guerre civile ouverte
en 2006 et dont l’influence s’était faite sentir jusqu’à Bagdad, avait
finalement été vaincue l'année suivante. A l'époque, les mouvements nationalistes et les tribus sunnites avaient changé d'alliance, préférant s'associer avec les Américains plutôt qu’avec ces djihadistes intransigeants et
massacreurs. Ce retournement, le mouvement du réveil (Sahwa), avait fait basculer la situation.
L’EII a survécu ensuite pendant des années dans les provinces mixtes du Nord de l’Irak avant
de retrouver une nouvelle vigueur nourrie par la corruption
des gouvernants irakiens, incapables de résoudre les problèmes profonds du pays
et surtout de laisser une place aux représentants de la communauté sunnite.
Depuis la mise en place des nouvelles institutions en 2005, le pouvoir est de
fait confisqué par les partis chiites et de plus en plus par un seul homme,
Nouri al-Maliki. Sous la direction d’Abou Bakr al-Baghdadi, émir depuis mai
2010, l’EII a appris de ses erreurs et s’est irakisé. Bénéficiant à nouveau de
l’intérêt de la communauté sunnite marginalisée, l’EII a multiplié les attaques
contre le gouvernement et ses institutions avant de connaître un nouveau
souffle avec la guerre civile en Syrie.
L’annonce,
en avril 2013, de la création de l’EIIL marque un tournant. La fusion
avec l’organisation syrienne Jabhat al-Nosra afin de créer un front unique
tourne court. Elle est désapprouvée par Ayman al-Zaouahiri, hostile depuis
toujours aux organisations djihadistes irakiennes, leurs méthodes et leur
priorité à la lutte contre les Chiites. Phénomène inédit, Daech décide en
retour de s’émanciper de la tutelle d’Al Qaïda et de s’imposer comme un nouveau
modèle djihadiste attractif. Face à al-Nosra et les autres groupes rebelles
syriens, l’EIIL parvient à s’emplanter dans l’est de la Syrie, en particulier
dans la province de Deir ez-Zor. Il y gagne une nouvelle puissance, autonome
donc de la caution d’Al Qaïda mais aussi de sponsors étatiques régionaux, en s’appuyant
sur l’afflux de volontaires locaux mais surtout étrangers, l’aide de donateurs
privés et la contrebande de pétrole.
Cette
nouvelle puissance et surtout la perspective d’une alliance avec les tribus
sunnites de la province irakienne d’Anbar permettent d’utiliser Dier ez-Zor comme
base d’une première offensive par infiltrations sur l'Euphrate. Plusieurs
quartiers de la capitale d'Anbar, Ramadi, sont occupés et surtout, en janvier 2014, presque
dix ans après sa reconquête par les Marines américains, Falloujah est à nouveau
aux mains de rebelles à Bagdad. Pour la troisième fois depuis 2003, la ville est l'objet d'un siège. La violence des méthodes employées par l’armée irakienne (comme le largage de barils d'explosifs sur la population) mais aussi leur inefficacité contribuent encore
grandement à son discrédit
et témoignent de la possibilité de succès pour une rébellion sunnite.
Dans
la phase suivante, au début de juin, l’offensive éclair sur Mossoul est révélatrice de la faiblesse des forces gouvernementales loin de Bagdad comme de l’appui
désormais accordé à Daech par des groupes qui lui étaient hostiles jusque-là, comme
la confrérie soufie Naqshabandi ou les saddamistes de la
Brigade de la Révolution de 1920 et de l’Armée islamique en Irak. Le processus s’accélère
alors. Pour la première fois depuis
novembre 2004 et avec beaucoup plus d’emprise qu’à l’époque, la troisième ville
d’Irak est aux mains des djihadistes accroissant d’un coup leurs ressources
financières, leurs équipements (pris à l’armée irakienne) et leur prestige. Profitant
l’effondrement de l’armée irakienne, les villes sunnites le long du Tigre,
comme Tikrit, ancien fief de Saddam Hussein, sont occupées dans la foulée.
Cette
offensive spectaculaire est autant une rébellion sunnite qu’une conquête. Avec 10 000 combattants, l’EIIL est bien
plus puissante que n’a pu l’être l'organisation d’al-Zarquaoui en son temps. Pour
autant, cette force est incapable de s’emparer de Bagdad et même,
sans le soutien des autres organisations sunnites et des tribus, de tenir ses conquêtes.
L'armée de sable
Malgré
son volume apparent, plus de 300 000 hommes, l’armée irakienne
post-Saddam Hussein souffre de nombreuses faiblesses. Formée une première fois
en mai 2003 sous l’égide du département d’Etat américain, cette nouvelle armée
irakienne s’est effondrée moins d’un an plus tard sous les coups des mahdistes chiites
et de la guérilla sunnite, qui avait récupéré en son sein une grande partie des
anciens cadres de l’ancien régime. Sa nouvelle reformation, sous la direction
du département de la défense cette fois, a été laborieuse jusqu’à pouvoir, en
2006 et surtout en 2007, assurer aux côtés des forces américaines la reprise de
contrôle de Bagdad et, de manière beaucoup plus autonome en 2008, celle de
Bassorah face au parti Fadilah et aux Mahdistes chiites puis des provinces
mixtes du Nord, tout en contenant les ambitions kurdes.
Cette
armée ne s’est jamais débarrassée de ses problèmes structurels comme son
recrutement à majorité chiite, excluant encore systématiquement les anciens
baassistes, même compétents. L’armée du mouvement Sawha, formée pour l’essentiel par d’anciens
rebelles sunnites et mise sous contrôle du gouvernement Maliki à partir d’avril 2009 a été
en fait licenciée reproduisant ainsi, pour les mêmes raisons de méfiance
politique, le même schéma désastreux que celui du gouverneur Paul Bremer en
2003.
Cette armée chiite, par ailleurs relativement peu mobile (ses bataillons
dépendent pour beaucoup des civils pour la logistique) évolue mal dans les
provinces sunnites où elle apparaît facilement comme une troupe d’occupation.
Formée toujours exclusivement de volontaires (l’idée d’une armée de
conscription pouvant souder les différentes communautés était étrangère aux
réformateurs américains), mal payés et souvent absents des rangs, cette armée a
de plus perdu beaucoup de son efficacité avec la fin de l’appui massif des
forces américaines, mal remplacées par des sociétés privées.
Elle
a ensuite subi le fractionnement classique en Irak et dans beaucoup d’armées
arabes, en fonction non pas du degré d’efficacité de ses unités mais de leur
fiabilité politique. On a donc vu se développer une « armée de Nouri
al-Maliki » placée à Bagdad sous le commandement direct du Premier
ministre, et comprenant les quatre plus puissantes divisions de l’armée. Une
force, bien moins choyée mais plutôt bien acceptée par la population, occupe
les provinces chiites tandis que cinq à sept divisions affaiblies tentaient de
contrôler les deux fleuves au nord de la capitale.
Comme
Saddam Hussein, les différents gouvernements qui se sont succédés depuis juillet
2004 à Bagdad, n’ont eu de cesse, en parallèle de cette armée créée par les
Américains et toujours susceptible de tentation politique, de former des « forces
spéciales », parfois sous l’égide du ministère de l’intérieur, parfois
sans lien avec le gouvernement mais au service direct de partis politiques ou
de simples personnalités. Ces milices, plus ou moins privées et politisées,
représentent désormais une force presque double de celle de l’armée, à laquelle
elles se superposent. Significativement, alors que les rebelles sunnites s'approchaient de Bagdad, c'est à l'engagement dans ces milices plutôt que dans l'armée qu' a fait appel Nouri al-Maliki.
Après
leur échec sur l’Euphrate en janvier et maintenant celui, encore plus cinglant,
à Mossoul et le long du Tigre, ces forces gouvernementales sont, pour l’heure,
sans doute incapables d’opérations offensives susceptibles de reprendre vraiment le
terrain perdu. Elles peuvent le contester, voire peut-être reprendre certaines localités mais les contrôler est pour l'instant hors de portée. Les provinces chiites du Sud, ne peuvent de leurs côtés, être
vraiment inquiétées par les forces de Daech et de ses alliés, sinon par le
biais d’attentats. Les combats se livreront donc dans la périphérie de Bagdad et peut-être
dans la capitale même après infiltrations dans les quartiers sunnites de l’ouest de la ville.
Cette
situation peut paradoxalement servir Nouri al-Maliki en lui permettant d’acquérir
définitivement tous les pouvoirs en obtenant l’instauration de l’Etat d’urgence.
Avec
plus de 200 000 combattants (peshmergas)
et deux divisions d’infanterie inscrites théoriquement dans l’ordre de bataille
de l’armée irakienne, la force militaire la plus puissante sur le territoire
est en réalité celle de la région autonome du Kurdistan. Depuis 1992, cette
armée a préservé la sécurité intérieure du Kurdistan et souvent servi de fer de
lance aux actions de contre-guérilla lors de la période de présence américaine.
Elle a permis aux Kurdes de reprendre pied dans les régions dont ils avaient
été chassés sous Saddam Hussein, en particulier Kirkouk et ses champs de
pétrole. En y remplaçant définitivement aujourd’hui les troupes de Bagdad, l’armée
kurde vient de résoudre une situation gelée depuis dix ans. Les seules
ressources pétrolières hors des provinces sunnites sont désormais aux mains des
Kurdes, ce qui ne peut manquer de susciter de fortes tensions locales et l’attention
des nations voisines qui ne souhaitent pas voir s’ériger un Kurdistan trop puissant et susceptibles d'inspirer les autres communautés kurdes.
Pour autant, les capacités offensives de l’armée kurde sont également limitées.
Elle peut, au mieux mais ce serait déjà considérable, réoccuper Mossoul et
contrôler la frontière avec la Syrie, en liaison avec la guérilla
kurde syrienne sur place qui a édifié aussi de son côté un petit Kurdistan. Elle peut même peut-être, en conjonction avec les
forces de Bagdad, réoccuper le Tigre mais ce serait sans doute pour s’y engager
dans une contre-guérilla permanente.
En
résumé, la situation militaire locale semble devoir pour l’instant s’équilibrer
dans les impuissances réciproques, concrétisant une partition de fait. Elle
peut évoluer cependant en fonction des réactions régionales qu’elle
provoque.
L’équilibre des impuissances
Dans
l’immédiat les marges de manœuvre militaires des voisins de l’Irak sont
limitées. Sans parler de la
Turquie paralysée entre des objectifs contradictoires et
changeants, les Etats-Unis et l’Iran, alliés objectifs face aux djihadistes et
en cours de négociations sur la levée des sanctions, ont annoncé leurs soutien à
Bagdad mais ne veulent ni ne peuvent s’impliquer outre mesure.
Les
déclarations martiales américaines comme l’envoi (peu utile compte tenu des
moyens déjà en place dans la région) d’un porte-avions dans le Golfe persique
témoignent surtout d’un embarras. De 2008 à 2010, la conjonction des volontés
de Barack Obama et de Nouri al-Maliki, tous deux hostiles pour des raisons de
politique intérieure à la poursuite d’une présence militaire américaine, avait
conduit à un repli total des forces vidant l’armée irakienne d’une grande
partie de sa force. Un dispositif minimum de soutien et de raids aurait
facilité la lutte tactique contre les djihadistes mais, il est vrai, au prix
d’une caution à la politique sectaire. Dans l’immédiat, la marge de manœuvre
militaire américaine semble réduite quelques années seulement après
l’engagement massif et alors même que l’un des prétextes à cet engagement, la
présence d’organisations djihadistes, n’a jamais été aussi fort. L’idée d’un
appui indirect, par l’emploi de drones par exemple, relève de la gesticulation
car, à cette échelle, cela ne peut avoir d’effet significatif sur le terrain.
On ne peut cependant exclure l’influence d’un courant intérieur exigeant que
les efforts et les sacrifices consentis en Irak ne soient pas inutiles et
imposant une attitude plus active.
L’Iran,
de son côté, ne peut apporter guère plus que ce que Bagdad dispose déjà en
abondance. Pour changer fondamentalement les données militaires, il faudrait
que Téhéran engage des unités de combat efficaces, ce qu’elle a exclu, ou, au
moins et beaucoup plus probablement, des conseillers militaires, remplaçant les
Américains dans ce rôle. Cette implication iranienne ne peut toutefois que
stimuler encore les sentiments nationalistes sunnites et l’implication réciproque
des monarchies du Golfe. L’Iran peut aider indirectement le gouvernement
irakien en accentuant encore son aide à la Syrie et permettre ainsi aux milliers de
combattants irakiens sur place de revenir combattre dans leur pays. L’offensive
de Daech en Irak a, en effet, cet
effet paradoxal d’affaiblir aussi le régime d’Assad. En s’établissant sur leurs
arrières et en les combattants plus que l’armée d’Assad, Daech affaiblit en fait la
rébellion syrienne. En portant son effort sur l’Irak, il libère celle-ci tout
en affaiblissant le soutien irakien à Damas. Il n’est pas évident cependant que
cela suffise pour modifier suffisamment les rapports de forces locaux.
On
s’oriente donc probablement vers une longue guerre d’usure sur l’ensemble de la Syrie et de l’Irak. Le
centre de gravité y est constitué par la communauté sunnite, majoritaire d’un
côté de la frontière et minoritaire de l’autre, et sa capacité à s’y organiser
militairement pour tout à la fois s’imposer aux gouvernements chiites et
rejeter les mouvements djihadistes. Hormis la Jordanie, qui avait déjà
été à l’origine de l’élimination de Zarquaoui, et qui constitue la base arrière
solide contre les djihadistes, les monarchies du Golfe ont un rôle essentiel
dans les évolutions à venir. Il reste à ce que celui-ci soit devienne cohérent
et conforme aussi à nos intérêts. C’est là que se situe véritablement l’effort
à mener pour les Occidentaux.