Même s’il
est source d’illusions, le passé reste infiniment moins trompeur que l’avenir
et son analyse bien plus fertile que la prospective quand il s’agit de définir
sinon des grandes visions, du moins des heuristiques pratiques.
5 sur 115
Si on
fait un bilan des 115 opérations militaires menées par la France depuis la fin de la
guerre d’Algérie (rapport Thorette), on remarque tout d’abord que seulement 5 d'entre elles concernent
des conflits que l’on peut qualifier d’interétatiques. Ces conflits-contre
l’Irak en 1990-91, la république bosno-serbe en 1995, la Serbie en 1999, l’Etat
taliban en 2001 et le régime de Kadhafi en 2011-sont tous survenus depuis la
fin de la guerre froide.
Le premier
constat est donc évidemment que le conflit interétatique a été l’exception et
la lutte contre les forces irrégulières la norme. Sur les 396 soldats français
« morts pour la France »,
4 seulement ont été tués dans le cadre d’un conflit contre un autre Etat. Outre
que cela est historiquement inédit, cela signifie aussi que ce type de conflit
a été en moyenne moins meurtrier que les affrontements contre des organisations
non-étatiques.
La
conjonction des effets de dissuasion nucléaire entre puissances et du maintien
d’une capacité conventionnelle de « châtiment » des agissements des
Etats transgressant le droit international, la faiblesse de beaucoup d’entre
eux, peut-être aussi une nouvelle manière d’envisager les rapports
internationaux semblent indiquer la poursuite de la rareté de ce type de conflit
au moins pendant un horizon visible de dix à quinze ans.
Jusqu’à
présent la France
est intervenue dans ces cinq conflits dans le cadre de coalitions dominées par
les Etats-Unis qui, à chaque fois, ont fourni les moyens, de loin, les plus
importants. Ces opérations ont toutes consisté en « duels
clausewitziens » entre forces armées.
La
manière américaine
Si on
examine maintenant la manière dont ces cinq duels ont été conduits, on constate
d’abord l’importance de la supériorité écrasante du système américain de
renseignement et de frappes à distance. C’est ce feu fois précis, massif et
distant qui a constitué le premier facteur de succès contre des armées
régulières visibles et sans véritables contre-mesures.
Pour
autant, ce système de frappes s’est toujours avéré impuissant à lui seul à
emporter la décision. Dans tous les cas, il a fallu combiner cette action à
distance avec une action au sol de combat rapproché. Même la
campagne aérienne lancée contre la
Serbie en 1999, souvent citée en exemple car seul
significatif, aurait eu un autre destin sans la menace d’une force terrestre
puissante et prête à pénétrer au Kosovo.
De fait, dans la quasi-totalité des cas, la décision
tactique a été obtenue lorsque les centres de puissance de l’ennemi ont été
physiquement occupés ou totalement détruits. Cette action forcément terrestre a
pu être le fait de forces
expéditionnaires (première guerre du Golfe, Bosnie, Kosovo) ou de forces
locales appuyées (Alliance du Nord, Conseil national de transition libyen). La
supériorité des feux était cependant telle qu’elle rendait la victoire tactique
relativement aisée même avec des forces locales faibles. Bien que présentes presqu’à
chaque fois, les unités de mêlée françaises n’ont vraiment combattu (et en
considérant les miliciens Tchetniks comme tels) des forces régulières que de
manière limitée à Sarajevo en 1995.
Plusieurs
questions tactiques restent encore en suspens comme le dosage entre l’action en
profondeur et l’action au contact ou la répartition de l’effort au sol entre
les forces locales et les forces étrangères. Sur ce dernier point, si
l’implication de forces occidentales pose certains problèmes politiques
(intrusion, pertes possibles), l’expérience tend à montrer que cette option est
beaucoup plus sûre que l’appel exclusif à des troupes locales qui, si elles
existent, sont souvent faibles et surtout suivent leurs propres objectifs
stratégiques. La faiblesse des forces rebelles face au régime de Kadhafi et
surtout l’échec des hommes forts alliés des Américains à capturer Oussama Ben
Laden et le mollah Omar en décembre 2001 relativisent l’intérêt de cette
approche.
Ce qu’il
faut surtout retenir c’est la dépendance française aux moyens et à la manière
américaine de procéder. La participation des forces françaises aux campagnes de
frappes n’a représenté qu’au maximum 25 % du total (Libye) et ce niveau n’a pu
être atteint qu’avec le soutien logistique américain. Autrement-dit, hormis
sans doute le cas de la Bosnie
en 1995, la France
seule aurait eu les plus grandes difficultés à mener des campagnes de frappes
équivalentes, face à des entités qui n’étaient pas pourtant des grandes
puissances militaires. La crise syrienne récente a définitivement montré que
sans les moyens américains, nous n’étions pas capables d’appliquer le modèle
américain.
Le retour
d’industries alternatives aux industries occidentales capables de fournir à
nouveau des armements modernes aux Etats ou proto-Etats potentiellement
hostiles ne peut qu’aggraver cette tendance.
La difficulté
à obtenir la paix
Sur le
plan stratégique, le schéma clausewitzien de la guerre conçue comme
affrontement de trinités armée-Etat-peuple a globalement résisté aux approches
alternatives. Soumettre un Etat c’est d’abord vaincre son armée et vaincre une
armée c’est d’abord gagner des batailles terrestres. Il s’avère cependant que
les succès opérationnels, toujours obtenus en l'espace de quelques semaines, n’ont guère abouti à des paix claires.
Il ne suffit pas en effet de gagner les batailles pour
obtenir la paix surtout lorsque la destruction de l’ennemi est confondue avec
la victoire. On peut, malgré les succès tactiques, rater cette destruction et
persister quand même en refusant toute négociation (Talibans). On peut aussi
réussir cette destruction et se retrouver comme en Irak avec plus personne pour
faire la paix et voir surgir de nouveaux adversaires. On peut parfois être
obligé d’aller jusqu’à cette destruction lorsque le centre de gravité de
l’ennemi se confond avec la personne du chef (Kadhafi) et que celui-ci refuse
toute soumission. Il faut alors être conscient que la fin d’un régime laisse
normalement la place à un désordre dont les conséquences sont imprévisibles.
La gestion de ce désordre doit donc être anticipée.
Les conflits contre la république, non reconnue, bosno-serbe en 1995 et la Serbie en 1995 sont les
seules à avoir correspondu aux canons clausewitziens du duel des armes suivi de
la soumission de l’Etat vaincu. Cela n’a pas empêché dans les deux cas la
nécessité de mettre en place une force de stabilisation importante pendant
plusieurs années pour consolider cette paix.
Comment mener une guerre interétatique sans les Américains ?
Si on
suit toujours la logique de ces vingt dernières années, la France sera confrontée à la
perspective d’au moins un conflit interétatique dans les cinq à dix ans à venir,
conflit qui sera, comme tous les autres, probablement une surprise.
On peut
aussi élargir le regard et constater que les cycles stratégiques dépassent
rarement les vingt ans depuis le début du XIXe siècle. Certains
indices comme la « fatigue » américaine des interventions ou la
fermeture progressive de la fenêtre de liberté accordée aux
interventions-châtiment par le Conseil de sécurité des nations-Unies semblent
effectivement annoncer un changement de paysage stratégique. La réticence
générale à intervenir contre le régime syrien, impensable il y a seulement
quinze ans, marque à cet égard peut-être un tournant.
De fait,
la seule vraie question que devrait se poser la France n’est pas de savoir
comment peser dans une coalition mais de savoir si, avec le repli américain,
elle est capable pendant les dix ou quinze ans de ce reflux de mener à nouveau
une guerre interétatique seule pour la première fois depuis 1961 (dégagement de
Bizerte contre la Tunisie ).
Concrètement, cela signifie de réfléchir à la manière de déployer les moyens
prévus par le dernier livre blanc face à différents Etats. Il est singulier de
constater que ce contrat opérationnel (15 000 soldats, 45 appareils de
combat, un groupe aéronaval) est désormais inférieur à celui de l’expédition de
Suez (à une époque où la France
avait plus de 400 000 hommes en Algérie et encore des forces conséquentes
en Centre-Europe). Les moyens ne sont évidemment plus les mêmes mais ceux de la
plupart de nos adversaires potentiels non plus.
On peut
considérer aussi, pour la première fois de toute notre Histoire, que ce n’est
plus à notre portée et accepter le déclin.
(à suivre)
Le format actuel correspond par contre assez bien à ce qui serait exigé de l'armée française "seule" : une opération type Malouines 1982.
RépondreSupprimerC'est-à-dire la défense par la force d'une de nos perles d'Empire, et seuls, d'intérêts lointains face à un adversaire étatique "moyen". Mais c'est aussi une capacité à faire face à une surprise politique et stratégique, l'imprévu, l'inattendu.
J'ai l'impression que cette guerre est devenue le nouveau standard de la guerre interétatique que la France aurait à mener seule.
Je ne suis pas sur que l'exemple du Kosovo soit un exemple de victoire militaire. Incapables de vaincre les forces serbes malgré leur puissance théorique, les forces de l'alliance ont du se résoudre à des frappes sur des objectifs civils (lignes de communication et d'approvisionnement des agglomérations, médias) et à encourager les oppositions politiques pour obtenir le renversement du régime Milosevic. Nous sommes loin d'une victoire militaire, super puissance ou pas...
RépondreSupprimerAir 76 :
RépondreSupprimerLa 1ère intervention Française au Tchad 1969/1972 - 1972/1975 est elle dans les oubliettes de l' Histoire ? Elle semble en prendre le chemin ?
Le déclin est inéluctable, il est même inscrit mathématiquement dans les paramètres actuels du fonctionnement de nos économies.
RépondreSupprimerLe service de la dette étant depuis peu le premier poste de dépenses de l’État, il nous est simplement impossible, avec une croissance sur le long terme comprise entre 1% et 1,5%, de seulement espérer le voir se résorber (la dette croissant mécaniquement plus vite que nos capacité à la rembourser). Cela, sans même parler de l’hémorragie fiscale via les paradis du même bois.
Alors bien sûr, le mécanisme est beaucoup plus sophistiqué que celui prévalant sous l’ancien régime, mais high-tech ou pas, le servage reste le servage.
Faisons donc contre mauvaise fortune bon cœur et disons-nous que puisque les armées servent à préserver la liberté, des serfs n’en ont pas l’utilité.
Il est tout bonnement salutaire que nos forces armées périclites sachant dans quelles mains elles seront probablement dans quelques dizaines d'années . . .
RépondreSupprimercertes, mais on peut aussi se dire que la france, meme yougoslavisée aura une communauté de gens héritiers de notre histoire et voulant se défendre...
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