mardi 12 novembre 2013

La France et la guerre depuis 1962-Les conflits interétatiques

Même s’il est source d’illusions, le passé reste infiniment moins trompeur que l’avenir et son analyse bien plus fertile que la prospective quand il s’agit de définir sinon des grandes visions, du moins des heuristiques pratiques.

5 sur 115

Si on fait un bilan des 115 opérations militaires menées par la France depuis la fin de la guerre d’Algérie (rapport Thorette), on remarque tout d’abord que seulement 5  d'entre elles concernent des conflits que l’on peut qualifier d’interétatiques. Ces conflits-contre l’Irak en 1990-91, la république bosno-serbe en 1995, la Serbie en 1999, l’Etat taliban en 2001 et le régime de Kadhafi en 2011-sont tous survenus depuis la fin de la guerre froide.

Le premier constat est donc évidemment que le conflit interétatique a été l’exception et la lutte contre les forces irrégulières la norme. Sur les 396 soldats français « morts pour la France », 4 seulement ont été tués dans le cadre d’un conflit contre un autre Etat. Outre que cela est historiquement inédit, cela signifie aussi que ce type de conflit a été en moyenne moins meurtrier que les affrontements contre des organisations non-étatiques.

La conjonction des effets de dissuasion nucléaire entre puissances et du maintien d’une capacité conventionnelle de « châtiment » des agissements des Etats transgressant le droit international, la faiblesse de beaucoup d’entre eux, peut-être aussi une nouvelle manière d’envisager les rapports internationaux semblent indiquer la poursuite de la rareté de ce type de conflit au moins pendant un horizon visible de dix à quinze ans.

Jusqu’à présent la France est intervenue dans ces cinq conflits dans le cadre de coalitions dominées par les Etats-Unis qui, à chaque fois, ont fourni les moyens, de loin, les plus importants. Ces opérations ont toutes consisté en « duels  clausewitziens » entre forces armées.

La manière américaine

Si on examine maintenant la manière dont ces cinq duels ont été conduits, on constate d’abord l’importance de la supériorité écrasante du système américain de renseignement et de frappes à distance. C’est ce feu fois précis, massif et distant qui a constitué le premier facteur de succès contre des armées régulières visibles et sans véritables contre-mesures.

Pour autant, ce système de frappes s’est toujours avéré impuissant à lui seul à emporter la décision. Dans tous les cas, il a fallu combiner cette action à distance avec une action au sol de combat rapproché. Même la campagne aérienne lancée contre la Serbie en 1999, souvent citée en exemple car seul significatif, aurait eu un autre destin sans la menace d’une force terrestre puissante et prête à pénétrer au Kosovo.

De fait, dans la quasi-totalité des cas, la décision tactique a été obtenue lorsque les centres de puissance de l’ennemi ont été physiquement occupés ou totalement détruits. Cette action forcément terrestre a pu être  le fait de forces expéditionnaires (première guerre du Golfe, Bosnie, Kosovo) ou de forces locales appuyées (Alliance du Nord, Conseil national de transition libyen). La supériorité des feux était cependant telle qu’elle rendait la victoire tactique relativement aisée même avec des forces locales faibles. Bien que présentes presqu’à chaque fois, les unités de mêlée françaises n’ont vraiment combattu (et en considérant les miliciens Tchetniks comme tels) des forces régulières que de manière limitée à Sarajevo en 1995.

Plusieurs questions tactiques restent encore en suspens comme le dosage entre l’action en profondeur et l’action au contact ou la répartition de l’effort au sol entre les forces locales et les forces étrangères. Sur ce dernier point, si l’implication de forces occidentales pose certains problèmes politiques (intrusion, pertes possibles), l’expérience tend à montrer que cette option est beaucoup plus sûre que l’appel exclusif à des troupes locales qui, si elles existent, sont souvent faibles et surtout suivent leurs propres objectifs stratégiques. La faiblesse des forces rebelles face au régime de Kadhafi et surtout l’échec des hommes forts alliés des Américains à capturer Oussama Ben Laden et le mollah Omar en décembre 2001 relativisent l’intérêt de cette approche.

Ce qu’il faut surtout retenir c’est la dépendance française aux moyens et à la manière américaine de procéder. La participation des forces françaises aux campagnes de frappes n’a représenté qu’au maximum 25 % du total (Libye) et ce niveau n’a pu être atteint qu’avec le soutien logistique américain. Autrement-dit, hormis sans doute le cas de la Bosnie en 1995, la France seule aurait eu les plus grandes difficultés à mener des campagnes de frappes équivalentes, face à des entités qui n’étaient pas pourtant des grandes puissances militaires. La crise syrienne récente a définitivement montré que sans les moyens américains, nous n’étions pas capables d’appliquer le modèle américain.

Le retour d’industries alternatives aux industries occidentales capables de fournir à nouveau des armements modernes aux Etats ou proto-Etats potentiellement hostiles ne peut qu’aggraver cette tendance.

La difficulté à obtenir la paix

Sur le plan stratégique, le schéma clausewitzien de la guerre conçue comme affrontement de trinités armée-Etat-peuple a globalement résisté aux approches alternatives. Soumettre un Etat c’est d’abord vaincre son armée et vaincre une armée c’est d’abord gagner des batailles terrestres. Il s’avère cependant que les succès opérationnels, toujours obtenus en l'espace de quelques semaines, n’ont guère abouti à des paix claires.

Il ne suffit pas en effet de gagner les batailles pour obtenir la paix surtout lorsque la destruction de l’ennemi est confondue avec la victoire. On peut, malgré les succès tactiques, rater cette destruction et persister quand même en refusant toute négociation (Talibans). On peut aussi réussir cette destruction et se retrouver comme en Irak avec plus personne pour faire la paix et voir surgir de nouveaux adversaires. On peut parfois être obligé d’aller jusqu’à cette destruction lorsque le centre de gravité de l’ennemi se confond avec la personne du chef (Kadhafi) et que celui-ci refuse toute soumission. Il faut alors être conscient que la fin d’un régime laisse normalement la place à un désordre dont les conséquences sont imprévisibles.

La gestion de ce désordre doit donc être anticipée. Les conflits contre la république, non reconnue, bosno-serbe en 1995 et la Serbie en 1995 sont les seules à avoir correspondu aux canons clausewitziens du duel des armes suivi de la soumission de l’Etat vaincu. Cela n’a pas empêché dans les deux cas la nécessité de mettre en place une force de stabilisation importante pendant plusieurs années pour consolider cette paix.

Comment mener une guerre interétatique sans les Américains ?

Si on suit toujours la logique de ces vingt dernières années, la France sera confrontée à la perspective d’au moins un conflit interétatique dans les cinq à dix ans à venir, conflit qui sera, comme tous les autres, probablement une surprise.

On peut aussi élargir le regard et constater que les cycles stratégiques dépassent rarement les vingt ans depuis le début du XIXe siècle. Certains indices comme la « fatigue » américaine des interventions ou la fermeture progressive de la fenêtre de liberté accordée aux interventions-châtiment par le Conseil de sécurité des nations-Unies semblent effectivement annoncer un changement de paysage stratégique. La réticence générale à intervenir contre le régime syrien, impensable il y a seulement quinze ans, marque à cet égard peut-être un tournant.

De fait, la seule vraie question que devrait se poser la France n’est pas de savoir comment peser dans une coalition mais de savoir si, avec le repli américain, elle est capable pendant les dix ou quinze ans de ce reflux de mener à nouveau une guerre interétatique seule pour la première fois depuis 1961 (dégagement de Bizerte contre la Tunisie). Concrètement, cela signifie de réfléchir à la manière de déployer les moyens prévus par le dernier livre blanc face à différents Etats. Il est singulier de constater que ce contrat opérationnel (15 000 soldats, 45 appareils de combat, un groupe aéronaval) est désormais inférieur à celui de l’expédition de Suez (à une époque où la France avait plus de 400 000 hommes en Algérie et encore des forces conséquentes en Centre-Europe). Les moyens ne sont évidemment plus les mêmes mais ceux de la plupart de nos adversaires potentiels non plus.

On peut considérer aussi, pour la première fois de toute notre Histoire, que ce n’est plus à notre portée et accepter le déclin.

(à suivre)

6 commentaires:

  1. Le format actuel correspond par contre assez bien à ce qui serait exigé de l'armée française "seule" : une opération type Malouines 1982.

    C'est-à-dire la défense par la force d'une de nos perles d'Empire, et seuls, d'intérêts lointains face à un adversaire étatique "moyen". Mais c'est aussi une capacité à faire face à une surprise politique et stratégique, l'imprévu, l'inattendu.

    J'ai l'impression que cette guerre est devenue le nouveau standard de la guerre interétatique que la France aurait à mener seule.

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  2. Je ne suis pas sur que l'exemple du Kosovo soit un exemple de victoire militaire. Incapables de vaincre les forces serbes malgré leur puissance théorique, les forces de l'alliance ont du se résoudre à des frappes sur des objectifs civils (lignes de communication et d'approvisionnement des agglomérations, médias) et à encourager les oppositions politiques pour obtenir le renversement du régime Milosevic. Nous sommes loin d'une victoire militaire, super puissance ou pas...

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  3. Air 76 :

    La 1ère intervention Française au Tchad 1969/1972 - 1972/1975 est elle dans les oubliettes de l' Histoire ? Elle semble en prendre le chemin ?

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  4. Le déclin est inéluctable, il est même inscrit mathématiquement dans les paramètres actuels du fonctionnement de nos économies.
    Le service de la dette étant depuis peu le premier poste de dépenses de l’État, il nous est simplement impossible, avec une croissance sur le long terme comprise entre 1% et 1,5%, de seulement espérer le voir se résorber (la dette croissant mécaniquement plus vite que nos capacité à la rembourser). Cela, sans même parler de l’hémorragie fiscale via les paradis du même bois.
    Alors bien sûr, le mécanisme est beaucoup plus sophistiqué que celui prévalant sous l’ancien régime, mais high-tech ou pas, le servage reste le servage.
    Faisons donc contre mauvaise fortune bon cœur et disons-nous que puisque les armées servent à préserver la liberté, des serfs n’en ont pas l’utilité.

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  5. Il est tout bonnement salutaire que nos forces armées périclites sachant dans quelles mains elles seront probablement dans quelques dizaines d'années . . .

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    1. certes, mais on peut aussi se dire que la france, meme yougoslavisée aura une communauté de gens héritiers de notre histoire et voulant se défendre...

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