Le flou, c’est la liberté d’action du politique. Il est toujours extrêmement dangereux d’annoncer des objectifs grandiloquents lorsque l’on n’a pas les moyens ou l’intention de les atteindre. Le Premier ministre israélien Ehoud Olmert en fit les frais dès le début de la guerre contre le Hezbollah, en juillet 2006, en proclamant haut et fort que l’organisation libanaise serait détruite et que les prisonniers qu’elle avait faits seraient libérés.
Il n’en
fut rien, à l’époque plutôt par manque de capacités, et cette guerre fut
largement perçue comme un échec. Après l’attaque et les atrocités du 7 octobre
2023, le Premier ministre Netanyahu annonça à son tour que le Hamas serait
éradiqué. Pourtant, deux ans plus tard, après la guerre la plus longue et la
plus meurtrière de l’histoire d’Israël, le Hamas est toujours là. La faute,
cette fois, à une stratégie inadaptée.
Le
choix de 2007
L’erreur
initiale d’Israël fut d’avoir laissé le Hamas se territorialiser en juin 2007,
en prenant le contrôle de Gaza au détriment de l’Autorité palestinienne.
Plusieurs généraux israéliens avaient alors perçu le danger et proposé d’agir,
alors que le Hamas restait militairement faible. Mais le gouvernement Olmert,
encore lui, s’y refusa. La doctrine stratégique consistait alors à ne plus
s’enliser dans des bourbiers inutiles, comme Gaza ou le Sud-Liban, et à
contrôler les menaces à distance par des frappes aériennes et, éventuellement,
par des raids terrestres lancés depuis l’abri d’une solide barrière de défense
— au sol et bientôt face au ciel. On aurait pu néanmoins, à l’époque, réoccuper
militairement Gaza pour un temps et aider le Fatah à rétablir une autorité plus
solide, avant de se replier à nouveau.
Mais
le véritable problème était que le gouvernement israélien ne voulait surtout
pas renforcer l’Autorité palestinienne. Au contraire, un mouvement palestinien
divisé et disqualifié sur la scène internationale par la présence du Hamas
servait ses intérêts. Avec le temps, le nouvel « État-Hamas » de Gaza pourrait
même, espérait-on, adopter un comportement plus étatique, privilégiant son bon
fonctionnement à l’attaque d’un voisin presque invulnérable et capable de
frapper très fort. En droit international, Gaza reste un territoire occupé par
Israël. Celui-ci se contenta de le déclarer « territoire hostile » et de
l’encercler dans une forme de siège mou mais permanent, se réservant le
contrôle de ses ouvertures vers l’extérieur — ciel et mer compris —, modulées
selon le comportement du Hamas, tout en conservant la capacité de frapper
préventivement ou en réaction à toute velléité ou action hostile contre son
territoire.
On
savait pourtant qu’en laissant le Hamas se territorialiser, celui-ci pourrait
s’appuyer sur le triangle des Frères musulmans — Qatar, Turquie et, un temps,
Égypte —, sur l’Iran, et sur ses propres ressources de proto-État pour se
renforcer continuellement.Dans les comptes-rendus militaires israéliens, on
voyait bien qu’entre les opérations Pluie d’été en 2006 - « Les
Palestiniens tirent dans tous les sens avant de s’enfuir » - Plomb
durci en 2008 – « Les combattants palestiniens ne sont pas bons
mais ils s’accrochent au terrain et sont beaucoup plus nombreux » - et
Bordure protectrice en 2014 – « les Palestiniens sont bien
organisés, armés et beaucoup plus compétents qu’avant » - il se
passait quelque chose. La puissance de frappe — obus, roquettes, missiles,
drones — augmentait en quantité et en qualité, tandis que le Hamas développait
des infrastructures souterraines pour se protéger à son tour des attaques
israéliennes et franchir la barrière.
Qu’importe
: il suffisait, pensait-on, de renforcer encore cette barrière (souterraine,
terrestre, antimissiles), d’améliorer les forces terrestres via le plan Gédéon,
quitte à en réduire le volume, et d’augmenter les doses et la précision des feux
aériens de précision lors des « tontes de gazon » régulières pour
maintenir une supériorité écrasante et la sécurité éternelle à défaut d’avoir
la paix. Cette stratégie, poursuivie par les gouvernements suivants, fonctionna
relativement bien… jusqu’à octobre 2023, quand la montée en puissance du Hamas
croisa une baisse de vigilance israélienne.
Dilemme
de la conquête
Par
vengeance, pour empêcher qu’une telle action se reproduise, et plus cyniquement
pour faire oublier ses propres responsabilités dans le désastre, le
gouvernement israélien ne pouvait guère annoncer autre chose que la destruction
de l’organisation à l’origine de ce pogrom. Mais deux options difficiles se
présentaient alors.
La
première consistait à détruire au moins l’État-Hamas et à ramener
l’organisation à la clandestinité. Qu’on le tourne dans tous les sens, le seul
moyen connu de détruire un proto-État territorialisé est de conquérir l’espace
qu’il contrôle — souvent des villes, parfois des métropoles comme Bagdad en
2007 ou Mossoul en 2016-2017. Cette démarche ne suffit généralement pas à
éliminer l’organisation, mais réduit considérablement sa dangerosité en la
forçant à se cacher. Commence alors un combat de traque, long et ingrat, mais
finalement moins meurtrier. En une seule attaque majeure, le 7 octobre, le
Hamas a tué trois fois plus d’Israéliens, civils et militaires, que sur toute
la période de 1987 à 2007.
Le premier
obstacle à cette option est le coût humain et matériel qu’elle implique.
Concrètement, Israël dispose d’un potentiel de 20 brigades de manœuvre
mobilisables à long terme sur un seul théâtre d’opérations, tout en maintenant
les autres fronts et en assurant la rotation des réserves. Cela représente
entre 40 000 et 60 000 combattants — fantassins, sapeurs, tankistes — que
Tsahal peut déployer au maximum dans le territoire de Gaza, à peine plus que
les effectifs combattants du Hamas et des groupes armés alliés. En se basant
sur l’opération Bordure protectrice de 2014, l’état-major israélien estimait
qu’il faudrait environ 200 jours et 300 soldats tués pour s’emparer entièrement
de Gaza. La phase suivante, le quadrillage du territoire jusqu’à la libération
des otages et la réduction quasi totale du Hamas, demanderait sans doute moins
de pertes quotidiennes, mais s’étalerait sur une durée incertaine.
Le
second problème est que détruire l’État-Hamas ne suffit pas : il faut aussi le
remplacer pour administrer un territoire peuplé de deux millions d’habitants. À
moins de considérer que ces derniers doivent rester éternellement dépendants de
l’aide internationale, il faut une autorité politique légitime capable de
reprendre le contrôle. Dans les cas similaires de déterritorialisation
d’organisations armées, un État local reconnu reprenait cette fonction, plus ou
moins efficacement. À Gaza, la solution la plus légitime serait la restauration
de l’Autorité palestinienne, dans ses prérogatives définies par les accords
d’Oslo. Pourtant, en 2025 comme en 2007, cela reste hors de question : le
gouvernement israélien préfère affaiblir l’AP plutôt que de la renforcer, et
rejette toute avancée vers un État palestinien. Que faire alors ? Un retour à
l’administration militaire israélienne ? Certains y songent, espérant chasser
le maximum de Palestiniens et relancer la colonisation, mais cette option
soulève des réticences, tant en Israël qu’au niveau international. Reste la
solution inconnue d’un transfert d’autorité à une tierce partie… qui n’existe
pas vraiment, faute de volontaires.
Face
à ces perspectives sombres, le gouvernement a opté pour la seconde stratégie :
faire comme avant, mais en beaucoup plus violent. Depuis près de deux ans, le
territoire de Gaza est pilonné de bombes, avec une moyenne colossale de 150 à
200 cibles frappées quotidiennement. Le territoire est aussi parcouru par de
vastes raids menés par trois divisions de manœuvre, s’abattant sur le nord
autour de Gaza-ville, puis à Khan Younès et enfin à Rafah, ponctués par des
incursions plus petites sur les zones déjà « nettoyées ». Il ne s’agit pas de
contrôler le territoire en permanence, mais de le verrouiller, en renforçant la
barrière à un niveau inédit, prolongée par deux corridors fortifiés reliant
Israël à la mer : à Netzarim au nord, et sur le couloir Philadelphie à la
frontière avec l’Égypte. Trois divisions de réserve avec brigades tournantes
sont dédiées à cette mission. Une fois ces raids majeurs terminés, et alors
qu’une partie des forces se concentre au nord du pays, on passe à un rythme de
croisière fait de raids plus modestes, ponctués de frappes aériennes.
Une stratégie
de statistiques
L’avantage
de cette stratégie réside dans sa prévisibilité. Le 31 juillet 2024, le Premier
ministre Netanyahu peut ainsi se targuer d’avoir provoqué la dislocation de
presque toutes les unités de combat ennemies à Gaza, mettant fin à toute menace
contre le territoire israélien. Tsahal revendique alors la mort de 14 000
combattants palestiniens, ce qui, en incluant les blessés graves et les
prisonniers, équivaut effectivement à la destruction de l’ennemi initial. Les
combattants survivants sont neutralisés dans un espace entièrement bouclé, d’où
ils ne peuvent plus sérieusement menacer Israël par des tirs de roquettes,
devenus sporadiques, et encore moins par des raids. Il leur est également très
difficile de tuer des soldats israéliens qui pénètrent à l’intérieur même du
territoire de Gaza, protégés par un mur de feu et l’acier de leurs véhicules
blindés. La mort d’un seul des 326 soldats israéliens tués à Gaza depuis le 23
octobre doit être compensée par celle de plusieurs dizaines de combattants
ennemis.
Netanyahu
peut également se vanter, sans toutefois le revendiquer ouvertement lorsqu’il
s’agit d’opérations à l’étranger, d’avoir fait éliminer les principaux cadres
du Hamas, notamment le leader de l’organisation, Ismail Haniyeh, à Téhéran le
jour même, ainsi que la quasi-totalité des responsables de l’attaque du 7
octobre, à l’image de Mohammed Deif, tué le 13 juillet. Seul Yahia Sinwar
survit jusqu’à être retrouvé et abattu à Rafah le 17 octobre 2024.
Cependant,
Netanyahu omet de mentionner que ce succès a été obtenu, malgré toutes les
précautions annoncées, au prix d’une vaste dévastation du territoire et de
pertes civiles au moins deux fois supérieures à celles des combattants ennemis,
plongeant le reste de la population dans une situation désastreuse. Celui qui
contrôle le terrain contrôle aussi, au moins en partie, les informations qui en
émanent. Or, avec cette stratégie de raids et de frappes, les Israéliens ne
maîtrisent pas le terrain et, en instaurant un blocus médiatique, laissent le
champ libre à la propagande du Hamas, ou du moins à la propagande
anti-israélienne. Beaucoup en Israël considéraient sans doute cela comme une
cause perdue, et peu importait au final.
Néanmoins,
le capital de sympathie dont bénéficiait le pays après l’attaque du 7 octobre
s’est rapidement érodé, au rythme des images de corps d’enfants extraits des
décombres, puis de celles d’autres enfants affamés. On peut répéter à l’infini
que c’est la faute du Hamas et qu’il n’y avait pas d’autre solution, cela ne
change rien à la dégradation considérable de l’image d’Israël. Tout le monde
sait que ces deux affirmations sont partiellement vraies, mais chacun sent
aussi qu’il aurait été possible de faire bien mieux. Que penserait-on d’une
intervention armée pour libérer des otages qui déboucherait sur un siège
interminable et, à la manière russe, sur la mort de deux fois plus de civils
innocents que de preneurs d’otages ?
En
parlant d’otages, ce que Netanyahu n’a pas accompli le 31 juillet, bien que
quelques-uns d’entre eux aient pu être libérés par la force, la théorie d’une
libération par capitulation sous pression s’est révélée naïve. Le Hamas ne
déposera jamais les armes et n’a libéré des otages qu’en échange de la
cessation temporaire des combats et de la libération de bien plus de
prisonniers palestiniens.
Surtout,
quel que soit ce que Benjamin Netanyahu affirme ce 31 juillet, le Hamas n’est
pas éradiqué comme cela avait été annoncé, ce qui était de toute façon
impossible avec la stratégie choisie. Certes, il ne représente plus une menace
directe pour Israël, mais il contrôle toujours une grande partie du terrain et
de la population, peut compenser ses pertes en recrutant notamment parmi ceux
qui ont des raisons d’en vouloir aux Israéliens, et remplacer son encadrement.
Pire, en continuant d’exister comme une sorte de proto-État, même très
affaibli, face à la puissance israélienne, il peut, par sa résistance, les
coups portés à Israël et les concessions obtenues, construire un discours de
victoire.
Il
existait cependant sans doute un point d’équilibre possible à ce moment-là. Le
gouvernement israélien pouvait au moins se targuer d’avoir vengé l’attaque du 7
octobre en éliminant ses concepteurs et la plupart de ses acteurs, puis d’avoir
réduit à peu de choses la menace réelle du Hamas, d’autant plus que
l’organisation était désormais coupée de tout soutien extérieur. C’était un
résultat finalement acceptable, et la guerre aurait pu, en échange de la
libération des otages – ou du moins d’une grande partie d’entre eux –,
s’arrêter là.
Trop
et trop tard
Pour
diverses raisons, le gouvernement israélien a choisi de poursuivre la guerre.
Il aurait pu cette fois décider de conquérir complètement le territoire de
Gaza, puis de le quadriller. Cela restait encore possible avec la force
militaire disponible, malgré son usure, notamment du côté des réservistes. Mais
la légitimité d’une telle action, ainsi que son acceptation internationale,
n’étaient plus celles d’autrefois, au temps du capital de sympathie. D’autant
plus qu’il n’y avait toujours pas d’alternative crédible au gouvernement du
Hamas, comme en octobre 2023. On a donc préféré continuer à faire la même
chose, en espérant, mystère, que cela produirait des résultats différents.
Un
an plus tard, le constat est forcément le même qu’au 31 juillet 2024, avec
simplement des chiffres de pertes – amies, ennemies et civiles – plus élevés,
un niveau de destruction accru, et une situation humanitaire devenue encore
plus critique. Seule avancée notable : un accord, signé le 15 janvier 2025 sous
la médiation du Qatar, de l’Égypte et des États-Unis, qui a permis une
cessation des combats jusqu’au début mars. Cet accord a abouti à la libération
de 33 otages israéliens en échange d’environ 1 700 à 1 800 prisonniers
palestiniens, au retrait d’Israël de zones densément peuplées, à la reprise de
l’aide humanitaire et au retrait israélien du corridor de Netzarim. Refusant
toutefois d’aller jusqu’au cessez-le-feu permanent prévu pour la phase
suivante, le gouvernement israélien a bloqué l’aide humanitaire, puis relancé
raids et frappes, reprenant même le contrôle du corridor de Netzarim.
Retour
donc à la « tonte de gazon », avec toutefois une inflexion progressive vers
l’idée d’une conquête totale. Le 5 mai 2025, le cabinet de sécurité israélien a
approuvé un plan visant à « conquérir Gaza et à maintenir le territoire sous
contrôle », avec l’intention d’occuper l’ensemble de la bande. Le 8 août
dernier, ce plan s’est concrétisé par l’annonce de Benjamin Netanyahu, qui a
déclaré la prise de contrôle militaire totale prochaine de Gaza-ville. Il a
souligné qu’il ne s’agissait pas d’occuper la zone à perpétuité, mais de
démanteler le Hamas, puis de transférer la gouvernance à une autorité arabe ou
civile.
Pourquoi
pas ? C’est en effet la seule manière de détruire au moins l’État-Hamas. Mais
pourquoi maintenant, au bout de deux ans, alors que la capacité d’approbation
est au plus bas, que l’outil militaire est usé, et qu’il n’existe toujours
aucune solution viable pour gouverner le territoire ? La logique aurait voulu
que l’on profite de la durée de ce conflit pour commencer par construire cette
solution, en impliquant l’Autorité palestinienne, les pays arabes, les
États-Unis et la communauté internationale, puis de passer à la phase militaire
de reconquête, avec la perspective d’une relève rapide par une force
suffisamment importante et capable de maintenir l’étouffement du Hamas, du
Jihad islamique ou du FPLP. Nous en sommes encore très loin.
Peut-être
compte-t-on du côté israélien sur la durée annoncée de plusieurs mois pour
cette opération à Gaza-ville afin de se donner le temps de trouver une
solution. Peut-être n’a-t-on pas réellement l’intention d’aller jusqu’au bout,
et cette conquête est agitée comme une menace. Peut-être enfin s’agit-il
simplement de continuer une guerre qui est devenue pour certains une fin en
soi.
Le
gouvernement Netanyahu n’a fait que donner des coups depuis deux ans, des coups
puissants qui ont considérablement affaibli les ennemis d’Israël. C’est un
résultat très important, mais le problème de cette stratégie de coups de
marteau est que les clous, même enfoncés, restent là — à l’exception du régime
d’Assad à Damas, éliminé par d’autres — et que pour les arracher, il faut
mettre les mains avec des pinces, ce qui est plus compliqué. Il est fort
probable que l’on n’en ait pas encore fini avec les coups de marteau, tant pis
pour ceux qui se trouvent à côté des clous.