L’annonce récente par le président Zelensky de la
mise en service et en production d’un missile de croisière, baptisé Flamingo
(Flamant rose), capable de porter une tonne d’explosif à 3 000 kilomètres avec
une précision de 14 mètres (une chance sur deux de tomber dans un cercle de 14
mètres de rayon), représente donc une rupture dans ce schéma. Plus exactement,
il s’agira d’une rupture techno-militaire si les performances annoncées sont
exactes, s’il parvient à franchir les défenses à plus de 50 % et surtout si
l’objectif de production de plus de 200 par mois est atteint.
Innover, c’est parfois simplifier. Avec son
turboréacteur, son propulseur de décollage et ses ailes fixes, le Flamingo
semble un retour aux projets de missiles de croisière des années 1950-1960
comme les Matador, Regulus ou Mace américains, associés peut-être à des moteurs
soviétiques performants et abondants comme les Ivchenko AI-25TL des avions
d’entraînement L-39 ou les RD-9K des drones de reconnaissance Tu-141. Associés
à un système de guidage moderne, ces vieux designs s’avèrent d’un seul coup
d’un excellent rapport coût/efficacité, et c’est bien cet excellent rapport
coût/efficacité qui peut changer le cours de la guerre.
Pour le prix d’un seul missile américain Tomahawk
Block IV ou V, on peut peut-être avoir cinq Flamingo avec douze fois plus de
charge explosive, lancés mille kilomètres plus loin avec une précision moindre
mais très suffisante. Avec une production de 200 unités par mois – soit plus
que celle cumulée de tous les missiles balistiques et de croisière par la
Russie – et peut-être plus encore si les alliés européens y contribuent, le
saut dans la capacité de frappe ukrainienne en profondeur peut être aussi important
que celui des Russes à courte portée avec leurs milliers de bombes planantes.
La force de frappe ukrainienne est déjà conséquente
jusqu’à 500 km environ, avec les engins ukrainiens comme le R-360 Neptune
modifié ou le balistique HRIM-2, ou encore les engins air-sol ou sol-sol
fournis par les Alliés lorsque ceux-ci autorisent leur emploi. Au-delà, les
Ukrainiens doivent compter sur leurs drones transformés en quasi-missiles de
croisière. C’était efficace, mais limité par la capacité d’emport de charge de
ces drones, très inférieure à celle d’un missile ou d’un chasseur-bombardier.
Presque aussi important que le FP-5 Flamingo, la société ukrainienne Fire Point, sans doute associé au britannique-émirati Milanion, a déjà mis au point, au printemps 2025, le drone FP-1, capable de porter une
charge de 60 à 120 kg à 1 600 km pour un coût réduit et une capacité de
production annoncée à 3 000 par mois. Avec en plus 200 Flamingo, on
obtiendrait, avec ces deux seules munitions, toutes les deux semaines, une
capacité de frappe dans la profondeur équivalente en charge au plus petit
modèle de bombe atomique américaine B-61 (mod 12 à 0,3 kt), mais plus
efficiente car précise et dispersée.
Actuellement, la campagne ukrainienne de frappes en
profondeur fait déjà mal depuis 2022. Elle pénalise l’économie, en frappant en
particulier les raffineries, et freine la machine de guerre russe, mais elle
n’est pas décisive pour autant, au sens où elle ne change pas fondamentalement
le rapport de forces général. Avec cette nouvelle force de frappes, encore une
fois si elle tient ses promesses, l’Ukraine – un pays dont le budget de Défense
représentait 10 % de celui de la France en 2021 – sera capable de ravager
véritablement toute l’infrastructure stratégique d’un pays aussi vaste que la
Russie. Les conséquences peuvent être considérables si la Russie ne parvient
pas à trouver la parade.
On l’oublie souvent dans les anticipations où l’on
se contente de prolonger les tendances, mais en temps de guerre l’ennemi a
aussi le droit de s’adapter et de ne pas rester inactif face à une menace qui
peut lui faire perdre la guerre. Défensivement, les Russes réorganiseront donc
forcément leur défense aérienne et tenteront de durcir, camoufler ou déplacer
les sites-cibles. Offensivement, ils s’efforceront aussi de frapper les centres
de production ukrainiens de drones et de missiles, et feront appel à tout
l’arsenal de propagande interne pour dénoncer les « attaques terroristes » de
ces méchants Ukrainiens et de leurs alliés belliqueux qui veulent continuer la
guerre. Il n’est pas du tout certain que cela soit suffisant pour empêcher de
prendre des coups très sévères. On reparlera alors du nucléaire.
Il faut bien comprendre qu’une telle campagne
efficace de frappes en profondeur serait une première pour la Russie. Par le
volume d’explosif projetable, la force de frappe ukrainienne est sans doute
inférieure à celle de la Luftwaffe engagée en Union soviétique de 1941 à 1944,
mais elle la dépasse largement en portée et en précision. Surtout, la majeure
partie de l’infrastructure stratégique soviétique était hors de portée des
bombardiers moyens allemands, alors que celle de la Russie actuelle est à 70 %
dans l’enveloppe de tir des Flamingo. L’aviation allemande n’a pas pu avoir
d’effets décisifs, les drones et missiles ukrainiens peuvent en avoir et donc
enclencher le processus de réflexion sur l’emploi éventuel du nucléaire.
Dans l’absolu, une telle campagne conventionnelle de
frappes en profondeur de grande ampleur pourrait effectivement justifier
l’emploi de l’arme nucléaire en premier par la Russie, à condition de « menacer
l’existence de l’État », une notion guère différente dans le fond de celle des
intérêts vitaux. Peut-on considérer que la destruction d’une grande partie de
l’infrastructure énergétique, de complexes de production militaires, de bases
aériennes, de centres de commandement, etc., constitue une menace contre
l’existence de l’État ? Peut-être. Cela serait plus évident si cette attaque
venait d’un coup, par surprise, et provoquait un grand choc, mais il n’y aura
pas une seule grande attaque de Flamants roses, mais plein de petits coups dont
aucun ne saurait justifier en soi une riposte nucléaire, et on peut rester
ainsi, à la manière de la grenouille ébouillantée progressivement, sans pouvoir
réagir. L’emploi de l’arme nucléaire, probablement à des fins de désescalade,
sera cependant sans aucun doute envisagé et en tout cas suggéré publiquement
afin d’effrayer l’ennemi et ses alliés. Le problème est que cela effraiera en
fait tout le monde, sauf peut-être la Corée du Nord, y compris des alliés
puissants comme la Chine ou des quasi-alliés désormais comme les États-Unis.
Cela vaudrait-il le coup de se mettre au ban des nations ? Ce n’est pas sûr du
tout, mais on n’en sait rien.
Tout cela veut dire aussi qu’un pays au 50e
rang mondial des PIB en 2021 (29e en parité de pouvoir d’achat) aura été
capable de se doter d’une force de frappe en profondeur conventionnelle capable
de menacer très sérieusement un pays comme la Russie. Cela ne vaut pas une
force nucléaire en termes de dissuasion, mais ce n’est finalement pas très
éloigné.
De fait, cela fait au moins depuis les années 1980
qu’un certain nombre d’États y songent. Très peu de pays peuvent en réalité se
payer le luxe d’une force aérienne capable de mener une campagne de frappes à
grande échelle et sur la durée face à une défense solide. L’apparition du Scud,
plus exactement le R-11 Scud A dérivé du V-2 allemand, en 1957 et sa diffusion
par les Soviétiques, a marqué une première révolution. Constatant
définitivement, en 1982, l’impuissance de ses forces au sol et en l’air face à Israël,
la Syrie, soutenue par l’URSS, a mis en place un nouveau modèle à base de
lignes fortifiées armées conventionnellement et de commandos (le bouclier), et
d’une force de frappe de missiles Scud et dérivés (l’épée), un modèle bientôt
suivi par d’autres pays de la région comme l’Irak et l’Iran, alors en guerre
entre eux puis directement menacés par les États-Unis. Cela n’a pas été
suffisant à l’Irak pour arrêter les Américains et leurs alliés en 1990-1991,
mais cela a justifié pour tous ceux qui pouvaient se sentir menacés d’aller
encore plus loin cette fois, même en étant dotés de l’arme nucléaire. Le
nucléaire dissuade du nucléaire, mais pas forcément d’une puissance
aéroterrestre comme celle des Américains en 1991. C’est à ce moment-là que la
Russie, en crise et qui se voyait totalement dépassée conventionnellement, a
songé à se doter d’une puissante force de frappe de missiles conventionnels
afin notamment de ne pas forcément avoir à passer tout de suite au nucléaire en
cas d’attaque américaine, que personne n’envisageait par ailleurs. Dans
l’offensive, cette force de missiles pouvait servir également comme artillerie
lointaine capable de paralyser un pays attaqué (préventivement bien sûr).
Cette force de frappe de missiles
balistiques-croisière était encore trop sophistiquée pour être massive et donc
décisive en Ukraine. Même renforcée d’expédients comme les missiles antinavires
ou antiaériens détournés de leur mission initiale, puis complétée par des
flottes de drones Shahed-136, cette force de frappe n’a pas été décisive.
On n’a jamais réussi à obtenir jusqu’à présent, par
les seuls missiles et drones, la combinaison de masse, puissance et précision
d’une force aérienne comme celles des États-Unis ou d’Israël, approvisionnée
par les États-Unis. Cela sera peut-être donc le cas avec les FP-1 et les
Flamants roses. Rien qui suffise en soi à faire plier qui que ce soit – parmi
d’autres cas, les Américains ont lancé 300 000 tonnes d’explosif (20 Hiroshima)
sur la Corée du Nord de 1950 à 1953 sans obtenir d’effondrement – mais cela
peut largement contribuer à un affaiblissement général dont les effets se
feront mécaniquement sentir sur le front, alors que les événements du front
auront également des effets sur l’arrière. C’est ainsi, par résonance arrière
et avant, que finissent par survenir les ruptures politiques, depuis la simple
acceptation de la paix jusqu’à la révolution de palais.
En admettant que la guerre en Ukraine s’arrête
bientôt, rien n’empêchera ensuite l’Ukraine de produire en série et même
d’exporter ses Flamingo, et de se constituer une force de seconde frappe
(c’est-à-dire résistante à une attaque préventive) capable de projeter
plusieurs milliers de tonnes d’explosifs avec précision à plusieurs milliers de
kilomètres, soit tous les avantages dissuasifs d’une mini-force nucléaire sans
ses inconvénients psychologiques et politiques. On peut imaginer que d’autres
pays directement menacés, comme les pays baltes, seront séduits aussi par cette
perspective d’obtenir une vraie garantie de sécurité, non pas simplement par un
bouclier défensif national et allié, mais aussi par la possibilité inédite pour
eux de porter des coups chez l’ennemi. Ce serait évidemment, à l’inverse, une
garantie d’insécurité pour les Russes et un immense stress dans cet État qui se
paie le luxe d’être paranoïaque face à des petits pays alors qu’il est parmi
les plus puissants au monde. Il faut donc s’attendre à une longue litanie de
rodomontades télévisuelles, de tweets grossiers de Dmitri Medvedev et de
menaces poutiniennes. Tant pis, c’est en faisant peur à la Russie que l’on aura
la paix, pas en cédant à ses « calmez-moi ou je fais un malheur ».
On peut aussi imaginer que cette démocratisation du missile de croisière finira par nous concerner un jour et qu’il faut peut-être y penser. Cela fera mal aux gardiens du temple nucléaire, mais il faudra réfléchir à une défense aérienne antimissiles dense et/ou à disposer aussi, en retour, d’une capacité de frappe conventionnelle massive, au-delà de nos quelques raids de Rafale, capable de riposter à des attaques de même nature. Pour être juste, on y pense réellement, mais les choses sont toujours au rythme bureaucratique et fauché. Il est probable que, comme d’habitude, on accélèrera après avoir reçu sur la tête des cousins des Flamants roses.
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