lundi 25 août 2025

Le pouvoir égalisateur des flamants roses

Il était possible, pendant la Seconde Guerre mondiale, de concevoir un matériel majeur nouveau – avion, char de bataille et même porte-avions – en un, deux ou trois ans. Autrement dit, on pouvait terminer la guerre avec des équipements lourds et importants totalement différents de ceux du début. Cette époque est révolue. Les délais de conception et de mise en production d’un équipement majeur sont désormais tels qu’une nation est obligée de faire une guerre, même longue, avec les mêmes matériels qu’au début et éventuellement ceux fournis par les Alliés. On en vient même, pour continuer à combattre, à puiser dans des stocks de matériels plus anciens, ce qui donne parfois une impression de remontée dans le temps. On innove donc techniquement – et on ne le rappellera jamais assez, la plupart des innovations ne sont pas techniques – en améliorant ces grands équipements, en particulier avec de l’électronique de bord et, bien sûr, avec des petits objets comme les drones ou les robots terrestres que l’on diversifie et perfectionne très vite.

L’annonce récente par le président Zelensky de la mise en service et en production d’un missile de croisière, baptisé Flamingo (Flamant rose), capable de porter une tonne d’explosif à 3 000 kilomètres avec une précision de 14 mètres (une chance sur deux de tomber dans un cercle de 14 mètres de rayon), représente donc une rupture dans ce schéma. Plus exactement, il s’agira d’une rupture techno-militaire si les performances annoncées sont exactes, s’il parvient à franchir les défenses à plus de 50 % et surtout si l’objectif de production de plus de 200 par mois est atteint.

Innover, c’est parfois simplifier. Avec son turboréacteur, son propulseur de décollage et ses ailes fixes, le Flamingo semble un retour aux projets de missiles de croisière des années 1950-1960 comme les Matador, Regulus ou Mace américains, associés peut-être à des moteurs soviétiques performants et abondants comme les Ivchenko AI-25TL des avions d’entraînement L-39 ou les RD-9K des drones de reconnaissance Tu-141. Associés à un système de guidage moderne, ces vieux designs s’avèrent d’un seul coup d’un excellent rapport coût/efficacité, et c’est bien cet excellent rapport coût/efficacité qui peut changer le cours de la guerre.

Pour le prix d’un seul missile américain Tomahawk Block IV ou V, on peut peut-être avoir cinq Flamingo avec douze fois plus de charge explosive, lancés mille kilomètres plus loin avec une précision moindre mais très suffisante. Avec une production de 200 unités par mois – soit plus que celle cumulée de tous les missiles balistiques et de croisière par la Russie – et peut-être plus encore si les alliés européens y contribuent, le saut dans la capacité de frappe ukrainienne en profondeur peut être aussi important que celui des Russes à courte portée avec leurs milliers de bombes planantes.

La force de frappe ukrainienne est déjà conséquente jusqu’à 500 km environ, avec les engins ukrainiens comme le R-360 Neptune modifié ou le balistique HRIM-2, ou encore les engins air-sol ou sol-sol fournis par les Alliés lorsque ceux-ci autorisent leur emploi. Au-delà, les Ukrainiens doivent compter sur leurs drones transformés en quasi-missiles de croisière. C’était efficace, mais limité par la capacité d’emport de charge de ces drones, très inférieure à celle d’un missile ou d’un chasseur-bombardier. Presque aussi important que le FP-5 Flamingo, la société ukrainienne Fire Point, sans doute associé au britannique-émirati Milanion, a déjà mis au point, au printemps 2025, le drone FP-1, capable de porter une charge de 60 à 120 kg à 1 600 km pour un coût réduit et une capacité de production annoncée à 3 000 par mois. Avec en plus 200 Flamingo, on obtiendrait, avec ces deux seules munitions, toutes les deux semaines, une capacité de frappe dans la profondeur équivalente en charge au plus petit modèle de bombe atomique américaine B-61 (mod 12 à 0,3 kt), mais plus efficiente car précise et dispersée.

Actuellement, la campagne ukrainienne de frappes en profondeur fait déjà mal depuis 2022. Elle pénalise l’économie, en frappant en particulier les raffineries, et freine la machine de guerre russe, mais elle n’est pas décisive pour autant, au sens où elle ne change pas fondamentalement le rapport de forces général. Avec cette nouvelle force de frappes, encore une fois si elle tient ses promesses, l’Ukraine – un pays dont le budget de Défense représentait 10 % de celui de la France en 2021 – sera capable de ravager véritablement toute l’infrastructure stratégique d’un pays aussi vaste que la Russie. Les conséquences peuvent être considérables si la Russie ne parvient pas à trouver la parade.

On l’oublie souvent dans les anticipations où l’on se contente de prolonger les tendances, mais en temps de guerre l’ennemi a aussi le droit de s’adapter et de ne pas rester inactif face à une menace qui peut lui faire perdre la guerre. Défensivement, les Russes réorganiseront donc forcément leur défense aérienne et tenteront de durcir, camoufler ou déplacer les sites-cibles. Offensivement, ils s’efforceront aussi de frapper les centres de production ukrainiens de drones et de missiles, et feront appel à tout l’arsenal de propagande interne pour dénoncer les « attaques terroristes » de ces méchants Ukrainiens et de leurs alliés belliqueux qui veulent continuer la guerre. Il n’est pas du tout certain que cela soit suffisant pour empêcher de prendre des coups très sévères. On reparlera alors du nucléaire.

Il faut bien comprendre qu’une telle campagne efficace de frappes en profondeur serait une première pour la Russie. Par le volume d’explosif projetable, la force de frappe ukrainienne est sans doute inférieure à celle de la Luftwaffe engagée en Union soviétique de 1941 à 1944, mais elle la dépasse largement en portée et en précision. Surtout, la majeure partie de l’infrastructure stratégique soviétique était hors de portée des bombardiers moyens allemands, alors que celle de la Russie actuelle est à 70 % dans l’enveloppe de tir des Flamingo. L’aviation allemande n’a pas pu avoir d’effets décisifs, les drones et missiles ukrainiens peuvent en avoir et donc enclencher le processus de réflexion sur l’emploi éventuel du nucléaire.

Dans l’absolu, une telle campagne conventionnelle de frappes en profondeur de grande ampleur pourrait effectivement justifier l’emploi de l’arme nucléaire en premier par la Russie, à condition de « menacer l’existence de l’État », une notion guère différente dans le fond de celle des intérêts vitaux. Peut-on considérer que la destruction d’une grande partie de l’infrastructure énergétique, de complexes de production militaires, de bases aériennes, de centres de commandement, etc., constitue une menace contre l’existence de l’État ? Peut-être. Cela serait plus évident si cette attaque venait d’un coup, par surprise, et provoquait un grand choc, mais il n’y aura pas une seule grande attaque de Flamants roses, mais plein de petits coups dont aucun ne saurait justifier en soi une riposte nucléaire, et on peut rester ainsi, à la manière de la grenouille ébouillantée progressivement, sans pouvoir réagir. L’emploi de l’arme nucléaire, probablement à des fins de désescalade, sera cependant sans aucun doute envisagé et en tout cas suggéré publiquement afin d’effrayer l’ennemi et ses alliés. Le problème est que cela effraiera en fait tout le monde, sauf peut-être la Corée du Nord, y compris des alliés puissants comme la Chine ou des quasi-alliés désormais comme les États-Unis. Cela vaudrait-il le coup de se mettre au ban des nations ? Ce n’est pas sûr du tout, mais on n’en sait rien.

Tout cela veut dire aussi qu’un pays au 50e rang mondial des PIB en 2021 (29e en parité de pouvoir d’achat) aura été capable de se doter d’une force de frappe en profondeur conventionnelle capable de menacer très sérieusement un pays comme la Russie. Cela ne vaut pas une force nucléaire en termes de dissuasion, mais ce n’est finalement pas très éloigné.

De fait, cela fait au moins depuis les années 1980 qu’un certain nombre d’États y songent. Très peu de pays peuvent en réalité se payer le luxe d’une force aérienne capable de mener une campagne de frappes à grande échelle et sur la durée face à une défense solide. L’apparition du Scud, plus exactement le R-11 Scud A dérivé du V-2 allemand, en 1957 et sa diffusion par les Soviétiques, a marqué une première révolution. Constatant définitivement, en 1982, l’impuissance de ses forces au sol et en l’air face à Israël, la Syrie, soutenue par l’URSS, a mis en place un nouveau modèle à base de lignes fortifiées armées conventionnellement et de commandos (le bouclier), et d’une force de frappe de missiles Scud et dérivés (l’épée), un modèle bientôt suivi par d’autres pays de la région comme l’Irak et l’Iran, alors en guerre entre eux puis directement menacés par les États-Unis. Cela n’a pas été suffisant à l’Irak pour arrêter les Américains et leurs alliés en 1990-1991, mais cela a justifié pour tous ceux qui pouvaient se sentir menacés d’aller encore plus loin cette fois, même en étant dotés de l’arme nucléaire. Le nucléaire dissuade du nucléaire, mais pas forcément d’une puissance aéroterrestre comme celle des Américains en 1991. C’est à ce moment-là que la Russie, en crise et qui se voyait totalement dépassée conventionnellement, a songé à se doter d’une puissante force de frappe de missiles conventionnels afin notamment de ne pas forcément avoir à passer tout de suite au nucléaire en cas d’attaque américaine, que personne n’envisageait par ailleurs. Dans l’offensive, cette force de missiles pouvait servir également comme artillerie lointaine capable de paralyser un pays attaqué (préventivement bien sûr).

Cette force de frappe de missiles balistiques-croisière était encore trop sophistiquée pour être massive et donc décisive en Ukraine. Même renforcée d’expédients comme les missiles antinavires ou antiaériens détournés de leur mission initiale, puis complétée par des flottes de drones Shahed-136, cette force de frappe n’a pas été décisive.

On n’a jamais réussi à obtenir jusqu’à présent, par les seuls missiles et drones, la combinaison de masse, puissance et précision d’une force aérienne comme celles des États-Unis ou d’Israël, approvisionnée par les États-Unis. Cela sera peut-être donc le cas avec les FP-1 et les Flamants roses. Rien qui suffise en soi à faire plier qui que ce soit – parmi d’autres cas, les Américains ont lancé 300 000 tonnes d’explosif (20 Hiroshima) sur la Corée du Nord de 1950 à 1953 sans obtenir d’effondrement – mais cela peut largement contribuer à un affaiblissement général dont les effets se feront mécaniquement sentir sur le front, alors que les événements du front auront également des effets sur l’arrière. C’est ainsi, par résonance arrière et avant, que finissent par survenir les ruptures politiques, depuis la simple acceptation de la paix jusqu’à la révolution de palais.

En admettant que la guerre en Ukraine s’arrête bientôt, rien n’empêchera ensuite l’Ukraine de produire en série et même d’exporter ses Flamingo, et de se constituer une force de seconde frappe (c’est-à-dire résistante à une attaque préventive) capable de projeter plusieurs milliers de tonnes d’explosifs avec précision à plusieurs milliers de kilomètres, soit tous les avantages dissuasifs d’une mini-force nucléaire sans ses inconvénients psychologiques et politiques. On peut imaginer que d’autres pays directement menacés, comme les pays baltes, seront séduits aussi par cette perspective d’obtenir une vraie garantie de sécurité, non pas simplement par un bouclier défensif national et allié, mais aussi par la possibilité inédite pour eux de porter des coups chez l’ennemi. Ce serait évidemment, à l’inverse, une garantie d’insécurité pour les Russes et un immense stress dans cet État qui se paie le luxe d’être paranoïaque face à des petits pays alors qu’il est parmi les plus puissants au monde. Il faut donc s’attendre à une longue litanie de rodomontades télévisuelles, de tweets grossiers de Dmitri Medvedev et de menaces poutiniennes. Tant pis, c’est en faisant peur à la Russie que l’on aura la paix, pas en cédant à ses « calmez-moi ou je fais un malheur ».

On peut aussi imaginer que cette démocratisation du missile de croisière finira par nous concerner un jour et qu’il faut peut-être y penser. Cela fera mal aux gardiens du temple nucléaire, mais il faudra réfléchir à une défense aérienne antimissiles dense et/ou à disposer aussi, en retour, d’une capacité de frappe conventionnelle massive, au-delà de nos quelques raids de Rafale, capable de riposter à des attaques de même nature. Pour être juste, on y pense réellement, mais les choses sont toujours au rythme bureaucratique et fauché. Il est probable que, comme d’habitude, on accélèrera après avoir reçu sur la tête des cousins des Flamants roses.

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