Paru dans Défense et sécurité internationale No. 168, Novembre-Décembre 2023
L’arme
nucléaire peut-elle être utilisée par la Russie afin d’essayer de gagner la
guerre en Ukraine ou au moins d’éviter de la perdre ? Si on s’en tient à
la doctrine d’emploi assurément pas, l’usage de l’arme nucléaire y étant –
comme cela est souvent répété officiellement - réservé à la préservation de
l’existence même de la nation ou de l’État face à une attaque majeure qui ne
pourrait être contrée autrement. L’histoire tend cependant à montrer que
lorsqu’il s’agit de prendre la décision de franchir ou non le seuil nucléaire,
la doctrine importe peu devant les circonstances. Le doute subsiste donc.
Jurisprudence
de la prudence
Le seul
franchissement du seuil nucléaire, 21 jours seulement après le début de son
existence, survient le 6 août 1945 au Japon et se termine trois jours plus tard
après un deuxième bombardement atomique américain. Ce franchissement est alors
considéré comme décisif par les Américains puisque le Japon capitule dès 2
septembre suivant. Dans les faits les choses semblent plus discutables, les
frappes atomiques se trouvant mêlées à l’entrée en guerre de l’Union soviétique
contre le Japon le 9 août.
Les États-Unis
sont engagés à nouveau dans un conflit à peine cinq ans plus tard, en Corée
cette fois. Le même président Truman qui avait décidé des frappes sur Hiroshima
et Nagasaki refuse cette fois d’utiliser l’arme nucléaire alors même que les
forces américaines se trouvent en difficulté et que ni les Nord-Coréens ni les
Chinois ne disposent de capacité de représailles. En fait, le contexte
psychologique a considérablement évolué depuis 1945 et ce qui était admissible
dans une guerre totale, ne l’est plus dans le cadre d’une guerre limitée, du
moins pour le pays doté. Le seuil nucléaire s’est solidifié et est devenu plus
difficile à franchir.
Les
successeurs d’Harry Truman suivent tous sa trace, qui ce soit face à la Chine
dans les années 1950 ou lors de l’engagement au Vietnam et alors même que les
Américains disposent cette fois de nombreuses armes nucléaires dites
« tactiques » et destinées à être utilisées sur le champ de bataille.
Il est vrai que les États-Unis ne manquent pas non plus d’une puissance de feu
conventionnelle qu’ils peuvent utiliser massivement avant de songer à franchir
le seuil nucléaire. Lors de l’opération Linebacker II lancée en décembre
1972, 200 bombardiers B-52 déversent en onze jours l’équivalent de plusieurs
armes atomiques de faible kilotonnage sur le Nord-Vietnam. Les effets de cette
opération sur les accords de paix signés à Paris le 27 janvier 1973 sont encore
plus discutés que ceux des frappes atomiques réelles sur le Japon. Par la
suite, et alors que les combats s’effectuent toujours loin du territoire
américain, il n’y a pas non plus d’emploi d’arme nucléaire contre l’Irak en
1991 et en 2003, cette dernière déclenchée justement au nom de la contre-prolifération.
Les
comportements nucléaires de l’Union soviétique et de la Chine, avec pourtant
des régimes politiques très différents des États-Unis, sont durant la guerre
froide finalement assez proches. Si l’Union soviétique n’a pas hésité à menacer
nucléairement la France et le Royaume-Uni en 1956 au moment de la crise de
Suez, sans grande crédibilité il est vrai, le seul État à qui elle fait vraiment
la guerre après 1945 est la Chine avec une série de combats frontaliers très
violents en 1969. Or, la Chine est certes
déjà un État doté à ce moment-là mais elle ne dispose pas encore de capacité de
deuxième frappe, c’est-à-dire qu’elle n’est pas capable de riposter
nucléairement après une attaque massive. Le pouvoir soviétique envisage alors
sérieusement une campagne de frappes nucléaires désarmantes et le fait savoir,
sans que l’on sache trop qu’elle était la volonté réelle d’attaquer et la part
de déclaratoire dans cette opération. Toujours est-il que les autorités
chinoises, sincèrement effrayées, acceptent rapidement de négocier la fin du
conflit. La Chine elle-même, envahit le nord du Vietnam en février 1979, s’y
fait battre de manière cinglante, mais n’ose pas non plus utiliser son arsenal
nucléaire pour tenter de changer le cours des évènements.
On
s’est peut-être plus approché de l’emploi de l’arme nucléaire lors
d’affrontements plus symétriques et existentiels. Toute nouvelle puissance
nucléaire, Israël envisage sérieusement un emploi démonstratif de l’arme
atomique dans le Sinaï en juin 1967 en cas de mauvaise tournure de la guerre
contre les pays arabes voisins, puis met ses forces nucléaires en alerte en
octobre 1973 alors que l’armée syrienne progresse dans le plateau du Golan. Dans
les deux les cas, la nette supériorité conventionnelle israélienne rend
finalement inutile d’aller plus loin. À
l’été 1988, le gouvernement sud-africain est très inquiet devant la possibilité
d’une invasion cubaine en Namibie depuis l’Angola et fait discrètement savoir à
Fidel Castro qu’il dispose de six têtes nucléaires largables par bombardiers. L’invasion
n’a finalement pas lieu et Fidel Castro avoua plus tard n’avoir jamais eu lieu
l’intention de la lancer, en partie par peur de l’arme atomique sud-africaine.
En
résumé, dans une situation dissymétrique les États dotés n’ont jamais considéré
que les bénéfices espérés de l’emploi du nucléaire pouvaient dépasser le reproche
international et peut-être interne fort qui en résulterait à coup sûr, et ce
même au prix d’une défaite limitée. Les seules circonstances ayant permis d’approcher ce
seuil ou de le franchir, ont été une absolue nécessité de protéger le
territoire national, ou considéré comme tel, alors que les forces
conventionnelles ne permettaient plus de le faire ou, comme au Japon, dans le
cadre d’une guerre totale avec un niveau de violence déjà considérable et sans
risques de représailles.
Kilotonnes
sur le Dniepr
Si on
s’en tient à cette jurisprudence, aucun des critères retenus comme pouvant
justifier l’emploi de l’arme nucléaire par les Russes en Ukraine n’est vraiment
présent dans le conflit. Le niveau des pertes humaines russes est inédit depuis
1945 mais semble jugé encore acceptable par le régime. L’armée russe résiste par
ailleurs sur les zones conquises. De plus, l’usage régulier de la menace
nucléaire dans le discours russe a eu pour effet d’obliger les acteurs
internationaux à exprimer par avance leur position en cas de franchissement du
seuil. Elle est unanimement hostile, y compris donc de la part de l'allié chinois, et les États-Unis ont par ailleurs indiqué
qu’ils ne se contenteraient pas de condamner.
Pour
autant, il faut se souvenir que l’invasion de l’Ukraine en février 2022 était jugée
à l’époque irrationnelle et trop contre-productive pour la Russie au regard des
réactions qu’elle provoquerait, et pourtant celle-ci a bien eu lieu. En cas de situation
critique en Ukraine, Vladimir Poutine peut se trouver devant le choix entre un
élargissement des moyens conventionnels par une mobilisation générale ou une
escalade dans la nature des moyens engagés, et considérer que le risque de
troubles internes est finalement plus dangereux que celui de vaines
protestations internationales, alors que la Russie est déjà isolée et sous
sanctions. Quant aux États-Unis, le précédent de Barack Obama refusant d’agir
en 2013 alors que la ligne rouge de l’emploi de l’arme chimique en Syrie, qu’il
avait lui-même établi, venait d’être franchie est dans toutes les mémoires.
Dans une
nouvelle et grande erreur de perception, le Kremlin peut donc effectivement
décider d’escalader. Comme par ailleurs il ne peut plus, par impuissance des
aéronefs et dilapidation du stock de missiles, passer par une campagne massive
de frappes conventionnelles à la manière de Linebacker II, cette
escalade ne peut que passer par le nucléaire, très probablement d’abord à
faible puissance.
À ce
stade de la guerre, on ne peut imaginer que deux scénarios pouvant justifier cette
escalade. Dans le premier, les forces russes seraient subjuguées par les forces
ukrainiennes et incapables d’empêcher un désastre sur le terrain et en
particulier la reconquête de la Crimée. Dans le second, constatant le blocage
du front et n’ayant pas renoncé à ses objectifs, la Russie tenterait de
reprendre l’offensive par un surcroît de puissance de feu.
Ce
franchissement de seuil peut se faire sous forme d’attaque blanche dans
l’atmosphère ou la mer Noire en préalable à d’éventuelles « frappes
rouges » effectives. Cette idée n’est jamais exprimée dans les textes russes,
mais elle viendrait logiquement dans les options présentées au décideur ultime.
Tout en permettant d’effrayer la partie ukrainienne, une attaque blanche présenterait
l’avantage d’être facile à réaliser et de minimiser l’impact matériel et donc
aussi politique. Cette option présenterait cependant l’inconvénient de
provoquer quand même une indignation internationale et d’éliminer toute
surprise pour la suite. Cela laisserait notamment le temps aux Ukrainiens de se
préparer psychologiquement et matériellement à des frappes effectives et d’en
limiter les effets. Cette attaque de semonce pourrait également être réelle,
sur une base militaire par exemple ou une concentration de forces. Les
avantages et les inconvénients seraient les mêmes qu’une attaque blanche, mais
exacerbés.
Cela
suffirait-il ? On n’en sait rien, le champ des réactions ukrainiennes
pouvant aller de la soumission à l’accélération des opérations en passant par
une pause le temps de s’adapter à la nouvelle situation avant de reprendre
l’offensive peut-être sous forme différente. On peut même imaginer que
l’Ukraine cherche à se doter elle-même d’une petite force de frappe nucléaire
avec l’aide de pays alliés afin de neutraliser la menace par dissuasion
mutuelle. Le champ des réactions internationales et en premier lieu américaines
est également très ouvert, depuis la recherche d’apaisement à l’intervention
directe et massive, en passant par des options de gel de la situation au mieux
par une admission immédiate de l’Ukraine dans l’Alliance atlantique et l’envoi
de troupes occidentales sur place ou au pire par une interminable mission
onusienne d’interposition-négociation.
Dans le
scénario russe offensif, la surprise et les effets matériels seraient
privilégiés. On peut donc imaginer dans ce cas, une série de frappes atomiques
en basse altitude afin de limiter les effets radioactifs sur le deuxième
échelon ukrainien et quelques sites stratégiques à l’intérieur du pays. Ces
frappes, qui seraient renouvelées en fonction des besoins, viendraient en appui
d’une offensive des forces aéroterrestres russes qui pourraient ainsi peut-être
enfin refouler ou percer un front ukrainien isolé de ses arrières. D’un point
de vue opérationnel, malgré l’énorme puissance de feu projetée il n’est pas
évident que cette attaque nucléaire soit efficace. On peut d’abord imaginer que
les préparatifs d’une attaque atomique massive ne passent pas inaperçus et
qu’une alerte serait donnée avec toutes les conséquences tactiques et
stratégiques que cela impliquerait. Mais même si l’attaque initiale bénéficiait
de la surprise, la défense aérienne ukrainienne détruirait un certain nombre de
vecteurs en vol. Les frappes réussies elles-mêmes seraient peut être insuffisantes à
désorganiser complètement le dispositif ukrainien, comme semblent l’indiquer
les exemples historiques de préparations de feux supermassives. Même bousculée,
l’armée ukrainienne pourrait basculer dans une grande guérilla mobile et
imbriquée invulnérable aux frappes atomiques et on ne voit pas comment la
Russie pourrait se sortir d’une telle situation.
L’attitude
internationale est encore inconnue, mais elle serait certainement très dure
vis-à-vis de la Russie avec très probablement une intervention militaire
occidentale à la forme floue, entre frappes conventionnelles punitives qui
enrayeraient encore plus l’offensive russe ou participation moins escalatoire
par exemple par l’envoi de techniciens ou de troupes de protection. Une offensive
atomique russe aboutirait ainsi très probablement à une impasse opérationnelle,
mais ce serait une impasse extraordinairement risquée dans un contexte stratégique
hautement chaotique.
En
résumé, le franchissement du seuil nucléaire par la Russie ne peut pas être
exclu par erreur de perception et cela constituerait un saut dans l’inconnu.
Pierre
Razoux, Israël et la dissuasion nucléaire, Revue Défense Nationale
2015/7 (N° 782).
Laurent Touchard, Quand l’Afrique (du Sud) avait la bombe, Jeune Afrique, 19 juillet 2013.
Le 26 mars 2024 sur MEMRI.ORG a été publié une étude sur l'emploi d'armes nucléaires par la Russie . L'auteur Vladislav Inozemtsev est le conseiller de Mikhail Prokhorv un oligarque russe de l'aile modérément réformatrice . Ce texte annonce que Poutine n'hésitera pas a utiliser certaines armes nucléaires pour sauver sa guerre .
RépondreSupprimerque signifie attaque rouge et attaque blanche ?
RépondreSupprimerLes États-Unis ont menacé la Russie de "conséquences catrastrophiques" s'ils employaient l'arme nucléaire. Ils ont annoncé avoir détaillé aux Russes ces conséquences, cependant on ne voit pas bien de quoi il pourrait s'agir. Il y a déjà des sanctions économiques envers la Russie, des livraisons d'armes de tout type à l'Ukraine, et on voit mal une intervention de l'OTAN en Ukraine. Une idée ?
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimeron assisterait probablement à une désinhibition de l'occident du à sa "peur" du nucléaire, puisque celui-ci serait franchi. Paradoxalement, la même peur amènerait probablement à une action après les attaques nucléaires (pour en empêcher d'autres) en constatant que la retenue n'a pas permis de les empêcher...
Le scenario usage du nucléaire par la Russie peut s'appliquer dès la réelection de Biden . Avant celle - ci , c'est la " petite guerre " actuelle qui se poursuit , car il ne faut pas effrayer les votants aux USA . Si il est réélu Biden poussera à l'usage sur le territoire russe des F-16 et des ATACMS . La Russie fera exploser plusieurs EMP et passera aux charges nucléaires tactiques en Ukraine. Les armes nucléaires russes seront alors dirigées vers les républiques Baltes, la Pologne etc..
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