Le cas
des hommes est plus délicat. Dans une situation de « confrontation froide »
où aucun des deux camps opposés ne veut franchir le seuil de la guerre, il est
toujours délicat de s’engager militairement sur le même terrain que son adversaire.
Il y a donc une prime au premier qui s’engage puisqu’il empêche l’autre de le
faire. Allemagne et Italie envoient très tôt dans la guerre des unités de
combat, respectivement la Légion Condor et le Corps de troupes volontaires, qui
pèsent évidemment très lourd dans les combats. Cette contradiction on ne peut
plus flagrante du Pacte de non-intervention est masquée par le label du « volontariat ».
Ces unités constituées ne sont donc pas officiellement des instruments étatiques
mais des organisations non gouvernementales combattantes. Personne n’est dupe,
évidemment, mais cela sert d’excuse pour ne rien faire. Il est vrai aussi qu’il
y a également des volontaires individuels qui viennent aussi combattre par
conviction dans les rangs nationalistes. C’est l’Union soviétique qui riposte,
avec deux innovations. La première est formée par les unités fusionnées. L’URSS
envoie 2 000 techniciens et servants d’armes qui viennent s’intégrer aux
Espagnols dans des unités mixtes aériennes ou terrestres. La plus importante
est la 1ère brigade blindée qui comprend 60 % de Soviétiques. La seconde
est l’emploi du réseau partis communistes pour constituer des brigades
internationales à partir de combattants volontaires, 35 000 dont plus de 9000
Français. Bien entendu, tous ces engagements humains variés induisent des risques
et donc des pertes, 300 Allemands et plus de 1 000 Français tombent ainsi
dans le conflit, mais cela ne suscite pas d’émotion particulière dans l’opinion
publique. Cet engagement matériel et humain de part et d’autre n’a finalement provoqué
aucune extension du conflit par engrenage et escalade tout simplement parce que
personne ne le souhaitait. Quelques mois après la fin de la guerre d’Espagne,
l’Allemagne et l’Union soviétique qui venaient de s’y affronter deviennent même
alliés.
Les
démocraties occidentales sont beaucoup plus audacieuses fin 1939 pour aider la
Finlande agressée par l’Union soviétique, qui vient d’envahir une partie de la
Pologne alliée et soutient massivement économiquement l’ennemi allemand. Cette
fois le soutien matériel franco-britannique, et même italien, est franc et
massif. La France propose par exemple de fournir 200 avions. On renoue avec les
unités de volontaires, qui viennent de partout mais principalement de Suède. La
nouveauté est que la France et le Royaume-Uni envisagent d’engager des unités
régulières en Laponie face à l’Union soviétique et même de bombarder Bakou. On
ne sait pas trop ce qui serait passé si ces projets fumeux avaient été mis en
œuvre. Ils n’auraient pas fait grand mal de toute façon à l’URSS et peut-être
en serait-on resté au stade des accrochages, ces petits franchissements du
seuil de la guerre que l’on peut ignorer et oublier si on en reste là. La
défaite de la Finlande en mars 1940 coupe court à toutes ces ambitions.
À ce
moment-là, ce sont les démocraties occidentales qui sont agressées et les États-Unis
s’en inquiètent. Malgré une opinion publique plutôt neutraliste, le président Roosevelt
obtient de pouvoir aider matériellement, avec des aménagements de paiements,
certaines nations afin de soutenir les intérêts stratégiques américains. Un an
après la fourniture de 50 destroyers à la Royal Navy en échange de la
possibilité d’installer de bases, les États-Unis mettent en œuvre la loi Prêt-bail
à partir de mars 1941. On aide massivement les pays jugés alliés et on voit plus
tard la manière de la payer. Personne ne dit à ce moment-là que les États-Unis
sont « cobelligérants » aux côtés du Royaume-Uni puis de l’Union
soviétique, et cette aide n’est pas la cause de l’entrée de l’entrée en guerre
des États-Unis quelques mois plus tard. On rappellera juste l’importance de ce
soutien, de l’ordre de 540 milliards de dollars actuels pour le Royaume-Uni, de
presque 200 milliards pour l’URSS ou 56 milliards à la France, soit de l’ordre
de 5 % du PIB annuel américain de l’époque, juste pour l’aide.
Avant l’entrée
en guerre en décembre 1941 l’aide américaine est d’abord matérielle, mais on
assiste à une initiative originale. Claire Lee Chennault, ancien officier de l’US
Army Air Force devenu conseiller militaire de Tchang Kaï-chek en pleine guerre
contre le Japon, obtient de faire bénéficier la Chine d’une centaine d’avions
de combat américain mais aussi de pouvoir recruter une centaine de pilotes et
de 200 techniciens américains rémunérés par une société militaire privée (la
CAMCO). On les baptisera les « Tigres volants ». La SMP est un moyen
pratique « d’agir sans agir officiellement ».
La
guerre froide, cette confrontation à l’échelle du monde, est l’occasion de
nombreuses aides à des pays en guerre y compris contre des rivaux directs
« dotées » de l’arme nucléaire. Dans les faits, cela ne change pas grand-chose
aux pratiques sinon que les nouveaux rivaux sont encore plus réticents que les
anciens. L’Union soviétique aide ainsi successivement la Corée du Nord et la
Chine pendant la guerre de Corée puis la République du Nord-Vietnam, contre les
États-Unis, directement engagés, et leurs alliés. Elle aide aussi plus tard l’Égypte
et la Syrie face à Israël, la Somalie face à l’Éthiopie puis l’inverse, l’Irak
face à l’Iran ou encore l’Angola face à l’Afrique du Sud. La méthode soviétique
est toujours la même. L’aide matérielle est rapide, massive et complète (même
si les Chinois se plaignent d’avoir été insuffisamment soutenu en Corée) et d’une
valeur de plusieurs milliards d’euros par an. Cette aide matérielle s’accompagne
toujours d’une aide humaine si les troupes américaines ne sont pas là avec l’envoi
de milliers de conseillers, techniciens, servants d’armes complexes.
L’URSS
n’exclut pas l’engagement d’unités de combat, en mode masqué, mixte et fondu
dans des forces locales si on veut rester discret comme les pilotes soviétiques
engagés au combat contre les Américains en Corée ou au Vietnam. Elles peuvent
aussi être engagées plus ouvertement mais en mission d’interdiction, c’est-à-dire
sans chercher le combat. En 1970 en effet, en pleine guerre entre l’Égypte et
Israël, les Soviétiques engagent une division complète de défense aérienne, au
sol et en l’air, sur le Nil puis sur le canal de Suez. Cela conduit à des
accrochages entre Soviétiques et Israéliens sans pour autant déboucher sur une
guerre ouverte que personne ne veut. Le 24 octobre 1973, alors que la guerre du
Kippour se termine, l’Union soviétique, qui, comme les États-Unis, a soutenu
matériellement ses alliés, menace d’envoyer à nouveau des troupes en interdiction
afin de protéger Le Caire et Damas. Les États-Unis augmentent leur niveau
d’alerte de leurs forces, notamment nucléaires. Finalement, comme tout le monde
l’anticipait, personne n’intervient et les choses s’arrêtent là. S’il y a
véritablement besoin de renforcer massivement au combat les armées locales, les
Soviétiques font plutôt appel à des alliés du monde communiste, comme la Chine
en Corée (avec la plus grande armée de « volontaires » de l’histoire)
face à la Corée du Sud et les Nations-Unies ou Cuba en Angola face à l’Afrique
du Sud. Notons enfin, innovation de la Seconde Guerre mondiale, l’importance
des services secrets et des forces spéciales pour appuyer et compléter ces actions,
voire s’y substituer lorsqu’elles sont inavouables.
Les pays
occidentaux, de fait les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, pratiquent
sensiblement les mêmes méthodes et respectent les mêmes principes. L’aide matérielle
est normalement sans restriction surtout si elle est financée, comme en Irak
dans les années 1980 (où Soviétiques et Occidentaux se retrouvent dans le même
camp) avec quasiment toujours les techniciens nécessaires et une structure de
formation. On applique ensuite le principe du « premier arrivé interdit le
concurrent » et quand les Soviétiques sont là, on n’y est pas ou le plus
discrètement possible. Quand les Soviétiques ne sont pas là en revanche on peut
se lâcher. La France envoie, à son échelle, des soldats fantômes, des conseillers-instructeurs,
des forces d’appui ou même des unités en interdiction, comme en 1983 au Tchad
face à la Libye où, malgré les accrochages, on reste au stade de la
confrontation avec la Libye sans franchir le seuil de la guerre. L’engagement humain
américain en zone de guerre interétatique est plus binaire du fait des
contraintes sur l’engagement militaire. Il est soit non officiel, avec emploi
de soldats fantômes ou de SMP, éventuellement de conseillers (Vietnam avant
1965), soit direct et généralement massif comme en Corée en 1950 ou au
Sud-Vietnam à partir de 1965. Comme pour les Soviétiques cette prudence n’exclut
pas les pertes, inhérentes à toute opération militaire. Elle n’empêche pas non
plus les accrochages, comme les combats aériens entre Soviétiques et Américains
où les frappes aériennes de part et d’autre au Tchad entre les forces françaises
et libyennes.
Il faut
retenir de tout cela que deux nations qui ne veulent pas entrer en guerre
– et le fait d’être deux puissances nucléaires est une bonne raison pour cela –
n’entreront pas en guerre, même si l’une aide une nation contre laquelle l’autre
se bat directement. Le fait que cette aide dans son volet matériel soit
graduelle ou massivement n’a jamais rien changé à l’affaire, donc autant
qu’elle soit massive, car c’est évidemment plus efficace. Que des armes livrées
servent à frapper le sol de son adversaire n’a jamais eu non plus la moindre
incidence. L’engagement humain est plus délicat. Il est souvent indispensable
pour rendre l’aide matérielle beaucoup plus efficace et le risque d’escalade
avec l’adversaire est faible. La vraie difficulté à ce stade est constituée par
les pertes humaines, toujours limitées mais inévitables par accidents ou par
les tirs de l’adversaire qui ne manqueront pas de survenir. Si le soutien de
l’opinion publique à cette politique d’aide est fragile, cela peut inciter à un
changement de perception où l’action juste et nécessaire devient trop coûteuse
et finalement pas indispensable. C’est cependant assez rare au moins à court
terme.
Le vrai
risque d’escalade entre deux rivaux survient avec les rencontres de
combattants. Un premier procédé pour en diminuer les conséquences politiques
est de diluer ses combattants dans les unités locales sous forme de « volontaires »,
ce qu’ils peuvent d’ailleurs parfaitement et tout à fait légalement être. Le
second procédé consiste à « privatiser » les unités dont on sait
qu’elles vont entrer en contact avec l’adversaire, sous forme de compagnies de
« Tigres volants » (aux manches d’avions F-16 pourquoi pas ?) ou
de brigades politiques. L’État peut dès lors nier toute responsabilité directe.
Cela n’abuse personne mais donne le prétexte à l’adversaire de ne pas escalader
contre son gré. Le troisième procédé, plus risqué, consiste à engager de vraies
unités de combat régulières mais en mission d’interdiction loin de la ligne de
contact. Les exemples (rares) cités, en Égypte ou au Tchad, ont plutôt réussi
mais au prix de l’acceptation d’accrochages et donc de l'approche du seuil de la
guerre, mais encore une fois si les deux adversaires ne veulent pas franchir ce
seuil, celui-ci n’est pas franchi. Il n’est pas dit que cela soit toujours le
cas mais il en été toujours été ainsi entre puissances nucléaires.
En résumé, si on revient sur la copie des alliés de l’Ukraine au regard de l’histoire, on pourrait inscrire un « trop timide, peut largement mieux faire sans prendre beaucoup de risques ».