Si on connaissait le score des matchs à l’avance, il n’y aurait strictement
aucun intérêt à les jouer. Il en est de même pour les batailles et même encore
moins, car on y meurt. Sauf à constater un rapport de forces initial écrasant
en faveur d’un camp au départ d’une opération militaire, il n’est pas possible
de prédire ce qui va se passer ensuite, ne serait-ce que parce que les moyens
engagés sont énormes et que les interactions entre les différentes forces amies
et ennemies relèvent rapidement du problème à trois corps de la science
complexe. Décréter dès maintenant le succès de l’échec final d’une opération en
cours est donc comme décider qu’une équipe a gagné ou perdu à 30 minutes de la
fin du match alors que le score est toujours nul et qu’il n’y a pas de
domination outrageuse d’un camp.
Et bien
évidemment ces opérations-matchs, sanglantes, ne sont-elles même que des
affrontements isolés dans le cadre d’une confrontation-compétition de longue
haleine, ce qui implique une réflexion en trois étages, qui forment aussi trois
niveaux d’incertitude : la stratégie pour gagner la compétition, l’art
opérationnel pour gagner les matchs de différente nature, la tactique pour
gagner les actions à l’intérieur des matchs. Ces opérations-matchs, il y en a
plusieurs et de nature différente en cours dans la guerre russo-ukrainienne et
on assiste donc aussi à beaucoup d’indécisions, au sens de sort hésitant et non
de manque de volonté. Faisons-en rapidement le tour, en se concentrant
aujourd’hui, pour respecter un format de fiche à 3 pages, seulement sur les
« opérations de coups ».
J’avais
utilisé initialement l’expression « guerre de corsaires » pour désigner
les opérations en profondeur. C’était une expression du général Navarre,
commandant le corps expéditionnaire français dans la guerre en Indochine, pour
désigner le mode opératoire qu’il souhaitait initialement appliquer contre le
corps de bataille Viet-Minh à base de guérilla, de frappes aériennes,
d’opérations aéroportées et de camps temporaires. L’idée était bonne mais
l’application fut déficiente. Le principe général est de donner de multiples
petits « coups » : raids au sol, frappes aériennes ou navales,
sabotages, etc. afin d’affaiblir l’ennemi. On peut espérer que cet
affaiblissement suffise par cumul à faire émerger un effet stratégique, une
reddition par exemple - ce qui arrive rarement - ou une neutralisation de
l’ennemi, réduit à une menace résiduelle. Le plus souvent cependant cet
affaiblissement est surtout destiné à faciliter les opérations de conquête,
l’autre grand mode opératoire où on cherche à occuper le terrain et disloquer
le dispositif ennemi.
Les
opérations de coups relèvent d’abord des forces des espaces communs, la marine,
l’armée de l’Air, la cyber-force, et des Forces spéciales, de manière autonome
ou parfois combinée.
Passons
rapidement sur les cyber-opérations, non parce que ce n’est pas intéressant
mais parce qu’il y a peu d’éléments ouverts sur cette dimension, dont on avait
fait grand cas avant-guerre et dont on est obligé de constater que cela n’a pas
eu les effets spectaculaires attendus. Peut-être que ce n’est plus un
« océan bleu », une zone vierge dans laquelle les possibilités sont
considérables, mais un océan très rouge occupé maintenant depuis longtemps, car
l’affrontement n’y connaît ni temps de paix ni temps de guerre, et où les
parades ont désormais beaucoup réduit l’efficacité initiale des attaques.
Peut-être aussi que cet espace n’est simplement pas vu, et donc abusivement
négligé par les commentateurs comme moi, d’autant plus quand ce n’est pas leur
domaine de compétences. On pressent néanmoins qu’il y a là un champ où les
Ukrainiens, avec l’aide occidentale qui peut s’exercer à plein puisqu’elle y
est peu visible, peuvent avoir un avantage et donner des coups importants aux
réseaux russes.
Le champ
aérien est beaucoup plus visible. On peut y distinguer le développement d’une
opération ukrainienne spécifique anti-cités, que l’on baptisera
« opération Moscou » car la capitale en constitue la cible
principale. Sa première particularité est de n’être effectuée, désormais
presque quotidiennement, qu’avec des drones aériens à longue portée made
in Ukraine, les alliés occidentaux interdisant aux Ukrainiens d’utiliser
leurs armes pour frapper le sol russe. Des drones donc, et pour rappel entre
trois types de campagnes aériennes utilisant uniquement avions, missiles et
drones, la diminution de puissance projetée est quasiment logarithmique.
Autrement dit, avec les seuls drones on fait très peu de dégâts. Un seul avion
Su-30SM russe peut porter la charge utile de 400 drones ukrainiens Beaver, avec
cette particularité qu’il pourra le faire plusieurs fois.
Qu’à cela ne
tienne, l’opération Moscou introduit des nuisances – la
paralysie des aéroports par exemple – mais fait peu de dégâts et c’est tant
mieux puisque cette opération a un but psychologique. Elle satisfait le besoin
de réciprocité, sinon de représailles et vengeance, de la population
ukrainienne frappée par les missiles russes depuis le premier jour de guerre,
et vise également à stresser la population russe, notamment celle de la Russie
préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie, en faisant entrer la guerre chez
elle.
Sa deuxième
particularité est qu’elle est peut-être la première campagne aérienne
« non violente » de l’histoire, hormis les bombardements de tracts de
la drôle de guerre en 1939-1940, puisqu’il y une volonté claire de ne pas faire
de victimes en frappant de nuit des objectifs symboliques (bureaux de
ministères ou d’affaires en particulier, voire le Kremlin) vides. Cela le
mérite aussi de satisfaire le troisième public : le reste du monde et en
particulier l’opinion publique des pays alliés de l’Ukraine qui accepterait mal
que celle-ci frappe sciemment la population des villes russes. Il n’est pas sûr
que les Ukrainiens y parviennent toujours. Il y a déjà eu des blessés par ces
attaques de drones et on n’est statistiquement pas à l’abri d’une bavure qui
ferait des morts. Cela aurait pour effet à la fois d’écorner l’image de la
cause ukrainienne – et cette image est essentielle pour le maintien ou non du
soutien occidental – et de provoquer une réaction anti-ukrainienne de cette
population russe que l’on présente surtout comme apathique.
Toutes ces
attaques par ailleurs sont autant de défis à la défense aérienne russe qui peut
se targuer de petites victoires et de protéger la population lorsqu’elle abat
des drones mais se trouve aussi souvent prise en défaut. Dans tous les cas,
elle est obligée de consacrer plus de ressources à la défense des villes et
donc moins sur le front, et cette présence physique dans les villes contribue
encore à faire « entrer la guerre » dans la tête des civils russes,
un des buts recherchés par les Ukrainiens.
En bon
militaire, je préfère les actions anti-forces aux actions anti-cités et
l’opération Bases consistant à attaquer les bases aériennes
russes dans la profondeur me paraît beaucoup plus utile que de détruire des
bureaux d’affaires. Sur 85 avions et 103 hélicoptères russes identifiés comme
détruits ou endommagés par Oryx, respectivement 14 et 25 l’ont été, au minimum,
dans les bases. Ces attaques ont surtout eu lieu dans les territoires occupés,
dont la Crimée, mais aussi en Russie, près de Rostov le 26 février et le 1er mars
avec deux missiles OTR-21 Tochka. Le 30 octobre, c’est un sabotage au sol qui
détruit ou endommage dix hélicoptères dans la région d'Ostrov très près de la
Lettonie. En septembre 2022, ce sont deux bombardiers qui sont touchés (un
Tu-95 et un Tu-22) lors de deux attaques au drone Tu-141 semble-t-il (des vieux
drones de reconnaissance à longue portée modifiés) et plus récemment le 19 août
près de Novgorod (un Tu-22) de manière plus mystérieuse. On peut rattacher à
cette opération, le raid d’hélicoptères Mi-24 du 31 mars 2022 sur un dépôt de
carburant à Belgorod, l’attaque aux drones de la raffinerie de Novochakhtinsk
le 22 juin 2022. Toute cette campagne anti-forces en profondeur n’est encore
qu’une série de coups d’épingle, mais ce sont les coups d’épingle les plus
rentables qui soient.
Les
Ukrainiens ont tout intérêt à développer encore cette campagne en profondeur
avec une force de sabotage, autrement dit clandestine. C’est plus difficile à
organiser que des frappes aériennes mais les effets sont peut-être plus forts.
Comme les alunissages, la présence d’humains provoque plus d’impact
psychologique dans les opérations militaires que celle de simples sondes et
machines. Savoir que des hommes ont pénétré, violé presque, l’espace national
en l’air et plus encore au sol pour y provoquer des dégâts provoque plus de
choc que si les mêmes dégâts avaient été faits par des drones. Si en plus on ne
sait pas qui a effectué ces actions et c’est la paranoïa qui se développe, dans
la société et le pouvoir russes plus qu’ailleurs. Les Ukrainiens ont tout
intérêt surtout à développer encore leur force de frappe à longue portée
au-delà des drones, qui apportent surtout le nombre, avec des missiles à portée
de plusieurs centaines de kilomètres. C’est ce qu’ils sont en train de faire
avec plusieurs projets qu’il ne s’agit pas simplement d’inventer mais surtout
de produire en masse. S’ils y parviennent, la campagne de frappes en profondeur
prendra une tout autre dimension, qu’elle soit anti-cités avec les risques
évoqués ou préférentiellement anti-forces. Peut-être par ailleurs qu’à partir
d’un certain seuil, disons si tous les jours le sol russe est attaqué par des
drones, missiles ou commandos, l’interdiction d’emploi des armes occidentales
n’aura plus de sens et que les Ukrainiens pourront aussi les utiliser, ce qui
augmentera les capacités d’un coup.
Si la
capacité ukrainienne d’agir dans la profondeur russe n’a cessé d’augmenter,
celle de la Russie en Ukraine n’a cessé au contraire de se réduire. Entre une
puissante force aérienne, un arsenal imposant de missiles et une dizaine de
brigades de forces spéciales, on pouvait imaginer l’Ukraine ravagée dans toute
sa profondeur dès le début de la guerre.
L’emploi de
tous ces moyens n’a duré en fait que quelques semaines et à un niveau très
inférieur à quoi on pouvait s’attendre, la faute à une doctrine incertaine en
la matière et surtout à une défense aérienne ukrainienne solide. Les Russes ont
donc descendu très vite l’échelle logarithmique de la puissance projetée, en
commençant par réduire l’activité de leurs aéronefs pilotés au-dessus du
territoire ukrainien pour les consacrer à la ligne de front, puis en réduisant
rapidement la cadence de tir de missiles modernes, en leur substituant ensuite
de plus en plus d’autres types de missiles aussi dévastateurs mais de moindre
précision et souvent de moindre portée, et enfin en utilisant de plus en plus à
la place des drones Shahed et des lance-roquettes multiples pour les villes à
portée de tir.
Le tonnage
d’explosif lancé par les Russes n’a cessé de se réduire, tout en se concentrant
sur les villes assez proches de la ligne de front et en faisant quasiment tout
autant de victimes civiles par moindre précision. On ne voit d’ailleurs plus
désormais de ligne directrice dans ces frappes hormis le besoin de répondre par
des représailles aux coups ukrainiens. C’est d’autant plus absurde que cela
contribue à dégrader l’image russe, ce dont ils semblent se moquer à part que
cela joue sur le soutien de l’opinion publique occidentale à l’Ukraine, une
donnée stratégique pour eux. Bien entendu, cela ne diminue en rien la
détermination ukrainienne, bien au contraire.
La campagne
aérienne en profondeur russe pourrait être relancée par une production accrue
de missiles et/ou leur importation cachée auprès de pays alliés, mais surtout
par l’affaiblissement soudain de la défense aérienne ukrainienne en grande
tension de munitions. Une défense aérienne sans munitions et ce sont les
escadres de chasseurs-bombardiers russes qui pourraient pénétrer dans le
territoire ukrainien et faire remonter d’un coup le logarithme de la puissance.
Un des intérêts des avions F-16, qui sont avant tout des batteries air-air
volantes à 120 km de portée, est de pouvoir contribuer à empêcher cela.
Un des
mystères de cette guerre est l’emploi étonnant des Forces spéciales par les
Russes. Le ministère de la Défense russe avait pris soin de constituer une
solide armée. Chaque service de renseignement russe, FSB, SVR, GRU, dispose de
ses Spetsnaz (spetsialnoe naznachenie, emploi spécial). Les
deux unités du FSB, Alfa and Vympel, totalisent peut-être 500 hommes. Zaslon,
l’unité du SVR à vocation internationale en représente peut-être 300. Le gros
des forces est évidemment constitué par les sept brigades Spetsnaz à 1 500
hommes du GRU, le plus souvent rattachés à des armées, et les bataillons à 500
hommes affectés à chacune des flottes, soit avec le soutien peut-être
12 000 hommes. Les troupes d’assaut aérien (VDV) ont également formé un
régiment puis une brigade spéciale, la 45e, enfin, un commandement
des opérations spéciales (KSO) de peut-être 1500 hommes, a été rattaché
directement au chef d’état-major des armées, à la grande colère du GRU. Bref,
il y avait là, avec l’appui des VDV, de quoi constituer une force de sabotage
dans la grande profondeur, ou même de guérilla, par exemple le long de la
frontière polonaise en s’appuyant sur la base biélorusse de Brest.
Il n’en a
rien été, la défense aérienne ukrainienne empêchant les opérations héliportées
et la défense territoriale ou les forces de police ukrainiennes maillant bien
le terrain. Les Forces spéciales, 45e brigade et brigades GRU
ont d’abord été utilisées en avant, clandestinement ou non, des opérations
terrestres, puis de plus en plus en remplacement d’une infanterie de l’armée de
Terre totalement déficiente. Une 22e brigade Spetsnaz très
réduite et ce qui reste de la 45e brigade sont ainsi
actuellement en train de combattre en première ligne devant Robotyne. Des
occasions ont très certainement été gâchées en la matière par les Russes et on
ne voit pas comment ils pourraient y remédier. Sans doute y songent-ils mais on
n’improvise pas une force d’action en profondeur.
Au bilan et il faut le rappeler, les opérations en profondeur apportent rarement seules des effets stratégiques, mais elles contribuent à l’affaiblissement de l’ennemi à condition de ne pas coûter plus cher qu’elles ne « produisent ». À ce titre, les opérations russes ne produisent plus grand-chose, à part des morts et des blessés et des destructions de cathédrale, ou tout ou plus un affaiblissement économique en s’attaquant par exemple aux infrastructures de commerce de céréales. Dans un croisement des courbes stratégiques, selon l’expression de Svetchine, les Ukrainiens montent au contraire en puissance, mais les effets matériels restent minimes au regard de ce qui se passe sur le front et il s’agit surtout d’effets psychologiques, assez flous mais pourtant certains. En 2024, il en sera sans doute autrement.
La prochaine fois on parlera de guérilla d’État terrestre ou navale.
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