Guérillas d’État.
La méthode utilisée par les
Égyptiens est celle d’une guérilla d’État à grande échelle et permanente contre
la ligne Bar Lev. Les Égyptiens veulent ainsi imposer un rythme lent et une
usure constante à des Israéliens très supérieurs dans l’art de la manœuvre mais
incapables, croit-on, de mobiliser longtemps la nation sur un effort important
et beaucoup plus sensibles aux pertes humaines.
Tous les jours ou presque
à partir du 9 mars le long de la centaine de de kilomètres de Port-Saïd à Suez,
l’artillerie égyptienne lance des milliers d’obus sur la quarantaine de fortins
et leurs abords le long de la ligne Bar Lev. En avril, les Égyptiens combinent
ces tirs avec des infiltrations de sections d’infanterie légère qui
franchissent le canal pour attaquer les fortins, sans espoir de les prendre, et
surtout harceler les convois de ravitaillement et les patrouilles. Nulle
recherche de conquête de terrain dans tout cela mais simplement le souci d’infliger
des pertes aux Israéliens tout en se moquant d’en subir soi-même. Cela réussit.
Tsahal perd environ 50 morts et blessés chaque mois dans une société où
leurs noms et leurs visages sont dans les journaux quotidiens. La méthode est
quantitative, mais il y a l’espoir pour les Égyptiens de pouvoir provoquer
aussi de temps en temps des évènements qui infléchiront directement la politique
adverse. C’est chose faite le 10 juillet 1969 lorsque les Égyptiens parviennent
à tuer sept soldats israéliens et détruire deux chars Centurion lors d’une
embuscade. C’est un choc en Israël, mais contrairement aux espoirs égyptiens
cela provoque une réaction forte.
Le
général Sharon propose une grande opération de franchissement du canal afin de
détruire le dispositif militaire égyptien en Afrique, puis d’y établir une tête
de pont qu’il sera possible de négocier ensuite contre la paix. Le gouvernement
de Golda Meir refuse en considérant les difficultés matérielles d’une telle
opération à ce moment-là, son caractère aléatoire - pourquoi les Égyptiens demanderaient-ils
la paix ? – et la possibilité que l’URSS, principal allié d’une Égypte considérée
de plus en plus comme un membre officieux du Pacte de Varsovie, saisisse l’occasion
d’intervenir directement selon la Doctrine Brejnev. Ni Israël, ni les États-Unis,
son principal et presque unique soutien, ne veulent de cette escalade alors que
les Israéliens sont en train de constituer une force de frappe nucléaire.
Le
19 juillet, le gouvernement israélien décide donc de se contenter d’une
contre-guérilla limitée à la région du canal, mais suffisamment violente pour
dissuader les Égyptiens de poursuivre le combat. C’est fondamentalement le principe
de la riposte disproportionnée censée calmer les ardeurs hostiles et détruire
les moyens de nuire, au moins pour un temps.
Pour
cela, les Israéliens qui ne disposent pas d’une artillerie aussi puissante que
celle des Égyptiens et ne veulent pas renforcer la ligne Bar Lev de troupes de
mêlée qui seraient surtout des cibles, disposent de deux atouts pour donner de
grands coups depuis l’arrière.
Tsahal
a d’abord la possibilité d’organiser des coups de main spectaculaires : assaut
sur la base égyptienne de l’île verte à l’entrée du canal de Suez en juillet
1969, raid d’une compagnie blindée le long de la rive ouest pendant une journée
entière (« la guerre des Dix Heures ») en septembre, capture d’un
grand radar d’alerte soviétique P-12 en décembre, occupation de l’île Sheduan
dans la mer Rouge en janvier 1970. Outre l’intérêt matériel de chacune de ces
opérations, celles-ci sont suffisamment audacieuses pour faire la une des journaux
et obtenir ainsi des effets psychologiques importants, y compris en provoquant
une crise cardiaque chez Nasser. Derrière ces grands coups, les parachutistes
mènent aussi des opérations héliportées plus discrètes, mais efficaces, comme
les raids d’artillerie consistant à installer des bases de feux temporaires de
mortiers jusqu’à 30 km au-delà du canal, ravager une position d’artillerie
sol-air ou sol-sol égyptienne et se replier.
Mais
l’atout israélien le plus important est la force de frappe aérienne, un capital
jusque-là plutôt préservé pour faire face à des conflits de plus haute
intensité et de plus d’enjeu, mais qui est contraint désormais de jouer le rôle
d’artillerie volante. Pendant cinq mois à partir du 20 juillet 1969, l’aviation
israélienne multiplie les raids contre les forces égyptiennes et lance
plusieurs milliers de tonnes d’explosifs (sensiblement le même ordre de grandeur
que tous les missiles russes lancés sur l’Ukraine) puis du napalm sur un rectangle
de 100 km de long et 20 km de large. Les pertes égyptiennes sont très
importantes. Le système de défense aérienne est brisé. L’aviation égyptienne,
qui s’était essayée aussi à lancer des raids et à contester ceux des Israéliens,
a perdu une cinquantaine d’appareils, dont plus de 30 en combat aérien, contre
8-10 israéliens, dont deux ou trois en combat aérien).
Et
pourtant, la guérilla égyptienne continue et s’adapte. Au lieu des moyens de
frappe – avions d’attaque et obusiers – les plus puissants mais aussi les plus
vulnérables, les Égyptiens privilégient désormais l’emploi de centaines de mortiers,
trop petits et mobiles pour constituer des cibles faciles à la force de frappe
adverse. Mais surtout, ils multiplient les attaques d’une infanterie qui prend
de plus en plus d’assurance. Commandos et parachutistes égyptiens mènent à leur
tour des raids héliportés dans le Sinaï afin d’organiser des embuscades et surtout
de miner les voies de passage. Les Israéliens continuent donc à subir des
pertes. Ils déplorent ainsi plus de 160 morts et plusieurs centaines de blessés
à la fin de l’année 1969. L’Égypte s’essaie aussi aux opérations spectaculaires.
En novembre, deux destroyers mènent un raid de bombardement le long des côtes du
Sinaï en toute impunité et des nageurs de combat sabotent des barges dans le
port d’Eilat. Ces nageurs rééditeront l’exploit en février 1970.
Floraison
À
la fin du mois de décembre, les deux adversaires constatent à leur grand étonnement
qu’ils se trouvent toujours au même point. L’usure est un poison lent dont on
peine à déterminer à quel moment il pourra, sans certitude d’ailleurs, faire
émerger une décision stratégique. D’une manière comme de l’autre, on néglige la
capacité d’encaisse de l’autre. Hors des coups-évènements, la souffrance quotidienne
à absorber est finalement faible à l’échelle d’une nation et tant que le sacrifice
du lendemain – marginal au sens économique - est accompagné de l’espoir qu’il
peut servir à quelque chose, on continue. Cela peut durer ainsi des années,
jour après jour.
À la fin du mois de décembre 1969, le gouvernement israélien
décide d’« escalader pour désescalader » en allant frapper à l’intérieur
même du territoire égyptien. Derrière les attaques de cibles militaires, l’objectif
est d’atteindre des esprits maintenus à distance de la guerre par la politique
de silence du gouvernement et l’évacuation des villes le long du canal. Les
Israéliens s’étaient bien essayés à frapper des infrastructures – ponts, petits
barrages, centrales - le long du Nil en 1968 et 1969, mais les moyens
manquaient pour lancer de grandes charges explosives dans la grande profondeur
du territoire. Il fallait, soit héliporter un commando à proximité avec les charges,
soit larguer des futs d’explosifs depuis des avions de transport Noratlas, deux
méthodes très incertaines, peu réalisables à grande échelle et surtout de
faible effet psychologique. Le passage en vitesse supersonique au-dessus du
Caire de deux Mirage III le 17 juin 1969 avait finalement eu plus d’effet, en montrant
à tous y compris aux journalistes étrangers que l’Égypte n’était pas vraiment
protégée.
Et puis surtout, les États-Unis viennent de livrer
une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom, capables de larguer 7
tonnes de bombes tout en étant capables de se défendre contre n’importe quoi.
Les États-Unis les ont livré pour accroître les moyens israéliens face à l’armée
égyptienne sur le canal de Suez et ils sont très mécontents d’apprendre que les
Israéliens ont décidé de les utiliser pour frapper sur le Nil.
L’opération Floraison
est lancée le 7 janvier. Pendant trois mois, un raid de deux à huit A-4 ou
surtout F-4E est organisé en moyenne tous les quatre jours (118 sorties au
total et environ 600 tonnes de bombes) sur des objectifs militaires dans la
région du delta du Nil et du Caire, où la population peut ainsi constater de
visu l’impuissance de son gouvernement et de son armée. On espère ainsi qu’elle
poussera son gouvernement à arrêter la guerre pour arrêter ces frappes. On imagine
même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus
conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts
militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à
l’érosion du soutien à Nasser, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles
très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame
surtout vengeance. L’opération Floraison permet en revanche aux Soviétiques
et comme le craignait les Américains de justifier une intervention directe.
À la frontière de la guerre ouverte soviéto-israélienne
Cette intervention directe, baptisée opération Caucase,
est annoncée le 31 janvier 1970 alors qu’elle est déjà lancée, selon la méthode
du « piéton imprudent ». La 18e division de défense
aérienne débarque à Alexandrie en février et place tout le monde devant le fait
accompli. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de SA-2B et
de SA-3, plus modernes, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4
et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil. Il y
a au printemps 55 bataillons antiaériens (AA) soviétiques en Égypte. Le système
d’écoute israélien repère aussi en avril des intercepteurs Mig-21, il y en a
alors 70 et leur nombre augmente, dont les pilotes parlent russe. L’ensemble
représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année, tous
en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers.
Soucieux
d’éviter une confrontation, les Israéliens abandonnent mi-avril 1970 l’opération
Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas
s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien
redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un
niveau de violence inégalé.
Au
mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu,
les Egypto-Soviétiques entreprennent de déplacer le bouclier de défense aérienne
depuis le Nil jusqu’aux abords du canal. Les Égyptiens construisent un échiquier
d’une multitude de positions vides qui sont ensuite occupées progressivement et
aléatoirement (elles bougent toutes les nuits) par les batteries AA égyptiennes
et soviétiques. L’aviation israélienne tente de freiner cette opération, en
lançant plusieurs centaines de bombes et bidons de napalm par jour mais y perd
cinq appareils. Dans la nuit du 11 au 12 juin, le général Sharon, désormais commandant
du Secteur Sud, organise une opération de franchissement du canal par un
bataillon entre Port-Saïd et Qantara, mais la tentative tourne court.
Parvenus
au contact, les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en
plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis avec les Mig-21
qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première
tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en
réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques.
En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est
détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives
infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats
sont cachés au public.
Alors que le cessez-le-feu se profile, le
gouvernement israélien accepte l’idée d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le
30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les
attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le
plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont
abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques
sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte
le cessez-le-feu.
Le plan américain Rogers, à l’origine de ce
cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes.
Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils
renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées
de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens
sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent,
soulagés d’en finir après dix-huit mois et 500 tués et 2 000
blessés.
La guerre laboratoire
Au bout du compte, les deux parties, épuisées, ont accepté
de cesser le combat en s’accordant sur leurs objectifs minimaux. C’est le « point
de selle » de la théorie des jeux. Israël obtient l’arrêt des attaques et le
maintien des Égyptiens à l’ouest du canal de Suez. Du côté égyptien, si le
Sinaï n’a pas été évacué, l’armée égyptienne a montré qu’elle pouvait résister
aux Israéliens. Ses pertes sont six fois plus importantes que celles des
Israéliens, mais c’est sa meilleure performance en quatre guerres. C’est sur
cette base qu’elle fonde la préparation de la guerre du Kippour en 1973.
Quant aux deux superpuissances, l’Union soviétique
fait preuve de sa détermination à aller jusqu’au bord du gouffre en poussant jusqu’à la frontière de la guerre ouverte avec une puissance en cours de nucléarisation.
Elle fait alors de même, à bien plus grande échelle, au même moment avec la
Chine avec qui les combats sont violents depuis 1969 et contre qui les Soviétiques
envisagent sérieusement une attaque nucléaire préventive. L’URSS utilise pour
la première fois agressivement sa capacité de dissuasion nucléaire pour lancer
des opérations offensives alors que les États-Unis sont encore empêtrés dans la
guerre au Vietnam. En intervenant directement en appui de l’Égypte et face à Israël
soutenu par les États-Unis, on se retrouve dans un scénario inverse de celui des
guerres en Corée ou au Vietnam. Ils vont au maximum de ce que peuvent leur permettre
les règles du jeu de la guerre froide. Après l’Égypte, l’Union soviétique
interviendra à nouveau en Afrique, en liaison avec Cuba qui fournira cette fois
le gros des troupes et des pertes humaines du bloc communiste, en Éthiopie et en
Angola. Ils affronteront dans ce dernier cas l’Afrique du Sud, autre allié des États-Unis
et petite puissance nucléaire en devenir. Avec l’engagement en Afghanistan, ils
cloront l’époque des grandes interventions qui a sans doute plus contribué à
leur perte qu’à leur gloire.
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"S’il y a quelques prémisses durant les deux années précédentes...". Prémices.
RépondreSupprimerEt pourquoi ne pas creuser sous le Dniepr pour faire passer les tanks? Un tunnelier lambda fait 10m par jour. En 60 jour on aura fait 600m. Largement assez pour rejoindre une tête de pont et attaquer par surprise le Sud de Kherson.
RépondreSupprimerElusive Victory ... les initiés comprendront ...
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