lundi 21 février 2022

Offensives éclairs dans le Donbass- août 2014/janvier 2015

Extrait

Comme en Crimée, l’offensive russe prend complètement le gouvernement ukrainien et les pays occidentaux par surprise. Dans la nuit du 23 au 24 août, le front ukrainien sur la frontière est percé, en particulier au centre dans la zone du 5e bataillon territorial qui se débande et laisse un trou de 40 km. Une centaine de véhicules blindés russes y passe en quelques heures, alors que l’état-major ukrainien refuse d’abord de croire à une opération d’une telle ampleur, un retard fatal à ses forces les plus avancées.

L’objectif opérationnel est de dégager les bastions séparatistes de la pression des forces ukrainiennes, un objectif minimal pour une escalade que l’on veut également minimale dans l’espace et le temps. Il y a quatre axes d’effort portés chacun par une force hybride autour d’un groupement tactique interarmes (GTIA), c'est-à-dire un bataillon mixant chars-infanterie blindée et artillerie.

L’introduction des GTIA russes ne peut que changer la donne opérationnelle. Les différences de niveau tactique entre les unités loyalistes ukrainiennes et les unités rebelles étaient plutôt à l’avantage des premières, mais l’écart était faible, ce qui expliquait la longueur et l’indécision des combats. Avec les GTIA russes on se trouve avec des unités de valeur humaine sans doute comparable, mais qui ont sur les points de contact plusieurs avantages techniques sur leurs adversaires.

Les T-72B3 et T-90 russes ont des blindages réactifs qui résistent pratiquement à tout l’arsenal antichar ukrainien, lance-roquettes RPG-7 ou 26 et même missiles guidés, car ils ne disposent que peu de charges tandem. Pour les contrer, les Ukrainiens sont obligés d’engager leurs propres chars, en position d’infériorité technique, ou leurs obusiers 2S1 en mode canon d’assaut. Les obus des 2S1 ne sont pas pénétrants, mais possèdent une grande puissance cinétique. Le 2S1 est en revanche peu blindé et vulnérable.

Le deuxième avantage russe est, une nouvelle fois, la supériorité de leur artillerie, non plus cette fois sur les positions statiques de la frontière, mais en combat mobile. Le rapport de forces en nombre de pièces d’artillerie sur les points de contact est de l’ordre de 5 à 7 contre 1 en faveur des Russes et avec un environnement technique très supérieur.

Avec plusieurs niveaux qualitatifs d’écart entre les adversaires, les combats conduisent mécaniquement à des résultats décisifs, car il devient possible de disloquer le dispositif de l’adversaire.

Si le commandement ukrainien et les puissances occidentales avaient anticipé cette offensive, il aurait été possible de se préparer et de compenser ces niveaux d’écart par la livraison et la maitrise de missiles antichars modernes de type Javelin ou TOW II par exemple. Rien n’a été fait dans ce sens. Pour résister un peu plus, il aurait fallu également que les forces ukrainiennes se fortifient autant que possible non seulement sur la frontière, mais aussi à l’intérieur sur les lignes de contact de manière à résister à la fois à l’artillerie et aux blindés lourds par des obstacles, mines et tirs d’artillerie à vue. Cela demandait un effort considérable et du temps, mais ce n’était pas inconcevable. Encore une fois, cela n’a jamais été sérieusement envisagé, car jugé peu nécessaire.

Il aurait peut-être été possible aussi de se préparer à mener un combat de harcèlement sur les forces mobiles adverses. C’était difficile avec des troupes aussi médiocres et en un temps aussi court, qui plus dans un terrain plutôt défavorable, mais peut-être pas impossible la densité des forces étant relativement faible et autorisant alors des infiltrations d’unités légères et des combats imbriqués.

Huit ans plus tôt, le Hezbollah libanais était parvenu à tenir tête à l’offensive aéroterrestre israélienne en combinant tous ces éléments. L’armée ukrainienne en a été incapable, en grande partie parce qu’elle ne concevait même pas qu’un tel effort puisse être nécessaire. Fin août, la (nouvelle) surprise russe n’est pas seulement opérationnelle, elle l’est aussi dans la stratégie des moyens. À quelques heures de l’affrontement, il n’était plus possible de modifier le système de forces ukrainien, l’issue était donc fatale.

Au nord, l’effort porte sur le dégagement de l’aéroport de Louhansk. Le GTIA russe est doté de mortiers 2S4 Tyulpan de 240 mm, les plus puissants au monde avec des munitions de 230 kg, éventuellement guidées par laser, pouvant être envoyées de 9 à 20 km. Les défenses sont écrasées. La 1ère brigade blindée ukrainienne tente une opération de dégagement qui donne lieu à des affrontements entre ses T-64 et les T-72B et T-90 russes, sans doute les premiers combats de chars un peu importants en Europe depuis 1945. Les Ukrainiens sont repoussés et les parachutistes sur l’aéroport obligés de se replier en catastrophe. Le 1er septembre, l’aéroport est pris.

L’axe d’effort principal est au centre et plein-est en direction d’Ilovaïsk. Laissés sans ordres clairs, plus de 2500 combattants ukrainiens sont encerclés dès le 24 août sans avoir bougé. Après plusieurs jours de combat autour de la ville et la défection d’un bataillon de volontaires qui ouvre leur dispositif, les forces ukrainiennes tentent un repli négocié et tombent dans une embuscade. À la fin des combats, le 29 août, entre 450 à 1000 soldats ukrainiens ont été tués avec autant de blessés et prisonniers. C’est alors le plus grand désastre de l’armée ukrainienne. L’état-major est mis en cause pour son absence de réaction.

Plus au sud, un autre groupement de forces reprend une grande partie du terrain, mais échoue à s’emparer de Volnovakhe et de Donskoye, point clé de communications.

Le dernier groupement de forces se déplace le long de la côte de la mer Noire et ouvre un nouveau front en direction de Marioupol. Le 27 août, il s’oppose violemment à l’armée ukrainienne à Novoazovsk et la refoule. Encerclée, Marioupol est fortifiée et en partie évacuée. Les premiers combats dans les faubourgs débutent le 4 septembre, à l’avantage des Russes, mais ils sont arrêtés par la signature du protocole de Minsk sous les auspices de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Le protocole, complété le 19 septembre par des mesures techniques, consacre d’abord la victoire militaire de l’opération russe, puisqu’il établit la «ligne de contact» à celle de l’avancée de ses forces, à l’exception du saillant de Sebaltseve. Les forces ukrainiennes encerclées se retirent de la zone d’opération tandis que Marioupol est dégagée après encore plusieurs semaines d’accrochages. Une grande partie des résultats d’ATO, au moins ceux du mois d’août, est annulée.

Le gouvernement ukrainien accorde l’«autonomie locale» dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk. En échange les combattants étrangers de toutes origines doivent quitter le territoire ukrainien avec leur équipement. Une zone privée de toute arme lourde est également créée sur 15 km de part et d’autre de la ligne de contact. Dans les faits la ligne de contact devient une ligne retranchée et si les GTIA quittent l’Ukraine, les Russes continuent d’équiper et d’encadrer les forces séparatistes afin de consolider leur position et de dissuader le gouvernement ukrainien de tenter à nouveau une offensive.

La guerre devient larvée avec des violations fréquentes du cessez-le-feu. La situation politique se dégrade à la fin de l’année, avec l’organisation d’élections législatives le 2 novembre dans les deux républiques séparatistes, entrainant le 2 décembre l’annulation du «statut spécial» accordé lors du protocole de Minsk aux deux provinces russophones. Le 26 décembre, les pourparlers sont suspendus. Les accrochages se multiplient et font place à la mi-janvier à de violents combats autour de l’aéroport de Donetsk. 

Le 14 janvier 2015, une nouvelle offensive russe est lancée. La pression est exercée sur l’ensemble du front qui est désormais continu depuis le nord de Louhansk jusqu’à Marioupol, mais avec un effort particulier au centre sur deux objectifs : l’aéroport de Donetsk et la poche de Debaltseve.

Les procédés tactiques n’ont guère changé depuis septembre, hormis que les forces ukrainiennes sont beaucoup plus retranchées ce qui rend les combats plus difficiles et plus longs. L’aéroport de Donetsk est assailli selon les mêmes procédés que pour celui de Louhansk en septembre. La position est alors tenue depuis fin mai par les forces ukrainiennes qui maintiennent un cordon logistique depuis leurs positions principales au nord. Les combats sont incessants autour de l’aéroport malgré les accords de Minsk, mais les forces rebelles sont aussi impuissantes à s’en emparer que l’armée ukrainienne à la dégager.

Le déblocage intervient avec l’arrivée d’au moins un GTIA russe. Comme à Louhansk en septembre, la position est d’abord soumise à l’«artillerie d’écrasement» des mortiers d’écrasement de 240 mm, suivie d’une série de petites attaques où les sections de chars de bataille russes servent de fer de lance. Les forces ukrainiennes sur place, surnommées «cyborgs» du fait de leur résistance acharnée lancent plusieurs contre-attaques qui permettent le 17 et le 18 de reprendre une partie des positions perdues dans les infrastructures aéroportuaires. L’attaque de dégagement par une brigade blindée depuis le sud de la zone échoue en revanche complètement, entravée dans son propre champ de mines. Dès lors, devant le rapport de forces, l’issue ne fait plus de doute et le 21 janvier 2015 l’aéroport est pris après 242 jours de siège. Cette victoire est essentiellement symbolique, l’aéroport, ravagé et toujours sous la portée de tir de l’artillerie ukrainienne étant inutilisable.

Dès le lendemain, les combats commencent autour de la poche de Debaltseve au centre du Donbass. Ce sera le combat le plus important de la guerre. Debaltseve est un nœud routier et ferroviaire stratégique pris par les rebelles en avril 2014 et repris par les parachutistes ukrainiens en juillet. La poche forme une enclave entre les deux républiques séparatistes. Elle est tenue par l’équivalent d’une petite division comprenant environ 6000 hommes solidement retranchés. Comme désormais toujours, il s’agit cependant d’un ensemble hétéroclite avec une brigade d’assaut par air, une brigade mécanisée, un bataillon de défense territoriale et plusieurs bataillons de volontaires, dont un, le Djokhar Dudayev, composé de Tchétchènes.

Preuve du nouveau ralentissement des opérations par le renforcement des défenses, les forces russes et rebelles sont obligées de déployer jusqu’à 19000 hommes, c’est-à-dire la presque totalité de leur capacité de manœuvre. On trouve donc là aussi une longue liste d’unités irrégulières, dont la brigade Prizark et ses volontaires internationaux ou la Garde nationale cosaque qui en forme la plus grande part, avec peut-être 7000 hommes. Il y a aussi plusieurs unités russes avec au moins deux GTIA, un groupement de forces spéciales et pour accroître encore la puissance de feu face aux nouvelles défenses, trois groupements d’artillerie autonomes. 

La position est investie sur ses trois côtés le 22 janvier et deux groupements d’attaque sont formés au nord et au sud chacun autour d’un GTIA pendant que la poche est frappée par l’artillerie. Commence alors une nouvelle bataille d’usure, avec le bombardement permanent des positions ukrainiennes et des assauts périphériques centrés sur les deux points d’appui placés de part et d’autre de l’entrée du saillant. Les combats sont très violents, mais cette fois les points d’appui résistent bien. On assiste à plusieurs combats limités entre chars. L’emploi d’au moins un avion d’attaque Su-25 russe sur les positions ukrainiennes est signalé.

Le 2 février, les forces rebelles et russes marquent une pause opérationnelle, tandis que la Russie engage des renforts pour essayer d’emporter la décision avant la fin des nouvelles négociations de Minsk. Il y a alors plus de 10000 soldats russes en Ukraine, hors Crimée.

Les combats reprennent le 8 février, avec des frappes d’artillerie d’une ampleur inédite dans cette guerre. L’évènement décisif survient le lendemain, lorsque les forces russes et rebelles s’emparent de la position clé de Vuhlehisrk sur la face ouest du saillant et percent jusqu’au village de Lohvynovo au centre du saillant. L’autoroute M3, axe logistique du saillant est coupée. Pendant plusieurs jours, les combats se concentrent autour de Lohvynovo, que les forces ukrainiennes s’efforcent de reprendre à tout prix. On y assiste même le 12 février au plus violent combat de chars de la guerre. La 5e brigade de chars qui forme le corps du GTIA russe perd 8 T-72 B3 contre 4 t-64 ukrainiens, une des rares succès ukrainiens dans ce type de combat. Les efforts ukrainiens sont cependant vains, tandis que les renforts russes continuent de franchir la frontière, avec une cinquantaine de chars et une quarantaine de LRM repérés dans une seule journée.

Les forces hybrides ne parviennent pas à réduire la poche avant l’entrée en vigueur des nouveaux accords de Minsk le 15 février à minuit, mais le combat continue quand même. L’assaut final est donné le 16. Détail qui témoigne de la supériorité russe également dans le champ électronique, l’attaque est précédée d’envoi de SMS sur les téléphones portables des soldats ukrainiens leur conseillant de se constituer prisonniers. Dans le même temps, la station russe R-330Zh Zhitel présente dans la zone brouille le réseau de commandement ukrainien. Les Russes concentrent sur la poche la majeure partie des moyens de feux les plus lourds dont ils disposent, guidés par drones. Tout le front est de la poche s’effondre et la ville de Debaltseve est investie.

Devant le désastre imminent, l’état-major ukrainien planifie une opération de repli du saillant pour la nuit du 17 au 18 février, mais les ordres passent difficilement et la retraite bascule dans un grand désordre. Les unités ukrainiennes éclatées en petites colonnes sont harcelées dans leur repli et leurs pertes sont considérables, comme souvent lorsque les dispositifs sont disloqués. Ce désastre suscite une vive polémique, notamment entre milices de volontaires et l’état-major. Semen Semenchenko, créateur du bataillon Donbass, propose même de former une armée autonome.

Le 18 février, la plus grande bataille de la guerre est terminée.

Etude complète disponible ici.

2 commentaires:

  1. Frédéric AUBANEL22 février 2022 à 10:47

    Bonjour Michel,

    très intéressant comme d'habitude. Je pense qu'il faudrait explorer l'aspect lignes de communication, donc du ravitaillement, qui est primordial. En effet, les unités russes "jouent" à domicile, bénéficiant ainsi de tout le soutien national possible, et ce sans avoir à protéger outre-mesure leurs lignes logistiques (puisqu'elles peuvent aussi s'appuyer sur les forces du ministère de l'intérieur).

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  2. Bonjour j aimerais savoir si vous pouvez m expliquer comment l armée ukrainienne s est préparée à ce conflit ( entraînement….) merci

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