Rappelons surtout les
règles du jeu de l’emploi l’instrument militaire. En fond de tableau, il y a de
part et d’autre l’arme nucléaire, qui, comme la reine sur un échiquier, influence
tout le jeu par sa puissance même si elle ne bouge pas. Or, personne ne veut qu’elle
bouge. Des puissances nucléaires qui se confrontent évitent donc tout ce qui
pourrait la faire trembler et en premier lieu de s’affronter directement par
les armes. Il y a pu y avoir quelques frottements dans différents endroits,
mais on s’est toujours efforcé de contrôler très vite ces accrochages.
Notons quelques
conséquences opérationnelles de cette règle. Si on ne s’affronte pas militairement
directement, on peut toujours attaquer ceux qui ne bénéficient pas de ce parapluie
nucléaire. L’ennemi de mon ennemi pouvant éventuellement être considéré comme mon
ami, le camp d’en face peut aussi choisir d’aider militairement l’État menacé.
Si l’attaque n’a
pas encore eu lieu, la première manière de l’aider est de placer le plus vite possible
l’État cible sous sa protection, sous peine de déclencher préventivement cette
attaque ennemie que l’on veut éviter. La seule manière est de jouer le « piéton imprudent » qui traverse d’un coup la route et oblige tous
les automobilistes à freiner. En 1983, le Tchad menacé par la Libye appelle la France
à l’aide. Quelques jours plus tard, trois bataillons français occupent les
points clés au centre du Tchad et on indique clairement au colonel Kadhafi que le
franchissement du 15e parallèle provoquera une guerre avec la France.
Si l’attaque a lieu,
il n’est plus question d’envoyer des troupes, à l’exception au mieux de « soldats fantômes », volontaires, permissionnaires perdus,
soldats privés, etc., et encore à petite dose pour éviter la règle du
non-affrontement. Dans les faits, il s’agira surtout d’espérer que l’État
attaqué résistera suffisamment longtemps pour qu’on puisse l’aider en faire en
sorte que la guerre devienne un coûteux enlisement.
Cela nous ramène à
l’Ukraine. Lorsque la crise éclate au tournant de 2014, la Russie réagit immédiatement
par une mobilisation des forces à la frontière et l’annexion de la Crimée. L’Alliance
atlantique, à la demande du nouveau gouvernement ukrainien, aurait pu à ce
moment-là jouer un « piéton imprudent ». Personne n’a
osé. Dans la phase suivante, tout en restant masquée, la Russie a soutenu le
mouvement autonomiste du Donbass et lorsque celui-ci s’est trouvé menacé d’étouffement,
a lancé de nouveaux coups militaires : déploiement d’une force
anti-aérienne qui a chassé du ciel les avions et hélicoptères ukrainiens, puis
matraquage des bataillons ukrainiens le long de la frontière à coups de lance-roquettes
multiples guidés par drones -un bataillon a été détruit en trois minutes- et enfin engagement fin août de groupements
tactiques interarmes (GTIA) — des bataillons regroupant chars, infanterie
mécanisée et surtout artillerie — sur tous les axes allant de la Russie jusqu’à
Donetsk et Louhansk. Agrégés de miliciens locaux afin de fournir de l’infanterie
et un masque politique, et suivis de groupes de guerre électronique et d’artillerie
très lourde, ces groupements ont écrasé les brigades ukrainiennes rencontrées
sur leur passage. Cela a donné les accords de Minsk I. En janvier 2015, les
Russes ont refait la même chose, avec encore plus de groupements et cela a
donné les accords de Minsk II.
Aujourd’hui, une nouvelle
attaque russe, quel que soit son objectif de conquête prendrait la même forme. Dans
les années 1980, en reprenant les principes opératifs russes depuis les
années 1930, la doctrine soviétique appelait cela une « l’offensive à grande vitesse ». Le principe en
est simple : agir sur tout un terrain choisi en un minimum de temps. Au plus
loin, des troupes infiltrées à pied, avions, hélicoptères, ou navires ; au milieu des frappes, avions, hélicoptères, lance-roquettes multiples
ou autres, et derrière les obus des GTIA passant par tous les axes. Les Russes disposent
autour de l’Ukraine et dans les républiques autoproclamées du Donbass d’environ
120 GTIA (à titre de comparaison l’armée de Terre française est sûre de
pouvoir en constituer six complets, après ce n’est pas certain), mais aussi de
500 avions de combat, qui contrairement à 2014 seraient utilisés cette
fois. Avec ces moyens, ils peuvent lancer simultanément jusqu’à huit attaques à
grande vitesse, chacune sur un grand axe routier le long d’un rectangle de 100 km
sur 200 de profondeur à conquérir en une semaine.
Il n’y a que deux
choses qui pourraient s’y opposer.
La première est un « piéton imprudent ». Malgré la désorganisation progressive des
armées européennes depuis 1990, on aurait pu trouver quelques forces à déployer
rapidement, mais uniquement chez les très rares nations qui acceptent de faire
prendre des risques à leurs soldats bien sûr. Dans un ensemble assez unanime,
on s’est empressé d’avouer aux Russes qu’on ne le ferait jamais. Oublions donc
cette option, à moins de considérer étrangement que le faire en Roumanie dissuadera
la Russie d’attaquer l’Ukraine.
La seconde est bien
sûr la défense ukrainienne. Militairement, l’Ukraine se trouve un peu dans la
position de l’OTAN devant défendre la République fédérale allemande (RFA) face
au Groupe des forces soviétiques en Allemagne. Le scénario de travail était
celui d’une offensive à grande vitesse sur cinq axes d’attaque cherchant à s’emparer
de la RFA avant que les dirigeants occidentaux n’aient même le temps d’envisager
l’emploi de l’arme nucléaire. Il n’y avait alors que deux modes de défense :
le premier était un miroir de la méthode russe depuis les unités blindées en
première jusqu’aux frappes en profondeur, la seconde était une défense de surface
— une techno-guérilla pour reprendre l’expression de Joseph Henrotin — faite de
petites unités d’infanterie bien formées et équipées défendant chacune un
terrain donné, à la manière de la défense finlandaise face aux Russes durant l’hiver 1940.
L’Ukraine n’est
actuellement capable de faire ni l’un, ni l’autre. En l’air ou, un peu mieux,
au sol, il n’y a rien qui empêcherait les Russes d’avoir la maîtrise du ciel
avec tout cela peut impliquer. Au sol, la quarantaine de GTIA disponibles sont
équipés de vieux matériels soviétiques, inférieurs à ceux d’en face, et sans stocks
(on notera au passage, les mystérieux accidents survenus depuis quelque temps
dans les dépôts de munitions en Ukraine et même chez les rares fournisseurs
extérieurs). Quant à la techno-guérilla, elle est aussi peu techno que
guérilla. Il y a bien 25 brigades de territoriaux formées de réservistes,
mais on est loin des bataillons de chasseurs-skieurs finlandais de 1940 ou du
Hezbollah libanais en 2006 face à Israël. Pas de lignes fortifiées, de
souterrains, de dépôts cachés, en profondeur tout le long de la frontière, et
surtout pas de compagnies de combattants d’élite non plus malgré le courage
indéniable des soldats ukrainiens. On peut recevoir au dernier moment des missiles
antichars ou acheter d’excellents drones armés turcs, mais encore faut-il savoir
s’en servir.
Tout cela est bien peu et bien tardif, et cette remarque est valable tant pour l’État ukrainien que pour les pays de l’Alliance atlantique qui se réveillent comme souvent qu’en recevant des claques. On ne voit pas donc ce qui pourrait arrêter les attaques à grande vitesse russes, peut-être simultanées visant à conquérir d’un coup toute l’Ukraine, ou successives cherchant à la démembrer progressivement le pays. Tout au plus pouvons nous attaquer dans le champ civil et se préparer un peu mieux militairement au coup d’après, en Ukraine si la victoire russe initiale débouche sur une situation instable, ou ailleurs.