mardi 12 mai 2020

Joe Blow


L’innovation sans doute la plus originale du Corps des Marines américains pendant la Seconde Guerre mondiale s’appelle «Joe Blow». C’est une innovation peu couteuse qui a probablement assuré la pérennité du Corps dans un environnement où il a toujours été bien plus menacé par les autres services, Army, Air Force et même Navy, que par n’importe quelle armée étrangère. 

Son principe est très simple. Lorsque la Seconde Guerre mondiale commence pour les États-Unis en décembre 1941, le général Robert Denig est nommé à la tête de la Direction des relations publiques (DRP) de l’US Marine Corps (USMC). Son premier réflexe est alors d’envoyer le sergent Chipman voir les principaux journaux de Washington D. C. pour y recruter des volontaires pour servir comme correspondants de guerre (CG). Il en trouve tout de suite dix, bientôt rejoint par beaucoup d’autres. Point important, il ne s’agit pas de civils accrédités mais bien de Marines enrôlés le temps de la guerre, avec comme seul avantage de recevoir directement un grade de sergent dès la sortie de leurs classes.

Car comme tout futur Marine ces journalistes commencent par être envoyés dans un des Boot camp, camps de formation initiale, du Corps. Ce passage de deux mois est essentiel. Il assure d’abord une formation militaire de base, ce qui sauvera la vie à un certain nombre d’entre eux et va leur permettre même parfois de participer à certaines missions. Un des plus talentueux parmi eux, le sergent Murphy, se trouvera ainsi le 20 novembre 1943 aux commandes d’un véhicule amphibie pendant le terrible débarquement de Tarawa. Ensuite, les futurs écrivains-combattants apprennent à vivre avec les simples soldats, à les connaître personnellement, à comprendre ce qu’ils peuvent ressentir et surtout à se faire accepter d’eux. Enfin, comme pour toutes les autres recrues, le Boot camp sert au moins autant à les attacher au Corps des Marines qu’à leur apprendre des savoir-faire techniques et tactiques.

Contrairement aux plus de 200 centres de formation de l’Army, les Marines n’ont que deux énormes camps, un pour chaque côte. La formation initiale y dure presque deux fois plus longtemps, car outre les compétences à acquérir, les drills instructors aux chapeaux caractéristiques ont également pour missions d’inculquer l’esprit de corps aux jeunes recrues, par l’apprentissage de l’histoire de l’USMC essentiellement, mais aussi d’être le plus dur possible. C’est bien sûr une manière de rendre les combats un peu moins difficiles, mais bien avant les travaux d’Elliot Aronson et de Judson Mills dans les années 1950, les Marines ont remarqué le lien entre une initiation difficile pour devenir membre d’un groupe et le degré d’attachement à ce même groupe. Les journalistes qui passent par ce moule sont, comme l’avouera l’écrivain William Styron, pour la plupart acquis pour le Corps et ce bien après leur retour dans la vie civile.

En 1942, les premiers correspondants de guerre du Corps sont envoyés dans le Pacifique. Ils seront 130 en 1945, dix fois plus nombreux en proportion que dans l’Army. Une blague circule alors disant que le groupe de combat d’infanterie de l’Army est de 13 soldats, celui de l’USMC de 12 fantassins et d’un correspondant. Ces correspondants n’ont qu’une seule mission : raconter des histoires, plein d’histoires, jusqu’à 30 par jour au total à partir de l’été 1944. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles histoires. Les journalistes accrédités qui suivent l’Army racontent les grandes batailles et parlent aux généraux, ceux de la Navy racontent des navires et des flottes, tous parlent beaucoup de technologies. Les correspondants de guerre dans le Pacifique eux ne parlent que des Marines, surtout des simples «private» avec qui ils vivent, les «joe Blow» ou «gens ordinaires». Ce sont des gens ordinaires mais avec des noms.

Les articles et photos sont envoyés ensuite à la DRP qui les centralise et les propose aux journaux des villes originaires des Marines cités. Les articles, de combat ou non, sont en général bien écrits, fournis gratuitement et ils mettent en avant des gens du cru. Ils sont presque toujours acceptés.

Le Corps est très attaché à plaire aux familles, ne serait-ce que parce qu’il recrute 60000 jeunes de moins de 18 ans pendant la guerre et qu’à cet âge-là, il faut l’assentiment des parents. Les histoires et les photos de Marines sont donc aussi systématiquement envoyées par courrier aux familles concernées.

La DRP des Marines est également la seule à accepter le projet de la libraire du Congrès qui propose d’enregistrer des chants de soldats sur le front. Avec le matériel fourni, le Corps enregistre peu de chants mais beaucoup d’entretiens et de messages personnels qui sont envoyés aux radios. Là encore, chaque fois que l’on sait qu’un Marine va passer à la radio, lors de l’émission The Halls of Montezuma par exemple, les familles sont averties. C’est-à-dire qu’il faut assurer un suivi personnalisé dans une entité qui en 1945 représente plus de deux fois le volume des forces armées françaises actuelles.

Tout cela plaît énormément. On entend parler des Marines jusque dans les coins les plus reculés des États-Unis et la «marque USMC» avec ses valeurs de droiture, courage, excellence, est universellement connue. Elle suscite beaucoup de volontariats, permet donc d’être sélectif, toujours aussi dur à l’entrainement et donc en retour d’être bons sur le terrain. C’est aussi un grand investissement pour l’avenir. Tout Marine est destiné à devenir un ancien Marine qui peut toujours combattre pour le Corps d’une autre manière.

Cette campagne de communications suscite beaucoup de retours qui nourrissent ce cercle vertueux. La DRP des Marines reçoit chaque mois des milliers de lettres de remerciements des familles mais aussi de plus en plus de demandes de la part des médias. Ces demandes qui témoignent de l’évolution des besoins sont synthétisées dans un bulletin mensuel qui est envoyé ensuite aux CG sur le terrain.

Les CG prennent également beaucoup de photos et de films, publiés dans les journaux ou exposés dans des galeries, parfois mobiles. La scène la plus célèbre est bien sûr celle de la montée du drapeau américain sur le mont Suribachi à Iwo Jima prise par Joe Rosenthal et filmée par Bill Genaust, qui périra dans la bataille avec six autres correspondants. La photo de Rosenthal sera la photo la plus reproduite dans le monde et à l’instar de celle du drapeau rouge planté sur le Reichstag a un impact considérable, assurant la survie du Corps des Marines pour 500 ans selon les mots du secrétaire de la Navy Joe Forrestal.

Bien entendu, il n’y aurait pas de communication possible s’il n’y avait pas un minimum de correspondance entre l’image et la réalité. Le Corps est à la hauteur des défis de la guerre. Les Marines sont partout victorieux dans des combats très difficiles contre les Japonais, ont deux fois plus de morts et blessés que la moyenne des forces armées américaines et cinq fois plus de Medal of Honor, le témoignage suprême de courage au combat. Ils méritent donc l’immense popularité dont ils font l’objet à la fin de la guerre, mais celle-ci serait incontestablement bien moindre sans «Joe Blow» et une popularité moindre pour l’USMC signifie la fin. En 1946 déjà les combats institutionnels reprennent. Les Marines sont alors sauvés par les familles et les vétérans. Le président Truman parlera à cette occasion d’«une machine de propagande presque égale à celle de Staline».

5 commentaires:

  1. Merci mon Colonel pour cet article très intéressant. Il est curieux de constater que l'USMC a fait confiance à ses propres soldats (et non des journalistes "embedded") pour la rédaction d'articles et a porté une attention permanente aux combattants et à leurs familles. Clairement, on constate un vrai effort de la part des Marines pour entretenir leur esprit de corps, qui se voit aussi dans leurs clips de recrutement. On est vraiment loin des communications "officielles" modernes, trop léchées et trop maîtrisées, et donc souvent fades ou creuses. Celles-ci sont d'ailleurs parfois confiées à des entreprises de communication civiles qui n'y connaissent en fait pas grand chose. Je constate aussi que cette pratique de journalisme "corporate" a été férocement critiquée par Kubrick dans son film Full Metal Jacket avec le slogan visible dans le bureau des journalistes du Corps: "First to go, last to know" (les dialogues de la scène sont aussi révélateurs).
    Du côté français, est-ce que certaines unités ont tenté cette approche (ou une assez semblable), et si oui lesquelles ?
    Respectueusement.

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  2. Passionnant, je comprends bien mieux l'attachement culturel aux Marines de l'autre côté de l'Atlantique. Cet impact des correspondants presses au plus près des simples soldats et ce suivi auprès des familles devrait inspirer à reprendre plus ces bonnes idées chez nous, surtout vu la crise du volontariat et de l'abaissement des critères de sélection qui en suivent.

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  3. J'ai adoré cette hirstoire méconnue des "Joe Blow". C'est la base du métier de journaliste: Les "Joe Blow", les "gens ordinaires" touchent bien plus le public parce que le public y voit "des gens comme eux", et ça leur parle.On a coutume dans le métier de dire qu'on voit trop de cravates. Il en faut aussi, parce que le chef, le responsable, c'est aussi un regard qualifié. Mais preuve est faite qu'à chaque fois qu'un reportage part sur l'angle d'une histoire de "Jo Blow", d'hommes ou de femmes sur le terrain, ça marche. A condition de bannir le reportage chrono, le passage éclaire. Il faut du temps et de la confiance. Pour ça il faut passer du temps avec les soldats, rouler avec eux, manger avec eux, dormir avec eux, cailler avec eux, stresser avec eux, ecouter, regarder, attendre qu'un lien de confiance se fasse avec du temps et de la discretion.

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  4. [daniel]
    Le SIRPA ou ses différents avatars savaient y faire aussi, surtout pendant la guerre d'Indochine, pendant et après le maréchal de Lattre. Relire le tome 2 de Delpey, La Bataille du Tonkin, par exemple.
    Le seul élément manquant est la liaison 'organique' avec les familles. Difficile de faire autrement, le grand échec de l'ensemble du commandement a été son incapacité à organiser un lien avec l'ensemble de l'opinion publique en métropole. De lattre a essayé mais le soufflé est vite retombé.

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  5. Et de sacrées pubs de recrutement aussi...
    https://m.youtube.com/watch?v=8q5R8cNbYJQ

    Par contre le "Corp" a maintenant lui aussi des problèmes de recrutement de doit lui aussi "faire avec"...

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