Publié le 8 juin 2014
Fiche au chef d’état-major des
armées, 2008
De 1919 à 1924, la France conserve son rang
par son armée qui impose la considération par sa puissance, son modernisme et
sa capacité d’intervention. En cinq ans, on la voit « garder le Rhin, occuper Francfort, Düsseldorf, la Ruhr, prêter main forte aux
Polonais, aux Tchèques, demeurer en Silésie, à Memel, au Schleswig, surveiller Constantinople, rétablir l’ordre
au Maroc, réduire Abd el-Krim, soumettre la « tâche » de Taza, s’opposer
aux rezzous sahariens, prendre pied au Levant, pénétrer en Cilicie, chasser
Fayçal de Damas, s’installer sur l’Euphrate et sur le Tigre, réprimer
l’insurrection du djebel Druze, montrer la force en tous points de nos colonies
d’Afrique, d’Amérique, d’Océanie, contenir en Indochine l’agitation latente,
protéger au milieu des émeutes et des révolutions nos établissements de Chine »
(Charles de Gaulle, Le fil de l’épée).
Le rayonnement de l’armée française est à son comble et plusieurs Etats
étrangers comme la Tchécoslovaquie, la Roumanie ou le Brésil font appel à son
expertise et à son matériel pour réorganiser la leur.
Pourtant, à peine
douze plus tard, en 1936, alors qu’Adolf Hitler envoie quelques bataillons
« remilitariser » la
Rhénanie, portant ainsi à nouveau la menace à la frontière de
la France,
cette même armée avoue sa totale impuissance. Il est vrai qu’entre temps, au
nom de la disparition de l’ennemi majeur, des économies budgétaires et de la
réticence à employer la force, le vainqueur de 1918 s’est replié sur lui même. La France vieillissante et
traumatisée a été saisie de frilosité mais en croyant adopter une politique
plus « sécurisante », elle a, en réalité, provoqué sa perte.
La
fièvre obsidionale
Cette
rupture a d’abord une origine militaire. Lors de la séance du 22 mai 1922 du
Conseil supérieur de la Guerre,
le maréchal Pétain insiste sur la recherche de l’ « inviolabilité absolue du territoire » par une stratégie
purement défensive. Cela lui attire la réplique du maréchal Foch qui estime
que : « Si l’on est
victorieux, on assure par là même la conservation du territoire…Assurer
l’inviolabilité du territoire n’est pas le but principal à donner aux
armées : c’est un dogme périlleux ». Foch considère que, à
choisir, l’épée apporte finalement plus de sécurité que le bouclier, par sa
capacité à « réduire » au plus tôt les menaces (re)naissantes et à
soutenir les alliés européens qui ont remplacé des Russes désormais hostiles et
des Anglo-saxons redevenus distants.
La
conception de Pétain finit pourtant par l’emporter car elle rencontre à la fois
l’idéalisme de l’opinion publique et le souci d’économie des gouvernants. Pour
beaucoup, en effet, la négociation et le droit international sont les vraies
armes de la paix. En 1924, le Cartel des gauches met fin à l’occupation de la Ruhr, enclenchant ainsi le
repli général sur le territoire national. En 1926, à la tribune de la société
des nations, Aristide Briand lance son « Arrière
les fusils, les mitrailleuses et les canons ! Place à la conciliation, à
l’arbitrage, à la paix ». La
France parraine alors l’adhésion de l’Allemagne à la SDN et Briand obtient le prix
Nobel de la paix. En 1928, la
France signe le pacte Briand-Kellog mettant la guerre hors la
loi. Nombreux sont aussi ceux qui sont soucieux de toucher les « dividendes
de la paix », comme Poincaré qui estime que « si nous sommes pour une dizaine d’années à l’abri d’aventures
militaires, nous sommes, en revanche, pour cinq à six ans à la merci d’un
accident financier » ou le ministre finances Lasteyrie qui déclare
lors du vote du budget de 1922 : « Y
a-t-il réellement une nécessité absolue de s’engager dans la voie d’armement
aussi importants ? […] Nous
sommes pour l’instant à l’abri du danger ».
Cette
nouvelle vision se concrétise par la loi d’organisation de l’armée en 1927 qui
explique que : « L’objet de
notre organisation militaire est d’assurer la protection de nos frontières et
la défense des territoires d’outre-mer ». En présentant la loi,
Daladier, ministre de la Guerre,
renchérit même : « la France ne déclarera la
guerre à aucun peuple mais elle fermement résolue à défendre son territoire, et
empêcher que la guerre y soit à nouveau portée ». Tout cela se traduit
concrètement par une réduction drastique des programmes d’équipements
« offensifs » (jugés « agressifs ») au profit du service de
la dette, qui représente la moitié du budget et de la ligne Maginot, instrument
premier de la sécurité, qui doit, en parant à toute surprise, nous donner le
temps de mobiliser nos forces. En 1934, un an après l’arrivée au pouvoir
d’Hitler, la France
ne produit plus que trois chars.
En
revanche, en cette période troublée (l’année 1934 est aussi celle des 15 morts
et 1500 blessés des émeutes de février et de l’assassinat du ministre Barthou
et du roi de Yougoslavie), les moyens de l’Intérieur sont sensiblement
augmentés. Une garde républicaine mobile est créée pour assurer le maintien de
l’ordre à la place d’une armée qui, depuis les « inventaires » et la
répression des émeutes du Languedoc ou des mineurs du Nord avant 1914 garde un
souvenir amer de son implication dans la sécurité intérieure. A l’époque, ces
interventions avaient suscité un antimilitarisme virulent qui avait fait douter
de la capacité de la France
à se défendre et donc incité les Allemands à saisir l’occasion d’en finir. Dans
les années 1920 et alors que le pacifisme se développe, on ne souhaite pas
affaiblir la crédibilité de l’outil de défense en l’exposant à la critique de
sa propre population.
Tous
les instruments d’une sécurité en accord avec un effort budgétaire limité
semblent en place : barrière défensive et dissuasive, augmentation des
moyens de sécurité intérieure et, parallèlement, réduction de l’outil de
défense mais avec la certitude de pouvoir le reconstituer en cas de retour
d’une menace majeure.
L’endormissement
Ce
repli initié par le ministère de la
Guerre va finalement se retourner contre lui, transformant
les armées françaises de force d’intervention en une structure nouvelle
finalement apte à peu de choses. Voulant conserver des structures lourdes
malgré une diminution rapide des effectifs (parallèle à la réduction de la durée
du service à un an en 1928) l’armée de terre voit son commandement paralysé par
la dilution de l’autorité et de la responsabilité entre de multiples personnes
et organismes, tandis que les grandes unités (30 divisions) sont bien
incapables d’être autre chose que des cadres de mobilisation. Selon le général
Beaufre, « l’armée subsistait mais
vivotait au rabais : les effectifs squelettiques mangés par les corvées et
les gardes, l’instruction individuelle bâclée en quatre mois, puis tous les
hommes disponibles transformés en employés […] l’armée usait sa substance à flotter dans un habit trop large pour elle ».
En 1930, le général Lavigne-Delville alerte l’opinion : « Que nous reste-t-il donc, l’évacuation [de la Rhénanie] faite, pour résister à l’agression possible
allemande ? Des frontières sans fortifications, des fortifications sans canons,
des canons sans munitions, des unités sans effectifs, des effectifs sans
instruction ».
La
loi de finances de 1933 qui prévoit la suppression de 5 000 postes d’officiers
contribue encore à la dégradation de l’encadrement et du moral. « Tout se conjugue pour dérouter et
désenchanter les officiers : situations médiocres, avenir incertain,
sentiment d’inutilité, hostilité latente du pouvoir, impression d’isolement de
la nation. A cela s’ajoute le sentiment très net que l’organisation nouvelle de
l’armée les empêche de faire leur métier ». Les démissions se multiplient
et le personnel d’active souffre d’un déficit de 60 000 hommes en 1933. Weygand
écrit alors au président du Conseil Herriot : « L’armée risque de devenir une façade coûteuse et trompeuse. Le
pays croira qu’il est défendu. Il ne le sera pas. »
Quelques
voix proposent bien des alternatives plus offensives grâce à la motorisation.
Elles sont immédiatement sanctionnées. Parlant du projet d’une force
d’intervention moderne décrit par de Gaulle en 1934, le général Maurin,
ministre de la Guerre,
dévoile le piège logique : « Comment
peut-on croire que nous songions encore à l’offensive, quand nous avons dépensé
des milliards pour établir une barrière fortifiée ? Serions-nous assez
fous pour aller au-devant de cette barrière de la ligne Maginot à je ne sais
quelle aventure ». En 1935, Gamelin s’appuie sur un argument
d’autorité : « Qu’il soit bien
entendu que la seule autorité habilitée à fixer la doctrine est l’état-major de
l’armée. En conséquence, tout article et toute conférence sur ces sujets
devront lui être communiqués aux fins d’autorisation ». En 1938, le général Chauvineau écrit Une invasion est-elle encore possible ?
et répond par la négative. Dans la préface, le maréchal Pétain écrit que :
« L’expérience de la guerre a été
payée trop cher pour qu’on puisse revenir aux anciens errements [c’est-à-dire
les doctrines offensives] ». Selon une interprétation freudienne, l’armée
est paralysée par la logique du Moi, l’autorité du Surmoi et un fort traumatisme
Inconscient, tous trois se nourrissant mutuellement jusqu’à former, derrière
l’apparence des certitudes, un sentiment d’impuissance.
Le
réarmement raté
L’armée
ne sortira jamais vraiment de cette torpeur jusqu’au choc de mai 1940. De 1933
à 1935, alors qu’Hitler au pouvoir ne cache pas ses intentions, le gouvernement
français réduit d’un tiers les dépenses des ministères de la Guerre, de l’Air et de la Marine. La tendance
s’inverse à partir de 1935 et surtout de 1936, avec le Front populaire mais
sans que cela s’accompagne vraiment d’une revitalisation de l’outil de défense.
Les
instances de décision militaires dispersées sont incapables de faire des choix
rapides, recherchent trop la perfection et maîtrisent moins bien les procédures
budgétaires que le ministère des finances qui multiplie les entraves (60 % des
crédits allouées en 1935 doivent être reportés). On est ainsi incapable de produire un pistolet-mitrailleur moderne avant 1940, il faut dix ans pour
faire passer le fusil successeur du Lebel du bureau d’étude à la fabrication en
série et alors qu’un prototype de l’excellent char B est disponible depuis
1925, on est incapable de le produire en grande série. Il est vrai aussi que
l’industrie de défense n’a plus aucun rapport avec celle de la victoire de
1918. Elle manque d’ouvriers qualifiés et de machines-outils modernes. Elle se
méfie aussi de l’armée, client à la fois exigeant et peu fiable dont, jusqu’en
1936, elle n’a reçu que des commandes dérisoires et morcelées (comme les 332
prototypes d’avions imaginés de 1920 à 1930).
L’armée
de l’air n’est créée qu’en 1934 après le constat de sa déliquescence sous la
tutelle du ministère de la
Guerre. Mais comme il lui faut à la fois lutter contre les
autres armées qui contestent son autonomie, composer avec une opinion qui
considère le bombardement comme trop agressif et tenter de dynamiser une
industrie aéronautique sinistrée et paralysée par les troubles sociaux, elle
est incapable de retrouver sa puissance perdue.
Seule
la marine nationale a pu tirer son épingle du jeu dans la disette budgétaire
pour constituer une force de protection des flux nécessaires au soutien d’une
éventuelle guerre totale. A partir de 1935, elle peut initier la construction
de bâtiments de ligne mais pratiquement aucun ne pourra être prêt à temps.
L’impuissance
En
mars 1935, Léon Blum, alors dans l’opposition, estimait que la parade au danger
hitlérien résidait dans le désarmement et s’opposait au passage du service à
deux ans pour compenser l’arrivée des « classes creuses » estimant
que « nous sommes bien au-delà des
effectifs et des conceptions qu’exige la défense effective du territoire
national ». Un an plus tard, les Allemands pénètrent dans une Rhénanie démilitarisée depuis les accords de Locarno (1925). L’affront et la menace sont
évidents mais on découvre alors que la France est incapable de la moindre offensive sans
lancer au moins une mobilisation partielle (soit le rappel d’un million de
réservistes), et ce à quelques semaines des élections législatives (où le
slogan vainqueur sera « Pain, paix, liberté »). La France renonce à toute
action et donc aussi à toute crédibilité sur ses engagements. Les Alliés en
prennent acte. La Pologne
se rapproche du Reich et la
Belgique dénonce le traité de 1920 préférant la neutralité à
l’alliance française peu sûre, rendant d’un coup très incomplet notre système
défensif.
En
juillet 1936, le gouvernement du Front populaire, désireux d’aider la République espagnole en
lutte contre Franco, ne peut aller au-delà de l’hypocrisie d’une « non
intervention relâchée », là où l’Allemagne et l’Italie envoient des
troupes. En 1938, Hitler reprend ses coups de force avec l’anschluss, puis par des revendications sur les Sudètes, menaçant
cette fois directement un de nos Alliés. Avec les négociations de Munich où on
abandonne la Tchécoslovaquie (accords approuvés par 57 % des Français et la
grande majorité des intellectuels), c’est l’URSS qui comprend qu’il n’y à rien à
attendre d’une alliance avec la
France. Au même moment, tout en avouant une nouvelle fois la
faiblesse de l’armée (faiblesse par ailleurs surestimée) le général Gamelin,
déclare : « Toute la question
est de savoir si la France
veut renoncer à être une grande puissance européenne ».
En
réalité, la France
avait cessé d’être une puissance à partir du moment où, en renonçant à toute
capacité d’intervention, elle s’était condamnée à n’être que spectatrice des
évolutions du monde. A ramener trop près de son cœur son outil de défense, elle
avait laissé les menaces extérieures grossir puis venir à elle, sans même le
soutien d’amis qu’elle ne pouvait aider. Pour paraphraser Churchill, la France avait sacrifié son
honneur, son rang et sa voix dans les instances internationales à l’illusion de
la sécurité et d’un certain confort, moral et économique, pour finalement tout
perdre en 1940.
Jean
Doise, Maurice Vaïsse, Diplomatie et
outil militaire, 1987.
Beaufre,
Le drame de 1940, 1965.
Jean
Feller, Le dossier de l’armée française,
1966.
Marc
Bloch, L’étrange défaite, Gallimard,
1990.
Elizabeth
Kier, Imagining War: French and British
Military Doctrine Between the Wars, Princeton University Press, 1997.