vendredi 30 août 2019

Midas, le roi...pas les garages.


Go-Ishi n°3 Ressources humaines

La mission était très simple et a priori pas franchement héroïque. Elle consistait à détacher les remorques accrochées à une vingtaine de camions successifs, puis à les amener dans un coin tandis que les camions partiraient de leur côté dans un parking souterrain. Maintenant, quand vous faites ce petit exercice au cœur d’une ville où il tombe en moyenne un obus toutes les trois minutes et où rester immobile à l’air libre suffit à vous exposer dangereusement à l’absorption de plomb, cela prend tout de suite un autre relief. La dernière fois que l’on avait fait ça, un de nos gars avait eu la gorge transpercée. Judicieusement, arguant que les malfaisants dorment aussi nous avions organisé tout cela de nuit. Malheureusement, on peut être malfaisant et insomniaque.

J’avais confié la mission «remorques» à mon 3e groupe, celui du caporal-chef Omar Alami. Lorsque le premier camion a franchi le pont et s’est arrêté à l’entrée site, lui et ses hommes ont surgi de derrière le mur où ils étaient en attente et entrepris de séparer les corps. Un claquement caractéristique a alors déchiré le silence. Aux bruits, on pouvait estimer que la balle était passée à quelques mètres, quelques dizaines peut-être, et venait d’environ 500 ou 600 mètres. Je courais voir mes tireurs d’élite qui n’avaient repéré aucune lumière. Aucun moyen donc de savoir d’où ça venait et de s’en prévenir. Fallait juste subir. Je redescendais voir mon 3e groupe, qui en était alors à son troisième camion et son troisième tir. La précision et donc la probabilité d’impact étaient faibles mais à force de lancer deux dés, on finit mécaniquement par obtenir un double-six. Là les dés ont été lancés plus de vingt fois. À chaque lancé, Alami et ses hommes ont joué le jeu sans la moindre hésitation. Je me trouvais du coup moi-même dans une position délicate partagée entre le sentiment de honte d’être planqué derrière un mur à les regarder (on est vite le planqué de quelqu’un lorsqu’il y a des risques) et la réticence à m’immiscer dans le job d’un subordonné et faire un truc qui n’était pas de mon niveau. Je me décidais pour l’intrusion, sans rien apporter de plus sinon le partage du risque. C’est passé parfois assez près, mais il n’y a pas eu de double-six.

L’affaire terminée, je félicitais et remerciais les gars puis leur ordonnais de se reposer. Il y aurait une nouvelle mission pour eux dans quelques heures. Je gardais Alami avec moi, avec deux bières, assis à l’abri face à la ville noire, vide et silencieuse, sauf les obus bien sûr.

- Courageux, ce que tu as fait avec tes gars.

- Pas eu l’impression, pas eu le temps d’y penser en fait

- Au fond, pourquoi tu l’as fait. Qu’est-ce tu risquais en disant non? Tu n’aurais pas été fusillé. Tu aurais pris des pains, aurais été renvoyé en France, et ta carrière aurait tourné court, mais bon, tu as 27 balais, tu serais peks, tu aurais un job sans doute mieux payé, et une vie certainement plus cool. Tu aurais honte, mais la honte ça peut se dissoudre dans la vie, et, ça tombe bien, là tu serais vivant.

- Justement, je n’ai pas du tout envie d’avoir honte, surtout vis-à-vis des gars pour qui je dois être un exemple, vis-à-vis de vous, des autres cadres de la compagnie. Je serais entouré d’inconnus ou de gens que j’aime pas, je serai sans doute beaucoup plus lâche.

- Ça se tient.

- Et puis j’ai pas envie d’être civil. Quand je retourne en civil dans ma banlieue, je redeviens du rien. Quand je suis au régiment, je suis le caporal-chef Alami, j’ai des médailles, des brevets, plein de clignotants de bravoure. Les mecs me saluent, me vouvoient, me respectent. Le régiment me donne une part de son prestige, en contrepartie je ne peux pas le trahir, je suis obligé d’être courageux. «Être soi-même», c’est une grosse connerie comme slogan, c’est être un autre que l’on veut lorsqu’on s’engage.

- Le régiment, c’est comme Midas.

- Les garages?

- Non, le roi. C’est une légende, le mec avait le pouvoir de changer en or tout ce qu’il touchait.

- Je déconnais, j’ai entendu parler de ce blaireau. Ce qui est sûr, c’est que l’armée ne nous couvre pas d’or. Je me contente du fer, mais quand c’est celui d’une épée, pas d’un canif.

- Le chien? Je déconne. Tu as raison, on raisonne tous pareils en fait. On est là pour faire partie des épées. Le système est quand même bien foutu pour nous obliger à faire des choses qui ne sont pas franchement naturelles. Et puis, on vivrait pas ce qu’on est train de vivre et de voir.

- C’est quand même plutôt des enfers ce qu’on mate et en touristes. Dans six mois, on n’est plus là.

- Pas que, rappelle-toi quand on était il y a quelques mois au milieu des volcans, en pleine jungle, en face des gorilles. T’aurais imaginé pouvoir voir ça un jour? Et vivre au milieu d’un village indien en Amazonie, tu l’aurais anticipé? Et puis, oui on va par principe plutôt en enfer qu’au paradis, mais l’avantage de l’enfer c’est que les gens qu’on y rencontre sont quand même plus intéressants. Et ici on a de beaux spécimens.

- Finalement, on n’est pas mal. La vie, c’est une courte suite de moments. Autant que ces moments soient gros, comme ce soir.

Maintenant, si vous n’avez compris pourquoi on garde nos gars, tous des CDD, aussi longtemps dans une entreprise où on paye mal, où les horaires de travail sont sans limites, où on dort souvent par terre n’importe où par tous les temps, où il arrive d’être épuisé jusqu’à l’agonie, où surtout on se fait parfois transpercer dans sa chair et son âme, et bien relisez depuis le début. Sinon, retenez qu’on fait comme chez Midas, on essaie de transformer cette misère en or. Au pire, on en sort avec des pneus neufs.  

8 commentaires:

  1. Je n'ai pas été militaire (ou si peu) et même si je vis dans un milieu mili rien ne remplace l'expérience du terrain, là où le risque peu venir de partout.
    Tout ça pour dire, est ce qu'il n'y a pas non plus pour une petit part l'adrénaline. Ce truc qui te fait penser que tu fais un truc complétement cinglé pour le commun des mortels mais que tu ne te ferais remplacer pour rien au monde?

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  2. Le problème est justement qu'on ne les garde pas "nos gars". La bataille des effectifs est loin d'être gagnée et plutôt en passe d'être perdue. En régiment c'est la fuite, tout le monde quitte.

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    1. ça dépend où je suppose? mais je comprends parfaitement que Sentinelle soit moins exaltant et moins motivant que Serval!

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    2. Bonjour. Sentinelle n'est pas le seul en cause. Les relations humaines se sont beaucoup dégradées. Le manque de reconnaissance humaine et matériel (mais surtout humaine) est terrible sur le moral. Beaucoup ont l'impression, malgré l'activité constante, de ne rien accomplir et de perdre leur temps. Il y a une forte désillusion et je vois beaucoup les gens se désintéresser de leur métier. Même les anciens se mettent à dire que si ils avaient connus ça dans leur jeunesse, ils ne seraient pas restés aussi longtemps. Et malheureusement, à force d'en discuter avec des militaires de toutes origines, j'ai l'impression que c'est généralisé.

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    3. réponse qui me navre et qui m'attriste. J'ai pourtant l’impression, de mes rencontres,qu'il existe encore des pans entiers? des poches de résistance? des ilots? où ça se passe encore bien ou du moins correctement?

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  3. Pacifiste ... mais pas anti-militariste. Ayant connu de nombreux "théatres" de guerre en Afrique, au Moyen-Orient et même en Europe...
    J'apprécie vos écrits, ils reflètent l'humanité et le professionnalisme d'hommes engagés sur des situations que des politiques - souvent ignorants et généralement cupides- décident, sans mesurer les réalités ni les conséquences.
    De plus, vous écrivez bien

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  4. Entre des anciens qui râlent et des jeunes pour qui il s'agit de la première expérience professionnelle stable, les coupes dans les budgets ont des conséquences sur le moral.
    https://www.capital.fr/economie-politique/larmee-francaise-manque-de-bras-1339216

    Le exigences ne sont pas les mêmes, l'information étant beaucoup plus facile à trouver, les gens détestent être pris pour des ânes.
    https://philippesilberzahn.com/2016/05/23/le-creosote-ce-manager-performant-qui-detruit-votre-entreprise/

    Du coup, les bonnes volontés s'émoussent et les gens perdent de vue l'intérêt de leur métier.
    Comme partout où le management par la terreur s'est imposé (l'exemple parfait étant le récent procès sur les méthodes de France télécom).
    https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/au-dela-du-proces-accablant-de-france-telecom-1024554

    Mêmes cause, mêmes effets.

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