dimanche 30 septembre 2018

Le Soldat méconnu, Les Français et leurs armées : état des lieux, par Bénédicte Chéron


Pour assister à la conférence de Bénédicte Chéron : 
Ce que les Français savent de leurs soldats
le 11 octobre 2018 à l'Ecole militaire à 19h00, s'inscrire ici.



La nation accorde à ses soldats le droit de prendre la vie au péril de perdre la leur. C’est bien ce monopole du combat qui fait le soldat, c’est-à-dire un représentant violent de la nation et donc un être public et non un acteur privé agissant pour son propre compte.

Le combat est un acte de service public ordonné par l’Etat afin de défendre les intérêts stratégiques de tous jusqu’à la vie de chacun, face aux ennemis de la France. Il est la finalité qui oriente une organisation des armées qui ne peut cependant trouver sa force que dans les racines profondes du reste de la nation. Que ces racines et ce soutien soient faibles et les armées seront faibles également, de manque de moyens, de recrues de valeur et surtout de bonnes raisons de risquer sa vie.

On peut considérer une assurance vie comme trop onéreuse ou inutile parce que tout va bien et décider de s’en passer. Et effectivement on peut très bien vivre sans assurance vie…jusqu’au moment où surviennent les problèmes graves, avec cette particularité du champ politique que ces problèmes ont plus de chances d’arriver si justement on n’a pas d’assurance vie. 

Il est probable que la Russie n’aurait jamais risqué de s’emparer de la Crimée en 2014 si elle avait été persuadée que l’Ukraine se serait battu. Ce sont les nations qui font les guerres pas les armées et l’Ukraine ne voulait « visiblement » pas faire la guerre pour la Crimée. La preuve : aucun soldat ukrainien n’est mort pour défendre ou reconquérir la Crimée. 

En ce centenaire de la fin de la Grande guerre, il n’est pas inutile non plus de rappeler que le déclenchement de celle-ci a été facilité par la croyance du Grand état-major allemand en une armée française en crise avec sa nation. Cette même armée française n’était pas loin de partager cette vision. Au moment du passage de la durée du service militaire de deux à trois ans en 1913, la crainte de mutineries était si forte que l’on a choisi de ne pas prolonger d’un an la durée de ceux qui étaient en service mais plutôt d’incorporer d’un coup deux classes (ce qui a provoqué un grand désordre). De la même façon, on estimait aussi qu’il y aurait un sixième de réfractaires en cas de mobilisation générale. En réalité, il furent moins de 1%, ce qui montre à la fois que l’on peut se tromper mais aussi que les visions des uns et des autres peuvent vite changer.

C’est la raison pour laquelle la manière dont une société, comme la société française, voit et soutient son armée est si importante pour son avenir. C’est la raison aussi pour laquelle il est important de regarder cette vision, ce à quoi s’est attachée Bénédicte Chéron dans Le soldat méconnu. Ce n’est pas la première à le faire bien sûr, la revue Inflexions (notamment son numéro 16 : Que sont les héros devenus ? paru en 2011), l’Enquête sur les jeunes et les armées : images, intérêt et attentes réalisée par l’IRSEM en 2011 ou Hugues Esquerre dans Replacer l'armée dans la nation (2012) l’ayant précédé. Mais ça c’était avant 2015 et c’était sans le regard particulier de l'auteure qui vient compléter toutes ces études et réflexions par une acuité particulière sur la notion d’image, à tous les sens du terme, des armées.

Comment donc la société française voit-elle ses soldats ? Dans Le soldat méconnu, cette question est abordée selon trois angles. 

Dans une première partie Bénédicte Chéron part du constat déjà partagé par Hugues Esquerre d’un paradoxe apparent entre une vision très positive des soldats au sein de la nation et d’une méconnaissance tout aussi importante. D’une certaine façon ce paradoxe s’est encore accru depuis la tragique année 2015. L’image des militaires n’a jamais été aussi positive en France que depuis cette année. Sans doute perçoit-on mieux depuis ces événements l’intérêt de cette « assurance-vie » militaire. On assiste même, chose incroyable il y a quelques années, à une remontée du budget des armées, approuvée par une majorité de Français. Plus probablement aussi, cette popularité est un peu par défaut, le nombre d’antimilitaristes s’étant effondré par manque de prises. Le « passé maudit » de 1940 à 1962, s’estompe mais, surtout la guerre d’Algérie, sans disparaître de l’inconscient collectif et le service national a été suspendu (et avec lui, et c'est très heureux, les films de bidasses). 

D’un autre côté, du côté des institutions on s’est efforcé de laver plus « blanc que blanc » et de se purifier en se plongeant d’abord avec délectation dans les joies du « soldat de la paix ». En 1990, j’entendais un camarade élève-officier, qui avait bien intégré la doxa, déclarer à un journaliste « être entré dans l’armée pour la paix » et « qu’il n’y avait rien de plus beau que de mourir pour la paix ». En réalité, cette époque a connu bien plus de morts que de paix et ce purgatoire, s’il satisfaisait les pudeurs des autorités a été long et douloureux pour les soldats. On ne parle plus heureusement de « soldat de la paix », même si on continue parfois à faire comme si c’était toujours efficace, et ce sont désormais les vertus socio-éducatives des soldats qui sont mises en avant pour justifier notamment le retour d’un service national new look dont on a bien du mal à définir le contenu à partir du moment où l’on a évacué de son lien avec la guerre.

Car et c’est bien une conséquence de ce processus d’auto-purification comme d’une évolution générale de la société, la notion de combat a aussi été évacuée des représentations et c’est peut-être là que là que le bât blesse le plus. La France n’a pratiquement pas cessé de faire la guerre depuis 1961 et ses soldats n’ont pas cessé de se battre depuis même si ces centaines de combats étaient souvent de très petites ampleur et à plusieurs centaines ou plusieurs milliers de kilomètres de la métropole. De tout cela peu en parlaient. Et puis, chassée par la porte la guerre est revenue par la fenêtre, portée par certaines évidences comme pendant la Guerre du Golfe ou les événements en Kapisa-Surobi mais aussi par les écrits des soldats et même parfois par quelques films timides (un des aspects les plus intéressants du livre).

Mais qu’il est visiblement difficile de parler de la guerre et surtout de la montrer. La France est paraît-il en guerre contre l’Etat islamique depuis 2014 mais a-t-on vu les images d’un seul combat ? Les patrouilles de Sentinelle servent à illustrer tous les sujets sur l’antiterrorisme en France, on a vu quelques images de frappes aériennes mais pour le reste ? La parenthèse (très limitée) des images des soldats au combat au Mali s’est vite refermée. L’opération Serval est devenue Barkhane en 2014 et là encore difficile de se rappeler d’une seule image de combat. La guerre contre les organisations djihadistes est une guerre abstraite menée par des soldats visibles mais peu combattants ou des soldats invisibles qui combattent parfois (les forces spéciales et clandestines) mais tous sont anonymes et la mort au combat, des Français ou de leurs ennemis, jamais montrée.

Le combat et son contenu mortel sont donc choses honteuses qu’il faut cacher. C’est parfois impossible, en particulier lorsque des soldats tombent et surtout lorsqu’ils le font en nombre (au moins trois). Là il faut bien les évoquer et même parfois les honorer publiquement, ce qui est le cas progressivement depuis 2008. La mort du lieutenant-colonel Beltrame en mars 2018 a constitué un tournant. Pour la première fois depuis très longtemps, les Français peuvent mettre un visage et un nom sur un héros. Il reste à honorer maintenant les héros vivants, les grands absents. 

Mais combien il est difficile là aussi de dépasser la victimisation, le fil rouge du livre. Le message du Soldat méconnu pourrait être celui-ci : un soldat peut être tué ou blessé dans son corps ou son âme, cela n’en fait pas pour autant une victime (de quoi et de qui par ailleurs ?). Il peut, et c’est l’immense majorité, s’en sortir parfaitement indemne y compris psychologiquement. Pire, beaucoup d’entre eux ont sans doute trouvé cela exaltant et certains s’y sont comportés brillamment et courageusement. Ils attendant toujours que l’on parle d’eux. Le public français connaît finalement plus de noms de combattants américains que de combattants français, si tant est qu’il en connaisse un seul vivant (on ne parle pas ici des généraux). La faute en revient à beaucoup de monde.

La dernière phrase du livre résume finalement tout le danger de ce rapport étrange entre la France et ses soldats. Allez la lire. 

Bénédicte Chéron, Le Soldat méconnu, Les Français et leurs armées : état des lieux, Armand Colin, 16,90 €.

3 commentaires:

  1. 1-Pour la Crimée, les soldats ukrainiens étaient prêt à se défendre, mais l'opération d'encerclement, le brouillage des communications, la trahisons de certains chef ukrainiens, la situation géographique de la péninsule qui représente un goulot d'étranglement au nord facile à défendre contre des renforts ukrainiens, l'effet de surprise, le rapport de force quantitatif et qualitatif, la flotte russe, etc, ne pouvait mener qu'à une défaite, les russes aillant établie un plan d'invasion parfaitement étudié. Donc toute contre-attaque aurait mené à un massacre de soldats ukrainiens. Des snipers et des blindés russes étaient d'ailleurs positionnés tout autour des bases pour éliminer toutes velléités des soldats de garde ukrainiens. Pas suicidaire, ils décidèrent de déposer les armes. Rajoutez la stupeur d'être agressé par ses voisins slaves afin de compléter le tableau de cette agression barbare aux portes de l'Europe.
    Après l'on peu considérer que pour tel ou tel raison historique les russes avaient le droit de reprendre la Crimée et de faire la guerre aux ukrainiens, mais les accords internationaux passés sont fait pour être respectés sinon de quoi parlons-nous? Il est aussi intéressant de préciser qu'un conseillé de Trump, Manafort, reconnait une proximité avec Ianoukovytch, l'ex dictateur responsable de la révolution des ukrainiens qui avaient envie de reprendre leur destin en main. Ce qui va à contre-courant des pro-russes qui n'ont cessés de prétendre que la révolution ukrainienne était le fruit d'une déstabilisation US, malgré les malheureux mais courageux civils snipés sur la place Maïdan.
    Malgré la doxa qui dit que l'Ukraine n'existe pas, il suffit d'aller en Ukraine pour se rendre compte que la jeunesse mais aussi les vétérans de la seconde guerre mondiale, d'ailleurs considéré comme ukrainien et non comme russe pendant 39-45, se sentent profondément ukrainien.
    Voilà pour la partie ukrainienne de votre commentaire, et sur l'absence de réplique à l'invasion russe en Crimée. D'ailleurs après le Bataclan, là aussi on peut dire qu'on attend toujours une réplique cinglante de la France contre l'intégrisme musulman et qui n'est jamais arrivé, les bombardements sur l'EI sous l'égide des USA , Sentinelle, 4 canons en Irak, ou l'opération Barkan, ne sont pas ce qu'on peut appeler des opérations de vengeance cinglante envoyant un ainsi un message dissuasif fort au monde. Après Pearl Harbor, les USA ont bombardés Tokyo, et nous?
    Après l'autre mot où j'ai tiqué, c'est sur "l'exaltation" de certains soldats revenants d'un théâtre de guerre, là je pense qu'une fois l'exaltation retombé, il y a un fort risque de crise voir de suicide. Car je viens d'apprendre qu'au Vietnam plus de 100 000 vétérans s'étaient donnés la mort, cet-à-dire plus du double de soldats US tombés au combat?! Comparable à la guerre d'Irak où là aussi il y eu plus de mort par suicide après, que pendant le conflit.
    Alors sur l'exaltation j'ai comme un doute. Mais après avoir réfléchie un peu sur le sujet, je me suis demandé si une guerre de raison (combattre la malveillance), n'était pas finalement préférable à une guerre d'agression (excuse par la guerre préventive), que quand le soldat croit fondamentalement être du côté des "gentils", il a plus de chance de s'en sortir psychologiquement. Que le point de rupture se trouverait hors légitime défense. Car n'oublions pas que le rêve de devenir soldat se résume pour beaucoup d'entre eux à vouloir sauver, et non à vouloir dominer.

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  2. 2-Autre chose, vous dites "Pour la première fois depuis très longtemps, les Français peuvent mettre un visage et un nom sur un héros." Je ne comprends pas cette réduction des héros que l'on honore presque tous les jours, ancien des guerres passés à qui l'on peut facilement mettre un visage?!?
    Pour finir rapidement et peut-être que je reposterais sur le sujet, je voudrais finir sur le "soldat méconnu" sans avoir lu le livre, et dire de par mon expérience de simple lecteur de livre sur les guerres, que le soldat n'est pas si méconnu que ça, mais que les raisons des guerres sont elles beaucoup plus flou, car il y a un taboo qui ferme souvent les discussion sur le pourquoi d'une guerre.
    Aussi quand le publique comprend les enjeux, les différences de partie-prix qui figent parfois les gens dans un camp ou dans l'autre, pour ou contre la guerre en Irak, pour ou contre la guerre en Ukraine, etc, là cela deviens difficile de faire accepter la position de nos soldats au combat. Les raisons de comment la guerre d'Algérie à commencé peuvent être comparés aux raisons de la guerre en Libye, et bien sûr, la population libre de ses opinions, n'est pas forcément en phase avec les décisions de ses politiciens, et donc de ses soldats.
    Je repense à des soldats revenants de Yougoslavie que j'avais croisé lors d'une soirée arrosé, et qui se mettaient des coup-de-boule (Ça plait à certaines!), et qui me disaient avoir pris fait-et-cause pour les serbes, alors que nos médias conspuaient justement ces mêmes serbes, j'en avais déduit facilement une certaine incohérence entre la tête et les pieds.
    Pour dire finalement que le soldat mérite d'être connu, mais avant tout c'est la pertinence de son combat qui fera de lui un soldat qui mérite d'être connu, sinon le publique n'aura que peu de regard sur un soldat vachard qui peut se battre sans avoir besoin de savoir pourquoi il se bat. Sans parler de la micro-médiatisation de nos opérations, avec des années de conflits en Afghanistan, en Libye, en Irak, au Mali, et pour qu'au final, personne ne sait ce que nos soldats y font, et là ça craint, loin des yeux loin du coeur, on ne peut demander aux français d'applaudir si il n'y a pas de spectacle! Oui je pense que la médiatisation de nos opérations souffre de transparence, et c'est loin d'être anodin pour l'image du soldat français.

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  3. Excellent texte, qui résume parfaitement ce que je constate à mon niveau. Paradoxalement, le niveau (stratosphérique) de popularité de nos armées est peut-être justement lié à l'ignorance de la population de la réalité des choses. Mais il faut dire que le monde politique, les médias et... les armées elles-mêmes ne font que brouiller encore un peu plus les pistes. Exemples en vrac :
    - Les campagnes de recrutement sont surréalistes. Elles vantent l'engagement comme moyen d'apprentissage de tous les métiers, excepté celui de soldat. On y parle d'aventure, d'horizons lointains, jamais de combat, encore moins de guerre.
    - Le combat judiciaire (tout aussi surréaliste) des familles des soldats tombés d'Uzbin qui attaquent l'Etat pour "mise en danger de la vie d'autrui", sans que personne n'en soulève l'absurdité. Euh... désolé, oui l'Etat met en danger la vie de ses soldats, ils sont là pour ça, ils sont volontaire pour ça, c'est la grandeur de leur mission. "La mort comme hypothèse de travail" se hasarderaient à écrire certains ;-)
    - Le scandale de la photo du légionnaire de Serval avec son foulard à tête de mort. Tiens, voilà encore un débat bien surréaliste... Le scandale n'est pas la tenue négligée ou le panachage d'uniforme et d'effets civils, mais c'est cette tête de mort... sur un soldat, vous vous rendez compte. Si on commence à faire un lien entre un soldat et la mort qu'il donne ou qu'il reçoit, où va t'on ?!

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