Depuis août 2014, les
Etats-Unis sont à nouveau en guerre en Irak à la tête d’une coalition. Ils y
affrontent une nouvelle fois comme ennemi principal, aux côtés de l’Etat irakien,
une coalition de forces rebelles sunnites réunies sous le drapeau de l’Etat
islamique, dernier avatar de l’organisation d’Abou Moussab al-Zarquaoui en 2003.
La victoire était restée en 2007 aux Américains et à leurs alliés. L’EI est pourtant
revenu au premier plan en 2013, par la responsabilité première de la politique
de l’Etat irakien et dans un contexte rendu encore plus complexe par
l’interaction des théâtres de guerre irakien et syrien. Presque deux ans plus
tard, la situation opérationnelle reste bloquée par les limites imposées aux
forces de la coalition mais surtout par les faiblesses des adversaires locaux
de Daech.
Une action de la coalition superficielle
Après de nombreux atermoiements, les Etats-Unis accèdent à la
demande d’aide de l’Etat irakien après les succès militaires spectaculaires de Daech
en juin 2014. Excluant tout nouvel engagement des forces terrestres directement
au combat, le Président Obama n’engage qu’un dispositif aérien, une force de
conseillers techniques et une aide matérielle. Le mode opératoire proposé est
donc « indirect », consistant en une campagne de frappes sur
l’ensemble du système ennemi, y compris en Syrie (en y incluant Jabhat
al-Nosra) et un appui à la reconquête du terrain par les forces irakiennes. Une
coalition est formée pour soutenir les Etats-Unis qui réunit les principaux
pays européens, le Canada et l’Australie. Les monarchies du Golfe y participent symboliquement, préférant utiliser leurs moyens militaires au Yémen. Les forces
alliées déployées sont strictement intégrées dans le mode opératoire défini par
les Américains, dont les moyens représentent environ 80% du total.
L’action de la coalition, dont il était inconcevable qu’elle
suffise seule à la victoire, a d’abord permis de résister aux offensives de
l’Etat islamique au Kurdistan irakien puis syrien. Elle n'a pas permis en
revanche d'empêcher l’Etat islamique de s’emparer de Ramadi, capitale de la grande
province irakienne d’Anbar, en mai 2015, preuve à la fois de la capacité
d’adaptation tactique de l’EI et de la persistance des faiblesses de l’armée
régulière irakienne. On peut considérer cependant que cette offensive sur
Ramadi, jointe à celle, simultanée, sur Palmyre en Syrie, représente le point
culminant de l’extension de l’Etat islamique. En l’absence d’unités de combat
étrangères, le refoulement de Daech ne peut cependant survenir que des forces
terrestres locales, or, si celles-ci sont nombreuses, elles présentent aussi de
grandes faiblesses.
Secondaire pour tous en Syrie
Sur le territoire syrien, l’Etat islamique fait face à trois
adversaires différents.
Les premiers combats de l’EI ont d’abord porté contre les autres
mouvements arabes sunnites. Profitant de son expérience et de la présence
d’anciens officiers irakiens dans ses rangs, l’Etat islamique a assez
facilement refoulé les autres groupes arabes de l’Euphrate syrien à partir
d’avril 2013. Les mouvements rebelles arabes syriens représentent un ensemble
extrêmement fragmenté, aux faibles capacités offensives. La presque totalité de
leur effort se porte contre les forces du régime de Bachar el-Assad le long de
l’axe de guerre nord-sud qui coupe le pays d’Alep à Deraa. Leur centre de
gravité se situe au nord-ouest, dans la province d’Idlib, proche du soutien turc et qui n’est que peu en contact
avec la zone tenue par l’Etat islamique. Actuellement, aucun groupe rebelle
arabe syrien ne constitue seul une menace sérieuse contre l’Etat islamique.
Il en est sensiblement de même avec le régime syrien, qui a
d’abord utilisé l’Etat islamique comme un allié de revers contre les autres
mouvements arabes et comme un argument utile dans sa communication. Le cœur du
territoire contrôlé par l’Etat islamique étant éloigné de l’axe principal de
guerre, l’armée syrienne et ses alliés étrangers n’affrontent Daech que sur
quelques points de contact comme dans la région centrale de Hama et de Homs ou encore
près d’Alep. L’axe d’effort du régime de Damas se situe depuis plutôt dans le
nord, face à Idlib et à Alep. Grâce à l'intervention russe et l'aide accrue de l'Iran, le régime a pu rétablir sa situation dans cette région et entreprendre la reconquête de Palmyre, lien entre le front principal et l’Euphrate. La destruction de l’Etat
islamique ou, plus simplement, la prise de Raqqa ne constituent toujours pas, pour
l’instant, la priorité des forces d’Assad. La Russie a par ailleurs consacré une partie réduite de ses moyens pour lancer sa propre campagne de frappes contre Daech, peu décisive. Elle désengage actuellement ses unités de combat, ce qui réduit à terme les capacités offensives de l'armée syrienne.
Le
principal adversaire de Daech en Syrie a, pour l’instant, été constitué par le Parti de l’union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD), branche syrienne du Parti
des travailleurs kurdes (PKK). Le PYD dispose de sa propre armée, forte de
peut-être 40 000 hommes, dont au moins 7 à 8 000 permanents. Contrairement
à la rébellion arabe, très divisée, le PYD exerce un quasi-monopole sur les
trois districts kurdes le long de la frontière avec la Turquie. Son objectif de
réunion de ces trois zones dans un même ensemble géographique autonome se
heurte directement aux organisations qui souhaitent maintenir le lien avec la
Turquie et en particulier Daech. L’affrontement entre l’Etat islamique et le
PYD, aidé des mouvements kurdes extérieurs, de groupes arabes syriens et des
forces américaines s’est terminé par le refoulement de Daech de la frontière
turque à l’exception de la région d’Halab, au nord d’Alep.
La
région de Raqqa, capitale politique de l’Etat islamique, n’est menacée actuellement par personne, protégée par sa position géographique au cœur du désert
syrien, et surtout par le fait que sa prise ne constitue une priorité pour
aucun des acteurs syriens, si tant est qu’ils disposent des moyens de la
réaliser. Il est possible en Syrie de porter des coups sévères à l’organisation
en la coupant définitivement à la frontière turque ou en dégageant Deir ez-Zor
mais ces coups, par ailleurs difficiles à réaliser, ne seraient pas décisifs.
Trois faibles armées irakiennes
Même
si son projet dépasse de loin le cadre du Levant et s’il a symboliquement banni
les frontières, le centre de gravité de l’Etat islamique reste en Irak.
Pour
défendre l’ensemble de son territoire, Daech dispose de plusieurs dizaines de
milliers d’hommes, les estimations les plus fiables évoquant 30 000 combattants
permanents, dont 40% d’étrangers à l’Irak et à la Syrie, auxquels il faut
ajouter environ 70 000 auxiliaires des milices locales et des différents services.
C’est, en dépit de quelques matériels lourds, une force d’infanterie équipée de
véhicules légers et d’armements soviétiques anciens, mais c’est une force compétente
tactiquement et surtout plus motivée que ses adversaires. L’Etat islamique,
dont les forces sont nécessairement dispersées sur un vaste espace, ne peut
guère déployer plus de quelques brigades (une brigade représente environ un millier
d’hommes et 150 véhicules) pour défendre une seule ville, sans doute dix au
maximum pour un objectif important, comme Mossoul. Trois forces terrestres
sont à l’œuvre contre cette armée.
Au
moment du départ des forces américaines à la fin de 2011, l’armée irakienne
représentait 13 divisions d’infanterie et une division mécanisée, soit environ
210 000 hommes. Après des années de mainmise politique du Premier ministre
Maliki, plus soucieux de se préserver d’un coup d’état militaire que d’assurer
la sécurité du pays, et malgré l’aide de la coalition (4 500 conseillers
et un plan d’équipement de neuf brigades) on pouvait estimer, en janvier 2015,
la capacité de manœuvre de cette armée irakienne à 48 000 hommes,
réparties dans quelques divisions opérationnelles. Après avoir été à nouveau
surprise et humiliée à Ramadi en mai 2015, cette armée a cependant été capable,
avec l’aide américaine et après quatre mois de combat avec un rapport de forces
de 10 contre 1, de reprendre cette ville à la fin de l’année.
Pour
faire face à l’offensive de Daech au printemps 2014, le gouvernement irakien a d’abord
fait confiance aux unités de « mobilisation populaire » (Hachd al-Chaabi), soutenues par l’Iran.
Cette réunion de milices chiites a permis de défendre Bagdad et ses environs mais
elle ne dispose guère de capacités offensives. Il a fallu ainsi attendre le
mois de mars 2015 pour réunir les 20 000 hommes nécessaires à une
offensive sur Tikrit, à 200 km au nord de la capitale. Malgré un rapport de
forces très favorable, il a été nécessaire de faire appel à l’aide américaine
pour parvenir à prendre la ville et la contrôler après plusieurs semaines. Pendant
toute cette offensive, les milices se sont également signalées par leur brutalité
vis-à-vis de la population locale.
La
troisième force est constituée par les Peshmergas
(combattants) du gouvernement autonome kurde irakien. Celle-ci se compose de
trois entités : une force commune de 15 brigades et les armées des deux
partis rivaux, le Parti démocratique kurde (PDK) dirigé par la famille Barzani
et l’Union patriotique kurde (UPK) de la famille Talabani. Ces forces rarement
permanentes, 100 000 hommes en théorie, ont été grandement négligées par
le gouvernement commun alors que le Kurdistan bénéficiait depuis 2003 de la
paix et des ressources du pétrole. L’offensive de Daech d’août 2014 a donc surpris
les Kurdes irakiens dans une situation de démobilisation psychologique et
matérielle et alors que les Peshmergas
avaient toujours résisté seuls à Saddam Hussein, ils ont été obligés cette fois
de faire appel à l’appui aérien des Etats-Unis et à l’aide matérielle des
Occidentaux. Après plus d’un an de combat statique et, avec l’aide de renforts
extérieurs, ils ont cependant été capables de reprendre le terrain perdu dans
les monts Sinjar, victoire qui permet de couper la route qui relie Raqqa à Mossoul.
Une reprise de contrôle difficile
En
l’Etat actuel des rapports de force, c’est en Irak seulement que la reconquête
du terrain est possible, même si des actions secondaires de fixation en Syrie seront
sans doute nécessaires pour cela.
Reprendre
le terrain que Daech contrôle encore en Irak et en particulier sur le Tigre
jusqu’à Mossoul, objectif prioritaire, nécessite de mener encore plusieurs
batailles de la même ampleur que celles de Tikrit ou Ramadi. Chacune de ces
batailles nécessitera donc de réunir une force d’environ 20 000 hommes,
sans doute plus pour Mossoul, et d’envisager entre un ou deux mois de
préparation et de bouclage suivis d’une durée équivalente pour la prise de la
ville, au prix d’un ou deux mille tués ou blessés. C’est donc, si on n’assiste
pas à un effondrement soudain de l’Etat islamique, un effort d’au moins un an
qui est demandé aux forces irakiennes. Cela représente sensiblement le délai
qu’il avait fallu aux forces américaines (alors 130 000 hommes et 15
brigades) pour, à partir d’avril 2004, vaincre l’armée du Mahdi et reprendre le
contrôle du Tigre et de l’Euphrate.
Cet
effort, les forces irakiennes, telles qu’elles sont organisées actuellement
auront beaucoup de mal à le fournir. Les forces kurdes n’ont que de faibles
capacités offensives et elles n’ont pas la volonté de se porter en territoire
arabe. Les milices chiites, dont le volume financé par le gouvernement s’est
réduit de moitié en un an, sont également incapables de réaliser seules un tel
effort au cœur des provinces sunnites. Ce sont ces forces régulières qui auront
donc probablement la plus lourde tâche. Leur masse de manœuvre est cependant
encore insuffisante et les troupes sont usées. Au rythme actuel de
re-développement et à condition d’une volonté forte du gouvernement irakien on peut
envisager qu’il faudra attendre la fin de l’année 2016 et sans doute le début
de 2017 pour que l’armée irakienne ait la consistance suffisante pour mener les
batailles successives qui seront nécessaires pour reprendre le terrain à
l’ennemi. Le problème est qu’il ne s’agit pas là du plus difficile.
Beaucoup
d’arabes sunnites irakiens n’adhérent pas au projet de Daech de Califat
indépendant et à cheval sur les territoires actuels de la Syrie et de l’Irak
mais ils adhérent sans doute encore moins à celui d’un retour à la situation
d’avant 2013. Autrement-dit, si la conquête des territoires actuellement tenus
en Irak par l’EI est possible après beaucoup d’efforts, leur contrôle par des
forces de sécurité, et pire encore, des milices, toutes presque entièrement
chiites, ne mettrait certainement pas fin à la guerre. Il est probable que dans
une telle configuration l’Etat islamique, qui pourrait éventuellement bénéficier
d’une base arrière en Syrie comme lors de la présence américaine, passerait
simplement à la clandestinité. Contrôler militairement les provinces sunnites
irakiennes après leur reconquête nécessiterait alors une présence permanente
d’au moins 100 000 hommes soumis à une guérilla constante. Cette guérilla
sera menée par Daech mais aussi sans doute, la clandestinité entraînant plutôt
une fragmentation, par beaucoup d’autres mouvements locaux, anciens ou
nouveaux. On ne peut exclure à cette occasion l’apparition d’une nouvelle
tendance et d’un nouveau projet qui supplanterait même celui de l’Etat
islamique.
L’Etat
irakien dispose-t-il, quantitativement et qualitativement, d’une telle force de
maintien de l’ordre ? Assurément non en l’état actuel des choses et sa
constitution est, là encore, une œuvre de longue haleine. Cela ne suffirait
sans doute pas, par ailleurs, à assurer la paix. En réalité, en l’absence de
réels changements politiques en Irak, prenant en particulier en compte les
aspirations des arabes sunnites, et une transformation de la gouvernance, on ne
voit pas très bien comment cette paix pourrait survenir. Le remplacement de
Nouri al-Maliki par Haydar al-Abadi, en septembre 2014, n’a pour l’instant
guère changé la donne à cet égard.
Quel rôle pour la coalition ?
La
victoire contre l’Etat islamique ne peut être sérieusement envisagée sans un
projet politique cohérent. Le centre de gravité de la guerre se trouve donc
surtout à Bagdad dans la capacité à transformer la pratique locale. Une
pression internationale forte sera sans doute nécessaire pour y parvenir, avec
la nécessaire coopération de l’Iran. La Russie et l'Arabie saoudite y ont leur part également.
Dans
ce contexte, outre cette action politique et diplomatique, le rôle militaire
des nations de la coalition, qui pourrait englober la Russie, tout en restant dans le cadre d’un appui au
gouvernement irakien et à ses forces armées, peut évoluer selon trois axes pour
accélérer le processus de reconquête et permettre de surmonter les blocages
tactiques éventuels.
Dans
le premier cas, l’action en profondeur sur l’ensemble du « système
Daech » peut être rendue beaucoup plus efficace par l’adjonction de moyens
de frappes nouveaux comme les hélicoptères et avions d’attaque ainsi que les
raids d’infanterie légère, blindés ou d’artillerie. Il ne s’agirait pas de
conquérir le terrain à la place des forces irakiennes mais, au prix de risques
humains supérieurs, de sortir des limites actuelles du tout aérien.
Ces moyens peuvent aussi, deuxième axe, être employés , à la manière russe en Syrie ou française dans le Sahel, pour l'appui direct des forces terrestres. Ils s'y révèlent bien plus efficaces dans ce rôle, et en tout cas complémentaires, que les chasseur-bombardiers.
Ces moyens peuvent aussi, deuxième axe, être employés , à la manière russe en Syrie ou française dans le Sahel, pour l'appui direct des forces terrestres. Ils s'y révèlent bien plus efficaces dans ce rôle, et en tout cas complémentaires, que les chasseur-bombardiers.
Le
troisième axe d’effort possible est le renforcement des unités régulières
irakiennes par l’injection de forces alliées selon différents modes :
logistique, appui-feux et conseil-coordination. On retrouverait ainsi le modèle,
militairement efficace, de la force irakienne de l’époque de la présence
américaine.
Le
dernier niveau est celui d'engagements d'unités de combat. Il ne s’agirait pas,
là-encore, de prendre le tout le combat à son compte mais il est évident que
l’engagement d’une force mécanisée du niveau brigade ou division agissant en « fer
de lance » faciliterait considérablement les opérations de reconquête et permettrait
de reprendre Mossoul avant la fin de l’année 2016.
Ces
différents modes d’engagement complémentaires des modes actuels sauront dans
tous les cas à reconsidérer une fois la mission de reconquête terminée en
fonction des perspectives politiques. Ils supposent tous l’acceptation de
pertes humaines et pour l'Irak, de ce qui peut apparaître comme une nouvelle
intrusion étrangère. Constatons que pour l’instant personne n’y semble prêt, en
Irak comme dans la coalition. La France, qui a subi des coups importants de la
part de Daech et qui n’a pas les contraintes institutionnelles ou
psychologiques des Américains, aurait pu imposer une extension de son champ
d’action militaire. Elle a finalement décidé de ne pas prendre plus de risques.
En dehors d’une rupture stratégique toujours possible, le scénario le plus probable est donc une poursuite des opérations actuelles avec une lente progression des forces irakiennes, pour autant qu’elles soient appuyées par la coalition, et leur enlisement dans un long combat de contre-guérilla. On peut même envisager, pour peu que l’Irak échoue à se transformer politiquement, à l’établissement d’un statu quo et la création de fait d’un « Sunnistan » contrôlé par Daech. Une nouvelle fois l'intolérable finirait par être toléré.
En dehors d’une rupture stratégique toujours possible, le scénario le plus probable est donc une poursuite des opérations actuelles avec une lente progression des forces irakiennes, pour autant qu’elles soient appuyées par la coalition, et leur enlisement dans un long combat de contre-guérilla. On peut même envisager, pour peu que l’Irak échoue à se transformer politiquement, à l’établissement d’un statu quo et la création de fait d’un « Sunnistan » contrôlé par Daech. Une nouvelle fois l'intolérable finirait par être toléré.