Modifié le 21/01/2014
« Le véritable danger de ce phénomène
pour nos intérêts se situe dans le retour de ces combattants sur le territoire
français. Tous, quand ils se rendent en Syrie, marquent leur volonté de combattre
au sein d’organisations djihadistes telles le Front Al-Nosra, l’Etat Islamique
en Irak et au Levant (L’EEIL), c’est-à-dire des organisations classifiées comme
terroristes. Il est là le danger puisque, le retour, s’ils avaient des
velléités d’organiser des attentats en France, est particulièrement délicat. C’est
le plus grave danger pour les prochaines années ».
Cette
affirmation du ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, au sujet du retour des
combattants français djihadistes en Syrie témoigne d’une réelle inquiétude face
à un phénomène encore difficilement parable. Cela pose une problématique à
trois étages : détecter les dérives, suivre ceux qui partent à l’étranger
et neutraliser avant le passage à l’acte sur le territoire national. Pour lutter
plus efficacement contre cette menace, il faut avant tout comprendre ce qui
pousse de jeunes Français, en apparence intégrés, à choisir la voie extrémiste
plutôt que celle de la République.
Qu’est ce que le djihad ?
Selon le Coran,
il existerait plusieurs formes de djihad,
le plus connu étant celui par les armes, « par l’épée ». Même si pour la majorité de la communauté des
croyants (la oumma)
le djihad est avant tout une lutte au
sens spirituel afin de s’améliorer soi-même et d’améliorer la société, une
frange non négligeable semble davantage « séduite » par la version
guerrière de la cause.
Les textes
saints imposent la réunion d’un certain nombre de conditions pour décréter la
guerre sainte et appeler ainsi les croyants à prendre les armes : quand des
non-musulmans envahissent une terre musulmane, quand un imam appelle une
personne ou un peuple pour se lancer au combat, quand des non-musulmans
capturent et emprisonnent un groupe de musulmans.
Si le conflit
israélo-palestinien a été le ferment des premiers appels à la guerre sainte, sa
non-résolution aujourd’hui ne peut être présentée comme la seule et unique
raison de l’explosion des foyers de djihad.
Si l’on s’arrête sur les guerres les plus violentes en ce début d’année 2014
(Irak, Syrie, Somalie pour ne citer qu’elles), ce sont surtout les musulmans
qui s’affrontent entre eux au nom de leurs divisions.
Sunnite et chiite
L’antagonisme
entre ces deux branches de l’islam est ancien. Historiquement, c’est l’absence
d’héritier désigné à la disparition de Mahomet qui a semé les premières graines
de la discorde. L’héritage religieux du Prophète
s’est alors retrouvé au cœur d’une vraie bataille de succession. D’un côté, les
sunnites (environ 85% des musulmans dans le monde) reconnaissent comme
légitimes les trois premiers califes qui ont suivi la mort de Mahomet (Abou
Bekr, Omar et Osman). De l’autre côté, les chiites (principalement en Iran,
Syrie, Irak, Bahreïn et Liban) ne font commencer le califat qu’avec Ali, gendre
du Prophète. Ces derniers considèrent que l’on peut commenter le texte du livre
sacré avec les moyens que l’humain peut puiser dans son intelligence, sans
avoir besoin de se référer à la Sunna (ensemble de traditions prophétiques),
contrairement aux sunnites.
Cette
divergence d’opinions, instrumentalisée par les uns puis les autres, est
devenue au fil des siècles une guerre ouverte.
Sans se positionner
sur le plan théologique, de nombreuses distinctions existent entre ces deux
courants de l’islam. Mais l’une d’entre elles intéresse directement notre
sujet. C’est l’absence de clergé chez les sunnites.
En effet, chez
les chiites, il existe un clergé hiérarchisé, symbolisé par les mollahs et
l’ayatollah iranien Khamenei en est le guide. Pour les sunnites, le croyant est
potentiellement son propre prêtre. Ainsi, en grossissant le trait, n’importe
quel pratiquant peut s’estimer suffisamment érudit pour s’autoproclamer imam,
c’est-à-dire guide des prières. Faute d’études et de culture suffisantes, la
lecture qui est alors faite du Coran peut prêter à toutes les interprétations,
y compris les plus orientées idéologiquement.
Une nébuleuse aux stratégies multiples
Le fait de ne
pas avoir de leader unique, reconnu et accepté, est une des raisons qui permet
d’expliquer la multiplication des groupes djihadistes. Même si certains d’entre
eux ont fait allégeance à Al Qaïda, devenue entretemps une espèce de franchise
attribuant des labels de bonne pratique du djihad,
la plupart garde leur propre agenda et leur propre stratégie. Certes, tous
parlent de la lutte contre « les
mécréants, les juifs et les croisés ». Tous évoquent la mise en place
d’un califat unique fédérant l’ensemble des pays musulmans. Mais, lorsqu’il
s’agit de dessiner les contours de ce califat, les premières dissensions
apparaissent. Lorsqu’il s’agit de partager le pouvoir ou de reconnaître un
maître, les armes parlent.
La mort
d’Oussama Ben Laden en mai 2011 avait laissé penser qu’Al Qaïda centrale avait
été lourdement touchée et aurait bien du mal à poursuivre la diffusion de son
idéologie. Or, il n’en est rien aujourd’hui. Avec Al Qaïda au Maghreb Islamique
(AQMI), Al Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA) et l’Etat Islamique en Irak
et au Levant (EIIL) pour ne citer que les plus tristement célèbres, la
dynamique djihadiste n’est pas morte. Rien qu’en Syrie, les experts estiment
que plusieurs dizaines de groupes se côtoient, allant parfois même jusqu’à
s’affronter…
La frustration nourrit la violence
Les discours des prédicateurs
et recruteurs sont diablement efficaces. Pourquoi ? Parce qu’ils mettent
en lumière les failles récentes de notre modèle de société, et exacerbent la
colère de ceux qui s’en sentent exclus. En 2011, le sociologue français Gilles
Kepel donnait déjà une très bonne explication à l’explosion de ce phénomène
dans nos banlieues. Prenant pour cœur de son étude les cités sensibles du
département de la Seine-Saint-Denis, il observait que la croyance religieuse était
jugée par certains habitants comme plus structurante que la croyance
républicaine. L’Islam avait fourni une compensation au sentiment d’indignité sociale,
politique et économique. Selon lui, il était alors évident que l’Etat social avait
failli dans son rôle d’éducation et de socialisation par l’école, puis le
travail.
Sans négliger l’envie
d’aventures et l’oisiveté qui peuvent parfois pousser à faire de mauvais choix,
il semble évident que c’est la notion même de République qui est ici remise en
question. Ou tout du moins sa représentation concrète dans les banlieues.
Cette situation de
déliquescence de l’autorité qu’est sensée représenter la République, Al Qaïda
et ses filiales l’ont bien saisie et ont choisi d’en tirer profit. Leur
stratégie vise autant à blesser les populations qu’à ostraciser la communauté
musulmane représentée en Occident. L’objectif est de la prendre en otage, de la
retrancher de la communauté nationale et de susciter le déchaînement d’un cycle
de violence raciste.
L’ennemi intérieur aguerri à l’extérieur
Le ministre de
l’Intérieur a donné des chiffres inquiétants. Près de 700 Français seraient
aujourd’hui impliqués dans le conflit en Syrie, dont 12 mineurs.
Comment se
passera le retour en France de ces hommes, militairement expérimentés et
fanatisés ? Potentiellement, les services de sécurité pourraient avoir à
faire face à plusieurs centaines de « loups solitaires », comme
pouvait l’être Mohammed Merah, dont le passage à l’acte est par essence très
difficile à anticiper.
L’une des clés d’une
République « réussie » repose sur une délicate alchimie entre
les libertés et la sécurité. Toutefois, ce subtil équilibre peut devenir une faiblesse
lorsque l’impératif de sécurité se heurte à la sauvegarde de ces mêmes
libertés. Nos propres règles, érigées comme des garde-fous pour dirigeants,
deviennent les menottes de ces mêmes dirigeants quand ce sont des nationaux qui
deviennent la menace.
Comment lutter ?
Tout d’abord,
les décideurs politiques doivent tenir un discours de vérité.
Ce n’est pas
l’Islam à proprement parler qui pose problème en France mais bien le déclin de
la République, notamment sur le plan des idées qui ont perdu de leur force. Le
vide laissé est alors habilement récupéré et exploité par ceux qui réfutent le
vivre ensemble et stigmatisent les erreurs du passé. C’est une nouvelle forme
d’aliénation de l’être humain, non plus basée sur l’exploitation par le travail
mais sur l’exclusion, ou le sentiment d’exclusion.
Ensuite, il
faut mener une véritable introspection et notamment comprendre les raisons pour
lesquelles l’école ne garantit plus la fabrication de jeunes citoyens
conscients de leurs droits et devoirs. Depuis le début des années 2000, il
existe une certaine confusion sur le rôle que doit jouer l’apprentissage à
l’école : former du citoyen ou préparer à la vie active. Au-delà des
théories sur la place du maître dans la classe, c’est surtout la fin de la
formation à l’esprit critique qui semble acté aujourd’hui. Or, c’est là où le
bât blesse, car sans lucidité, les discours simplistes et mystificateurs
arrivent à leurs fins.
Face à cette
stratégie, la meilleure riposte est de criminaliser les idéologies extrémistes et
de ne surtout pas les investir d’une quelconque dimension politique. N’oublions
pas qu’un mouvement radical pratiquant le terrorisme ne peut subsister qu’en
cherchant de la légitimité.
Enfin, il ne
faudra laisser aucune zone grise sans surveillance. Ces mouvements profitent de
la faiblesse des Etats pour se répandre, et font de la pauvreté et de l’absence
d’éducation de vrais arguments pour recruter.
La guerre engagée
dans la bande sahélienne ne fait que commencer. L’ennemi a été pris par
surprise. Mais il n’est pas du genre à rendre les armes. L’éruption de nouveaux
foyers de violence est à craindre, y compris sur notre sol.
Face à cette
situation, la posture centriste ne tient pas. Il faudra à la fois tuer la
menace réelle et imminente, soutenir les pays les plus fragiles et prévenir par
l’éducation des jeunes générations. Sinon, les civilisations ne feront pas que
se rencontrer…